La révolution égyptienne n’est pas un conte de fées
le 30 - juillet - 2013
Par Pierre-Yves Salingue
Croyant probablement défendre la révolution égyptienne, de nombreux révolutionnaires ont adopté une nouvelle notion politique: «le coup d’Etat par volonté populaire». Ils concèdent que l’armée a certes destitué Morsi, mais ils affirment qu’elle n’avait pas le choix du fait de l’ampleur de la mobilisation.
Cette analyse est une erreur.
Elle devient une faute quand elle s’accompagne de l’absence de condamnation sans réserve de la répression qui frappe les Frères musulmans au lendemain de leur défaite politique.
L’erreur réside dans la réduction de l’action du Conseil suprême des forces armées (CSFA) à un seul de ses termes: l’éviction de Morsi par la force. Mais le CSFA n’a pas seulement chassé les Frères musulmans (FM) de leurs responsabilités. Il a imposé des modalités d’adoption d’une Constitution et une séquence électorale qui privent le peuple égyptien de sa pleine souveraineté.
Le CSFA n’a pas dit au peuple égyptien: vous ne voulez plus de Morsi, on vous en débarrasse et on vous laisse développer vos propres solutions. Le CSFA a dit: vous ne voulez plus de Morsi? D’accord, vous aurez Baradei (ou un autre, peu importe) et vous voterez pour une constitution que nous aurons préalablement validée.
Morsi n’est plus président, mais qui peut prétendre que la volonté populaire a triomphé?
L’éviction de Morsi l’a montré: des changements au sein de la structure du pouvoir bourgeois ne peuvent pas toujours se faire dans «le calme et la dignité» dont se gargarisent les Etats capitalistes où la représentation politique est monopolisée par des partis totalement interchangeables, habitués qu’ils sont à être tantôt la majorité et tantôt l’opposition.
Il arrive que la fraction évincée par la force se défende en recourant aux mêmes moyens que ceux employés par la partie adverse.
Mais il n’est pas vrai que tout changement violent dans la structure du pouvoir bourgeois indique nécessairement la réalisation d’une volonté révolutionnaire. Il peut être aussi le moyen pour la bourgeoisie de sortir d’une crise politique qui menace ses intérêts fondamentaux.
Pas plus que lorsqu’ils ont décidé de contraindre Moubarak au retrait en février 2011, la décision des dirigeants des forces armées égyptiennes de mettre un terme au mandat de Morsi n’est le signe d’une quelconque volonté de satisfaire les revendications de la majorité du peuple égyptien.
Cette armée est et sera demain le principal obstacle au combat de l’émancipation: c’est pour ça que le capital consent à lui rétrocéder une partie du profit issu de l’exploitation des travailleurs et du vol des richesses dont sont privés les peuples opprimés.
Les raisons de la chute précipitée de Morsi
La destitution rapide de Morsi suscite quelques interrogations.
Aucun argument d’autorité balayant d’un revers les interrogations relatives au rôle de l’armée n’est acceptable. Non pas à cause d’une quelconque «légitimité démocratique» acquise par les FM au moyen d’élections bourgeoises, «légitimité» au nom de laquelle toute insurrection populaire se confrontant au pouvoir en place et le mettant en danger sera condamnée par les défenseurs du système.
La légitimité révolutionnaire d’un mouvement insurrectionnel populaire réside exclusivement dans le fait que son combat vise à balayer le système d’oppression imposé à la grande majorité par une minorité qui détient le pouvoir économique et monopolise le pouvoir politique au moyen de l’Etat.
La destitution de Morsi ne relève pas de cette catégorie d’insurrection. Son départ ne se traduit pas par la prise du pouvoir du peuple révolutionnaire, mais par un changement d’équipe dont les membres peuvent varier, mais dont la nature de classe et le mandat fixé par l’armée sont clairs: restaurer la stabilité du système menacé de chaos et mettre un terme à un processus qui met en danger les intérêts de la classe dominante égyptienne et plus généralement du capitalisme dans cette région clé pour l’impérialisme…
C’est donc un changement à la tête de l’Etat, un changement violent qui ne respecte pas les formes en usage dans les démocraties bourgeoises, lesquelles n’ont d’ailleurs aucun problème pour justifier les exceptions qui les arrangent.
