Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


dimanche 4 août 2013

L’Europe ingouvernable ?


«L’image», colportée par les médias dominants, porte à croire que la Troïka formerait un bloc sous hégémonie allemande, prête à passer des compromis pour maintenir sa domination bienveillante vis-à-vis des contraintes de rigueur imposées aux peuples. Apparemment, la volonté d’imposer des politiques d’austérité n’est pas remise en cause mais cette unité relative masque des contradictions réelles entre la Commission européenne, la Banque Centrale, l’Allemagne et les différents Etats européens, ainsi que vis-à-vis du FMI. Cette institution financière supranationale, dans le rapport qu’elle a remis, souligne l’âpreté de ces contradictions. Les coups de boutoir de la mobilisation des peuples ne sont bien évidemment pas étrangers à cette prise de position tardive. Il ne s’agit aucunement d’une remise en cause des politiques d’austérité, ne serait-ce qu’une once de celles-ci, mais plutôt des modalités de leur mise en oeuvre. Ce dont il est question, c’est de la nature de la domination du couple franco-allemand sur l’ensemble européen et de l’intransigeance adoptée par le gouvernement Merkel : elles compromettraient les intérêts bien compris de l’ensemble de l’oligarchie financière et, donc, la stabilité du système capitaliste dans son ensemble. L’examen des jugements portés par le FMI est révélateur et leur dramatisation publique laisse supposer que les contradictions pourraient s’amplifier si le gouvernement allemand issu des élections  prochaines maintenait ses exigences «nationalistes» (1).


Les accusations du FMI

Le «rapport d’évaluation de la politique adoptée à l’égard de la Grèce» ne laisse planer aucune équivoque. Une sourde guerre intestine au sein de la Troïka est déclarée : la Commission européenne a fait preuve «d’amateurisme», «d’incompétence». Avec la complicité de la France et de l’Allemagne ses «échecs sont flagrants». Le couple franco-allemand aurait laissé pourrir la situation pour permettre à ses banques de récupérer ses prêts accordés à la Grèce, l’ardoise finale étant réglée par la Banque Centrale Européenne (BCE), devenue une «banque de défaisance», bref, une banque pourrie. Et le rapport d’insister, le solde de tous comptes va être réglé par les contribuables européens et le FMI qui a dû «avancer des fonds à un emprunteur (la Grèce) incapable de rembourser». Diantre ! C’est un «risque systémique exceptionnel», la possibilité d’un effondrement global. Autrement dit, c’est parce que les dirigeants français et allemands se sont fait les porte-parole exclusifs de leurs propres intérêts nationaux qu’on en est là. Leurs tergiversations ont permis à la rapacité de leurs banquiers de s’exercer puis de se délester de leurs actifs dès qu’ils furent dévalorisés, et ce, auprès de la BCE qui les a rachetés sur le marché dit secondaire (marché d’occasions).

Ce fut là un véritable sauvetage de l’actionnariat des banques et de leurs dirigeants ainsi que des prêts publics accordés antérieurement par la France et l’Allemagne. Et Paul Jorion de préciser qu’au 1er octobre 2010, le bilan des banques allemandes enregistrait 19,2 milliards d’euros d’emprunts grecs à rembourser et 14,4 milliards pour les banques françaises. Et l’addition est encore plus lourde si l’on y inclut le montant des prêts annulés des secteurs privé et public : 50,6 milliards pour l’Allemagne, 67 pour la France, ce qui correspond à un total représentant 58,1 % de la dette grecque à cette époque.

Le FMI, comptable auprès de l’ensemble des Etats, ses souscripteurs mondiaux qui n’admettent guère devoir «aider» l’Europe riche et tout particulièrement une fraction de l’oligarchie financière européenne, entend faire savoir qu’il n’est pas dupe des manœuvres auxquelles il a consenti et tient à dégager toute responsabilité sur les conséquences à venir. Que fait-il d’autre «en admettant qu’une restructuration immédiate (sans tergiversation) de la dette grecque aurait été meilleur marché pour les contribuables européens» ? De fait «les créanciers du secteur privé ont été intégralement remboursés grâce à l’argent emprunté par Athènes» auprès des Etats et du FMI, et ce, sous la férule de la Troïka imposant des contraintes austéritaires draconiennes. Mais, de fait, «la dette grecque n’a pas été réduite», elle «est dorénavant due au FMI et aux contribuables de la zone euro plutôt qu’aux banques et aux fonds spéculatifs». (2)

