L’Europe ingouvernable ?
«L’image», colportée par les médias dominants, porte à
croire que la Troïka formerait un bloc sous hégémonie allemande, prête à passer
des compromis pour maintenir sa domination bienveillante vis-à-vis des
contraintes de rigueur imposées aux peuples. Apparemment, la volonté d’imposer
des politiques d’austérité n’est pas remise en cause mais cette unité relative
masque des contradictions réelles entre la Commission européenne, la Banque
Centrale, l’Allemagne et les différents Etats européens, ainsi que vis-à-vis du
FMI. Cette institution financière supranationale, dans le rapport qu’elle a
remis, souligne l’âpreté de ces contradictions. Les coups de boutoir de la
mobilisation des peuples ne sont bien évidemment pas étrangers à cette prise de
position tardive. Il ne s’agit aucunement d’une remise en cause des politiques
d’austérité, ne serait-ce qu’une once de celles-ci, mais plutôt des modalités
de leur mise en oeuvre. Ce dont il est question, c’est de la nature de la
domination du couple franco-allemand sur l’ensemble européen et de
l’intransigeance adoptée par le gouvernement Merkel : elles
compromettraient les intérêts bien compris de l’ensemble de l’oligarchie
financière et, donc, la stabilité du système capitaliste dans son ensemble.
L’examen des jugements portés par le FMI est révélateur et leur dramatisation
publique laisse supposer que les contradictions pourraient s’amplifier si le
gouvernement allemand issu des élections
prochaines maintenait ses exigences «nationalistes» (1).
Les accusations du FMI
Le «rapport
d’évaluation de la politique adoptée à l’égard de la Grèce» ne laisse
planer aucune équivoque. Une sourde guerre intestine au sein de la Troïka est
déclarée : la Commission européenne a fait preuve «d’amateurisme», «d’incompétence».
Avec la complicité de la France et de l’Allemagne ses «échecs sont flagrants». Le couple franco-allemand aurait laissé
pourrir la situation pour permettre à ses banques de récupérer ses
prêts accordés à la Grèce, l’ardoise finale étant réglée par la Banque Centrale
Européenne (BCE), devenue une «banque de
défaisance», bref, une banque pourrie. Et le rapport d’insister, le solde
de tous comptes va être réglé par les contribuables européens et le FMI qui a
dû «avancer des fonds à un emprunteur
(la Grèce) incapable de rembourser».
Diantre ! C’est un «risque
systémique exceptionnel», la possibilité d’un effondrement global.
Autrement dit, c’est parce que les dirigeants français et allemands se sont
fait les porte-parole exclusifs de leurs propres intérêts nationaux qu’on en
est là. Leurs tergiversations ont permis à la rapacité de leurs banquiers de
s’exercer puis de se délester de leurs actifs dès qu’ils furent dévalorisés, et
ce, auprès de la BCE qui les a rachetés sur le marché dit secondaire (marché
d’occasions).
Ce fut là un véritable sauvetage de l’actionnariat des
banques et de leurs dirigeants ainsi que des prêts publics accordés
antérieurement par la France et l’Allemagne. Et Paul Jorion de préciser qu’au 1er
octobre 2010, le bilan des banques allemandes enregistrait 19,2 milliards
d’euros d’emprunts grecs à rembourser et 14,4 milliards pour les banques
françaises. Et l’addition est encore plus lourde si l’on y inclut le montant
des prêts annulés des secteurs privé et public : 50,6 milliards pour
l’Allemagne, 67 pour la France, ce qui correspond à un total représentant 58,1
% de la dette grecque à cette époque.
Le FMI, comptable auprès de l’ensemble des Etats, ses
souscripteurs mondiaux qui n’admettent guère devoir «aider» l’Europe riche et
tout particulièrement une fraction de l’oligarchie financière européenne,
entend faire savoir qu’il n’est pas dupe des manœuvres auxquelles il a consenti
et tient à dégager toute responsabilité sur les conséquences à venir. Que
fait-il d’autre «en admettant qu’une
restructuration immédiate (sans tergiversation) de la dette grecque aurait été
meilleur marché pour les contribuables européens» ? De fait «les créanciers du secteur privé ont été
intégralement remboursés grâce à l’argent emprunté par Athènes» auprès des
Etats et du FMI, et ce, sous la férule de la Troïka imposant des contraintes
austéritaires draconiennes. Mais, de fait, «la
dette grecque n’a pas été réduite», elle «est dorénavant due au FMI et aux contribuables de la zone euro plutôt
qu’aux banques et aux fonds spéculatifs». (2)
Tout ceci n’est guère une découverte pour ceux dotés, pour le moins, d’un esprit
critique altermondialiste minimum. Ce qui l’est moins, en revanche, c’est
l’accusation sous jacente, adressée tout particulièrement aux dirigeants
allemands et secondairement aux français et que l’on pourrait résumer comme
suit : vous ne vous comportez pas
comme une classe politique dirigeant l’ensemble des classes dominantes en Europe,
qui plus est, la Commission n’est pas une instance fédérative, elle est à la
botte des pays dominants de la zone euro. En agissant ainsi, vous mettez en
cause l’Europe libérale et, à l’heure de l’ouverture des tractations
transatlantiques avec les USA, c’est l’hégémonie américaine que vous mettez en
cause en faisant prévaloir vos intérêts purement nationaux. C’est le «grand»
marché que vous déstabilisez. Face à ces accusations, Barroso, Président de la
Commission européenne, dans un coup d’éclat verbal, s’est fendu d’une
profession de foi libérale et atlantiste contre l’expression culturelle
française «réactionnaire» afin de
montrer «qu’il ne serait pas soumis aux
intérêts français, voire allemands». Inquiet, l’économiste néo-keynésien
Paul Krugman ne dit pas autre chose, même si c’est sous un angle différent
(3) : «Regardons la situation en
Grèce. Combien de temps le consensus pro-européen peut-il survivre à une telle
dégradation de la situation ?»... «On ne parle pas de troubles mineurs
mais d’un chômage à 30, 40, voire 50% chez les jeunes de certains pays»… «Un
cercle vicieux est enclenché… L’Europe en est à la 3ème année de
récession … Cela rend tout dramatique».