La fable du peuple égyptien uni pour faire tomber Morsi aura vécu quelques heures, et encore au prix du silence des grands médias sur les protestations de ceux qui n’avaient aucune raison d’accepter d’être évincés d’une place qu’ils pensaient pouvoir garder longtemps.
Des dizaines de morts, des centaines de blessés, des centaines d’arrestations, la fermeture de sites d’information et de chaînes de télévision, autant de réalités qui, indépendamment de savoir «qui a commencé», seront évidemment présentées comme des «mesures de protection du peuple égyptien et de sa révolution».
Aujourd’hui la répression est dirigée contre les Frères musulmans, mais demain, avec la même justification, ce sera le tour des révolutionnaires (ultras, grévistes, blogueurs impertinents, etc.).
La dénonciation du retour de l’armée sur l’avant-scène politique et la condamnation de la répression contre les FM sont des points incontournables pour tout soutien à la lutte du peuple égyptien.
Sur cet aspect on notera sans surprise que beaucoup de commentateurs qui ont dénoncé, à juste titre, les exactions des forces de répression lors des assassinats de manifestants coptes ou lors des «contrôles de virginité» de manifestantes dépassent aujourd’hui rarement l’appréciation d’un «usage disproportionné de la force» quand ils ne justifient pas purement et simplement l’exécution de 50 manifestants pro-Morsi dans la rue par une supposée agression des militaires par un groupe armé (un (deux?) soldat aurait alors été tué).
Plus surprenante est l’attitude timorée de certains révolutionnaires pour condamner la répression et franchement inquiétante est celle d’autres qui maquillent totalement les faits.
Ainsi, dans une déclaration publiée le 4 juillet le Front populaire tunisien se réjouit de «la victoire du peuple égyptien sur le régime des frères» (ce qui est son droit), mais ne trouve pas nécessaire de dire un mot du rôle de l’armée égyptienne.
Sachant que le 7 juillet le coordinateur général du Front populaire, Hamma Hammami, déclarait «La reproduction du scénario égyptien en Tunisie est fort probable», on est en droit de se demander jusqu’où le «tous unis contre les islamistes» est susceptible d’entraîner les révolutionnaires tunisiens dont on espère un réflexe salutaire avant l’irréparable que serait une alliance avec les héritiers de Ben Ali regroupés dans la formation politique Nidaa Tounes.
La place prise par l’armée dans la révolution est un signe de faiblesse et non un signe de la force du mouvement révolutionnaire
Grosso modo, les analyses des révolutionnaires s’accordent pour dire que l’armée a été contrainte d’agir par la puissance du mouvement populaire de rejet de Morsi. Il fallait stoper le processus avant qu’il ne soit trop tard. Une telle analyse conduit à dire que si l’armée est contre-révolutionnaire, elle a été contrainte d’accompagner le mouvement dans sa demande pour éviter les effets d’une radicalisation consécutive à la résistance opposée par les FM.
Il existe une version extrême de cette analyse, celle du coup d’Etat ordonné par le peuple! Ainsi le porte-parole de la campagne Tamarod, Mahmoud Badr, déclarait peu avant l’annonce par l’armée du renvoi de Morsi, «c’est le peuple égyptien qui donnera l’ordre d’agir aux forces armées».
Avec cette explication, le coup d’Etat fait partie de la révolution, certains n’hésitant pas à écrire «coup d’Etat dans la révolution».