Tout ceci n’est guère une découverte  pour ceux dotés, pour le moins, d’un esprit critique altermondialiste minimum. Ce qui l’est moins, en revanche, c’est l’accusation sous jacente, adressée tout particulièrement aux dirigeants allemands et secondairement aux français et que l’on pourrait résumer comme suit : vous  ne vous comportez pas comme une classe politique dirigeant l’ensemble des classes dominantes en Europe, qui plus est, la Commission n’est pas une instance fédérative, elle est à la botte des pays dominants de la zone euro. En agissant ainsi, vous mettez en cause l’Europe libérale et, à l’heure de l’ouverture des tractations transatlantiques avec les USA, c’est l’hégémonie américaine que vous mettez en cause en faisant prévaloir vos intérêts purement nationaux. C’est le «grand» marché que vous déstabilisez. Face à ces accusations, Barroso, Président de la Commission européenne, dans un coup d’éclat verbal, s’est fendu d’une profession de foi libérale et atlantiste contre l’expression culturelle française «réactionnaire» afin de montrer «qu’il ne serait pas soumis aux intérêts français, voire allemands». Inquiet, l’économiste néo-keynésien Paul Krugman ne dit pas autre chose, même si c’est sous un angle différent (3) : «Regardons la situation en Grèce. Combien de temps le consensus pro-européen peut-il survivre à une telle dégradation de la situation ?»... «On ne parle pas de troubles mineurs mais d’un chômage à 30, 40, voire 50% chez les jeunes de certains pays»… «Un cercle vicieux est enclenché… L’Europe en est à la 3ème année de récession … Cela rend tout dramatique».

FMI, dramatisation pour faire céder Merkel ?

On avait pourtant cru qu’un accord ou, pour le moins un compromis, avait été conclu entre les membres de la Troïka : que la BCE intervienne pour racheter sur le marché secondaire les obligations insolvables des banques privées, des assurances et des fonds dits d’investissement, semblait acquis malgré les garde-fou statutaires de cette banque européenne. Il semblait que la conviction de les sauver et ce, au prix de «l’injection quasi illimitée» de liquidités «fictives» afin d’assainir la situation, l’avait emporté. Cette mesure n’a-t-elle pas permis de mettre fin, au moins provisoirement, à la spéculation sur les taux des emprunts d’Etat et à l’inflation des prismes de risques ? Mieux, il semblait qu’il suffisait que Mario Draghi laisse entendre qu’il continuerait à y recourir, voire que la BCE intervienne pour directement prêter aux banques en difficultés comme en Espagne, sans passer par l’intermédiaire du Etats, en baissant le loyer de l’argent dispensé, pour qu’enfin les marchés se disciplinent, évitant toute spéculation dommageable sur les Etats ; les pays n’en ont-ils pas profité, comme la France, en bénéficiant de taux d’emprunts inespérés sur les marchés ? Ce qui nous a valu d’ailleurs la douceur d’une berceuse médiatique : «la crise est finie, super Mario !». Mais, contre toute attente intéressée, elle ne l’est pas, ni en Grèce, ni au Portugal, ni en Espagne, en Irlande ou en Italie. Ces pays s’enfoncent dans la récession et s’avèrent incapables de rembourser, dans ces conditions, les emprunts consentis par la Troïka.

Et l’idée d’ouvrir encore les vannes de la liquidité, par création monétaire de la BCE sous forme de rachat de dettes ne plaît pas à l’Allemagne, même si elle profite à la France. Car, dans le couple franco-allemand désuni, c’est Merkel qui porte la culotte et non pépère Hollande. Sauver les banques et d’abord les nôtres… oui ! Sauver les Etats impécunieux qui sentent venir la facilité et hésitent à prendre des mesures drastiques contre leurs peuples… non ! C’est donc le fameux compromis instituant le Mécanisme de Solidarité Européenne (MES), un fonds auquel doivent souscrire les Etats pour prêter avec le FMI aux Etats en difficultés, qui est mis en cause ainsi que son programme d’action dit OMT.

Passons sur l’argument inflationniste invoqué par Merkel et Cie qui en période de récession n’est guère envisageable à court terme, attardons-nous plutôt sur l’argutie démocratique beaucoup plus cynique.

Certes, la BCE n’a pas reçu mandat, du moins d’après ses statuts, pour racheter des dettes privées mais le MES qui oblige, sous le nouveau traité européen, les Etats à emprunter sur les marchés pour reprêter aux Etats «impécunieux»… encore moins ! Mais ces décisions (anti-démocratiques) ont bel et bien été prises par les chefs d’Etat et de gouvernement de la zone euro ! Qu’importe ! L’Allemagne entend faire jouer sa juridiction nationale pour remettre en cause ce compromis. Pourquoi ? Car, en définitive, «les rachats sur les marchés secondaires ne devraient pas faire baisser les primes de risque des divers pays, sauf à annuler le rôle disciplinaire du marché des taux et d’écarter (ainsi) les pays de la voie de la responsabilité financière» pour revenir rapidement au 3% de déficit public. C’est ce qu’a déclaré Yens Weideman, l’un des bras droits de Merkel. En d’autre termes, moins convenus, les «pouilleux du Sud»  doivent payer sans recourir au MES. L’Allemagne ne veut pas d’une «solidarité» européenne qui la pénaliserait, ni d’une BCE qui agirait comme la FED aux USA. Bref, la souveraineté des économies nationales doit être asservie aux marchés financiers, telle est la logique brandie par le recours à la Cour constitutionnelle de Karlsruhe : la souveraineté allemande est supérieure à toutes tes autres. Les plaintes des Allemands ont été jugées recevables et les auditions ont commencé les 12 et 13 juin derniers. On comprend mieux, dans ce contexte, la lourde fâcherie du FMI devant l’incapacité de la Commission de hausser le ton face à l’Allemagne qui ne joue pas le jeu de la solidarité européenne, vis-à-vis des intérêts de l’ensemble de l’oligarchie financière et s’en tient à soutenir une fraction d’entre-elle, les Allemands d’abord.