FMI, dramatisation pour faire céder Merkel ?
On avait pourtant cru qu’un accord ou, pour le moins un
compromis, avait été conclu entre les membres de la Troïka : que la BCE
intervienne pour racheter sur le marché secondaire les obligations insolvables
des banques privées, des assurances et des fonds dits d’investissement,
semblait acquis malgré les garde-fou statutaires de cette banque européenne. Il
semblait que la conviction de les sauver et ce, au prix de «l’injection quasi illimitée» de
liquidités «fictives» afin d’assainir
la situation, l’avait emporté. Cette mesure n’a-t-elle pas permis de mettre
fin, au moins provisoirement, à la spéculation sur les taux des emprunts d’Etat
et à l’inflation des prismes de risques ? Mieux, il semblait qu’il
suffisait que Mario Draghi laisse entendre qu’il continuerait à y recourir,
voire que la BCE intervienne pour directement prêter aux banques en difficultés
comme en Espagne, sans passer par l’intermédiaire du Etats, en baissant le
loyer de l’argent dispensé, pour qu’enfin les marchés se disciplinent, évitant
toute spéculation dommageable sur les Etats ; les pays n’en ont-ils pas
profité, comme la France, en bénéficiant de taux d’emprunts inespérés sur les
marchés ? Ce qui nous a valu d’ailleurs la douceur d’une berceuse
médiatique : «la crise est finie,
super Mario !». Mais, contre toute attente intéressée, elle ne l’est
pas, ni en Grèce, ni au Portugal, ni en Espagne, en Irlande ou en Italie. Ces
pays s’enfoncent dans la récession et s’avèrent incapables de rembourser, dans
ces conditions, les emprunts consentis par la Troïka.
Et l’idée d’ouvrir encore les vannes de la liquidité, par
création monétaire de la BCE sous forme de rachat de dettes ne plaît pas à
l’Allemagne, même si elle profite à la France. Car, dans le couple
franco-allemand désuni, c’est Merkel qui porte la culotte et non pépère
Hollande. Sauver les banques et d’abord les nôtres… oui ! Sauver les Etats
impécunieux qui sentent venir la facilité et hésitent à prendre des mesures
drastiques contre leurs peuples… non ! C’est donc le fameux compromis
instituant le Mécanisme de Solidarité Européenne (MES), un fonds auquel doivent
souscrire les Etats pour prêter avec le FMI aux Etats en difficultés, qui est
mis en cause ainsi que son programme d’action dit OMT.
Passons sur l’argument inflationniste invoqué par Merkel
et Cie qui en période de récession n’est guère envisageable à court terme,
attardons-nous plutôt sur l’argutie démocratique beaucoup plus cynique.
Certes, la BCE n’a pas reçu mandat, du moins d’après ses
statuts, pour racheter des dettes privées mais le MES qui oblige, sous le
nouveau traité européen, les Etats à emprunter sur les marchés pour reprêter
aux Etats «impécunieux»… encore
moins ! Mais ces décisions (anti-démocratiques) ont bel et bien été prises
par les chefs d’Etat et de gouvernement de la zone euro !
Qu’importe ! L’Allemagne entend faire jouer sa juridiction nationale pour
remettre en cause ce compromis. Pourquoi ? Car, en définitive, «les rachats sur les marchés secondaires ne
devraient pas faire baisser les primes de risque des divers pays, sauf à
annuler le rôle disciplinaire du marché des taux et d’écarter (ainsi) les pays
de la voie de la responsabilité financière» pour revenir rapidement au 3%
de déficit public. C’est ce qu’a déclaré Yens Weideman, l’un des bras droits de
Merkel. En d’autre termes, moins convenus, les «pouilleux du Sud» doivent payer sans recourir au MES.