La réalité me semble hélas un peu moins exaltante. Bien sûr l’armée est intervenue parce qu’il y avait cette extraordinaire mobilisation de rue, mais elle l’a fait non pas avec l’autorisation, mais avec la caution de la grande majorité des «révolutionnaires» égyptiens et avec l’appui des forces réactionnaires de l’ancien régime et des forces bourgeoises libérales.
L’élite bourgeoise libérale, entraînant dans son sillage les revenants de l’ancien régime Moubarak, a su utiliser l’élan populaire pour postuler aux responsabilités politiques qu’elle n’avait pas su obtenir dans les élections face aux FM. Contrainte d’accepter l’arrivée de l’élite bourgeoise des FM après les victoires électorales en 2012, l’armée pouvait cette fois arbitrer dans un sens inverse.
«Nous avons commencé! A vous de finir!» était le slogan adressé aux groupes de militaires positionnés dans les rues du Caire par les jeunes de Tamarod. De cette manière l’armée a réussi cette incroyable performance d’être de nouveau accueillie «dans le mouvement» alors qu’elle s’oppose depuis le début aux aspirations de l’insurrection populaire, sans hésitation à utiliser la torture, les agressions sexuelles contre les femmes et la répression des manifestants, ce qui avait entraîné un très fort sentiment de rejet, notamment chez les jeunes, après quelques mois d’exercice du pouvoir par le CSFA. Et, cette fois, sans prendre la responsabilité directe d’un éventuel échec qui sera celui des promus (civils) du coup d’Etat.
Comment comprendre qu’après l’expérience de la direction du Conseil militaire de février 2011 à juillet 2012 un des slogans les plus populaires des ultimes rassemblements précipitant la chute de Morsi était celui des premiers jours de Tahrir en 2011, «l’armée et le peuple sont une seule main»?
Comment analyser l’enthousiasme exprimé par la foule pour la parade de l’aviation savamment orchestrée par l’armée au-dessus de Tahrir ?
Dans la nuit de la célébration de la chute de Morsi place Tahrir, un homme a provoqué une interruption du concert, s’emparant du micro pour crier «comment pouvez-vous oublier Maspero, Mohammed Mahmoud, Abaseya», autrement dit comment pouvez-vous oublier les massacres et la répression quand c’était le CSFA qui dirigeait entre février 2011 et juin 2012?
Mais était-ce un oubli ou les manifestants n’avaient-ils/-elles pas d’autre horizon?
Car ces événements sont proches et dans toutes les mémoires des militants de la lutte pour refuser les procès devant les tribunaux militaires ou de ceux qui réclament depuis deux ans justice pour les martyrs.
Ce n’est pas un oubli, c’est un état de fait: en juin 2013, ni le mouvement révolutionnaire ni l’opposition bourgeoise libérale n’ont la force de défaire seuls Morsi. Pas plus que le mouvement révolutionnaire et les FM n’avaient la force de défaire seuls le régime Moubarak en 2011.
Telle est la raison des demandes d’intervenir faites à l’armée, tant par l’opposition regroupée au sein du Front de salut, y compris par H. Sabahi, le candidat nassériste socialiste, que par la grande majorité des animateurs de Tamarod. Le petit nombre de forces qui a refusé jusqu’à la fin cette intervention n’a jamais eu les moyens de proposer une alternative, l’appel à la grève générale lancé par quelques syndicats indépendants et des petits groupes politiques, juste pour qu’il soit dans le principe, n’ayant évidemment aucune chance de se réaliser en l’absence d’une force ouvrière capable de la préparer et de l’organiser.
Ce ne fut donc pas la grève générale, ce fut la farce renouvelée de «l’armée au service du peuple», le peuple permettant au passage aux militaires de régler suivant leurs préférences du moment le conflit d’intérêts au sein de la direction bourgeoise.
Au-delà du constat de faiblesse il faut s’interroger sur les conséquences de cette situation sur le mouvement de la révolution.
En 2011 comme en 2013, l’intervention de l’armée a dispensé le mouvement de l’obligation de devoir résoudre la question de l’affrontement avec l’appareil d’Etat.