Si, à l’issue des élections en Allemagne, le jugement de la Cour constitutionnelle condamnait la liberté d’intervention que s’est octroyée la BCE avec l’accord des gouvernements européens, si elle limitait d’une manière ou d’une autre le recours au MES, l’on assisterait à un coup de force de l’Allemagne ; l’existence de la zone euro en serait à tout le moins plus que perturbée. En Union Européenne, cela signifierait que l’Allemagne, 1er souscripteur du fonds de solidarité, pays le plus riche, refuserait d’être le prêteur en dernier ressort.   

<<<>>> 

Plus généralement, face à la dérive du système, le FMI semble s’inquiéter de l’incapacité des classes dominantes mondialisées d’assumer leur rôle hégémonique, tout particulièrement en Europe.

En effet, non seulement la collusion entre gouvernements et milliardaires n’est plus à démontrer mais, qui plus est, la rapacité de ces 1%, condamnés par les Indignés, est effarante et risque de briser la cohésion sociale précaire, le «bloc historique» constitué sous l’égide des classes dominantes. Ainsi, cette institution financière supranationale observe que «93% des gains (4) de croissance réalisés aux USA pendant la (timide) reprise économique sont allés aux 1% les plus riches»  alors même que «les secteurs industriels qui dépendent de la consommation des classes moyennes manquent de débouchés». «L’exacerbation désespérée» des masses devient incontrôlable, même si, en mal de propositions de rechange et d’alternative crédibles, elle peut encore être contenue dans les limites d’un parlementarisme de plus en plus décridibilisé. En effet, le «véritable pouvoir censitaire exercé par le capital et la rente» possède toujours à sa main des partis dominants de droite et de gauche, en capacité de canaliser le mécontentement populaire. «Ces deux ailes d’un même oiseau de proie» (5) ne sont pas encore identifiées en tant que telles, pire les tendances nationalistes, voire fascisantes viennent, de plus, brouiller les pistes. Ce que l’évolution du capitalisme allemand semble suggérer, c’est que le capitalisme de ce pays n’assume pas son hégémonie européenne, il lorgne sur les marchés de l’Est et de l’Asie plus profitables à sa possible expansion. Quant aux pays de l’Europe du Sud, ils seraient voués à n’être qu’une nouvelle terre d’extension néocoloniale, des supplétifs de la production allemande. La visite du ministre des finances de Merkel à la Grèce est significative : on veut bien aider vos PME, nos futurs sous-traitants, mais mettez fin aux débats sur le non paiement de votre dette sinon… Et surtout, maintenez votre position sur l’illégalité grecque de coopératives ouvrières.

Dans ce monde dit multipolaire qui, de fait, marque le relatif déclin états-unien et l’émergence d’autres puissances étatiques concurrentes, Obama parviendra-t-il à faire rentrer dans le rang la réticente Allemagne et les velléités françaises ? Rien n’est moins sûr ! L’ampleur des divergences d’intérêts au sein de l’oligarchie mondialisée pourrait bine être révélée lors des négociations transatlantiques… tout comme les démêlés du FMI avec la Commission. Mme Viviane Reding, vice-présidente de cette instance européenne, ne vient-elle pas de déclarer (6) que la «Troïka doit être abolie» en expulsant le FMI avec lequel elle s’est déclarée «en désaccord fondamental». Qui plus est, le FMI, l’institution de Washington, faute de financement assuré d’ici la fin 2014, pourrait «suspendre sa participation au programme « d’aide » à la Grèce».

Gérard Deneux, le 18 juillet 2013


(1)    Cet article s’inspire des analyses de Frédéric Lordon «De la domination allemande (ce qu’elle est et ce qu’elle n’est pas)» ainsi que la chronique de Paul Jorion, parue dans le Monde du 18 juin 2013
(2)    Lire l’édito du Monde Diplomatique de Serge Halimi de juin 2013
(3)    Entretien accordé au Monde du 18 juin 2013
(4)    Cité par Serge Halimi, dans le Monde Diplomatique de mai 2013. Les citations qui suivent sont extraites du même article
(5)    Upton Sinclair, cité par Serge Halimi. Il faudrait relire ses romans en particulier « La jungle » (capitaliste) paru en 1906 (éditions Gutenberg)
(6)    Le Monde du 18 juillet 2013