L’Allemagne ne veut pas d’une «solidarité» européenne qui la pénaliserait, ni
d’une BCE qui agirait comme la FED aux USA. Bref, la souveraineté des économies
nationales doit être asservie aux marchés financiers, telle est la logique
brandie par le recours à la Cour constitutionnelle de Karlsruhe : la
souveraineté allemande est supérieure à toutes tes autres. Les plaintes des Allemands
ont été jugées recevables et les auditions ont commencé les 12 et 13 juin
derniers. On comprend mieux, dans ce contexte, la lourde fâcherie du FMI devant
l’incapacité de la Commission de hausser le ton face à l’Allemagne qui ne joue
pas le jeu de la solidarité européenne, vis-à-vis des intérêts de l’ensemble de
l’oligarchie financière et s’en tient à soutenir une fraction d’entre-elle, les
Allemands d’abord.
Si, à l’issue des élections en Allemagne, le jugement de
la Cour constitutionnelle condamnait la liberté d’intervention que s’est
octroyée la BCE avec l’accord des gouvernements européens, si elle limitait
d’une manière ou d’une autre le recours au MES, l’on assisterait à un coup de
force de l’Allemagne ; l’existence de la zone euro en serait à tout le
moins plus que perturbée. En Union Européenne, cela signifierait que
l’Allemagne, 1er souscripteur du fonds de solidarité, pays le plus
riche, refuserait d’être le prêteur en dernier ressort.
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Plus généralement, face à la dérive du système, le FMI
semble s’inquiéter de l’incapacité des classes dominantes mondialisées
d’assumer leur rôle hégémonique, tout particulièrement en Europe.
En effet, non seulement la collusion entre gouvernements
et milliardaires n’est plus à démontrer mais, qui plus est, la rapacité de ces
1%, condamnés par les Indignés, est
effarante et risque de briser la cohésion sociale précaire, le «bloc
historique» constitué sous l’égide des classes dominantes. Ainsi, cette
institution financière supranationale observe que «93% des gains (4) de croissance réalisés aux USA pendant la (timide)
reprise économique sont allés aux 1% les plus riches» alors même que
«les secteurs industriels qui dépendent
de la consommation des classes moyennes manquent de débouchés». «L’exacerbation désespérée» des masses
devient incontrôlable, même si, en mal de propositions de rechange et
d’alternative crédibles, elle peut encore être contenue dans les limites d’un
parlementarisme de plus en plus décridibilisé. En effet, le «véritable pouvoir censitaire exercé par le capital
et la rente» possède toujours à sa main des partis dominants de droite et
de gauche, en capacité de canaliser le mécontentement populaire. «Ces deux ailes d’un même oiseau de proie»
(5) ne sont pas encore identifiées en tant que telles, pire les tendances
nationalistes, voire fascisantes viennent, de plus, brouiller les pistes. Ce
que l’évolution du capitalisme allemand semble suggérer, c’est que le
capitalisme de ce pays n’assume pas son hégémonie européenne, il lorgne sur les
marchés de l’Est et de l’Asie plus profitables à sa possible expansion. Quant aux
pays de l’Europe du Sud, ils seraient voués à n’être qu’une nouvelle terre
d’extension néocoloniale, des supplétifs de la production allemande. La visite
du ministre des finances de Merkel à la Grèce est significative : on veut
bien aider vos PME, nos futurs sous-traitants, mais mettez fin aux débats sur
le non paiement de votre dette sinon… Et surtout, maintenez votre position sur
l’illégalité grecque de coopératives ouvrières.
Dans ce monde dit multipolaire qui, de fait, marque le
relatif déclin états-unien et l’émergence d’autres puissances étatiques
concurrentes, Obama parviendra-t-il à faire rentrer dans le rang la réticente
Allemagne et les velléités françaises ? Rien n’est moins sûr !
L’ampleur des divergences d’intérêts au sein de l’oligarchie mondialisée
pourrait bine être révélée lors des négociations transatlantiques… tout comme
les démêlés du FMI avec la Commission. Mme Viviane Reding, vice-présidente de
cette instance européenne, ne vient-elle pas de déclarer (6) que la «Troïka doit être abolie» en expulsant le
FMI avec lequel elle s’est déclarée «en
désaccord fondamental». Qui plus est, le FMI, l’institution de Washington,
faute de financement assuré d’ici la fin 2014, pourrait «suspendre sa participation au programme « d’aide » à la Grèce».
Gérard Deneux, le 18 juillet 2013
(1)
Cet article s’inspire des analyses de Frédéric Lordon «De la domination allemande (ce qu’elle
est et ce qu’elle n’est pas)» ainsi que la chronique de Paul Jorion, parue dans
le Monde du 18 juin 2013
(2)
Lire l’édito du Monde
Diplomatique de Serge Halimi de juin 2013
(3)
Entretien accordé au Monde
du 18 juin 2013
(4)
Cité par Serge Halimi, dans le Monde Diplomatique de mai 2013. Les citations qui suivent sont
extraites du même article
(5)
Upton Sinclair, cité par Serge Halimi. Il faudrait relire
ses romans en particulier « La jungle »
(capitaliste) paru en 1906 (éditions Gutenberg)
(6)
Le Monde du 18
juillet 2013