Cette «victoire» octroyée par l’armée avant la confrontation décisive est en réalité un cadeau empoisonné.
En limitant l’expérience de la lutte, il freine l’élévation du niveau de conscience politique qui ne peut provenir que de l’expérience, y compris des échecs.
Pourquoi se préparer à affronter la violence de l’Etat bourgeois puisque l’armée est là pour nous protéger?
Comment comprendre la nature contre-révolutionnaire de l’appareil d’Etat et notamment de ses forces de répression si on croit qu’on peut faire tomber le dictateur grâce à l’appui de son appareil militaire?
Le soir du 5 juillet, jour où les FM ont organisé des protestations et où des confrontations violentes ont eu lieu notamment au Caire et à Alexandrie, le Front de salut a d’abord appelé l’armée à décréter l’état d’urgence avant d’appeler les manifestants à protéger les places de la révolution.
Tel est le prix à payer, conséquence des illusions issues d’une victoire obtenue somme toute «assez pacifiquement».
Mais demain le prix sera nettement plus cher quand la radicalisation de la lutte indiquera à l’armée qu’il n’y a plus d’alternative à l’écrasement de la révolution.
En agissant ainsi, sans doute l’armée cherchait-elle aussi à se protéger de toute accusation de vouloir confisquer le pouvoir politique et même la révolution.
Si tel est le cas, la réussite est totale.
Et ce qui doit faire réfléchir, c’est que trente mois après la chute de Moubarak, l’armée a pu rejouer un scénario similaire, avec juste l’inversion des rôles de certains des acteurs principaux.
Pourquoi l’armée a-t-elle décidé de faire tomber Morsi?
Je n’ai aucun doute sur le fait que la direction des FM fait partie du camp de la contre-révolution.
Leur présence (tardive) dans les mobilisations de janvier et février 2011 n’en fait pas plus des révolutionnaires que les felouls (revenants du régime Moubarak) et les bourgeois libéraux présents dans la manifestation du 30 juin 2013.
Mais ce que peinent à comprendre beaucoup de sympathisants déclarés de la révolution égyptienne, c’est que Morsi et les FM n’étaient qu’un choix par défaut de la contre-révolution.
Le mandat qu’ils ont reçu de noyer la dynamique révolutionnaire et de sortir de la crise politique en restaurant une forme de stabilité politique nécessaire au fonctionnement du système capitaliste ne leur fut confié par l’armée qu’à cause de son propre échec dans l’exercice direct du pouvoir politique entre février 2011 et juin 2012 et parce que le résultat de son candidat Chafik à l’élection présidentielle en 2012 ne permettait pas de légitimer un recours à la force brutale contre la révolution.
Le ralliement confirmé des FM au néolibéralisme, leurs engagements à respecter les traités internationaux et notamment à ne pas nuire à la sécurité d’Israël, leur acceptation de respecter le domaine réservé du CSFA, tant sur le plan des intérêts économiques et financiers des officiers supérieurs que sur celui de la politique de défense, furent jugés suffisants pour «tenter le coup», faute de mieux en quelque sorte.
Les FM n’ont trahi aucun de ces engagements, mais ils n’ont pas réussi. En un an, loin de se calmer après le retrait du CSFA en coulisses, la contestation n’a jamais cessé: grèves ouvrières, mouvements de désobéissance civile, émeutes urbaines, protestations populaires face à la détérioration des services publics et face à la hausse des prix, augmentation du chômage, protestations contre le comportement arrogant des nouveaux parvenus etc.
Analysant la situation comme celle d’une aggravation de la crise politique menaçant les intérêts de la bourgeoisie égyptienne non liée a l’élite des FM, notamment ses propres intérêts économiques et financiers, le CSFA avait besoin d’une solution lui évitant si possible une trop grande exposition. Las, trente mois après le départ de Moubarak, l’opposition libérale n’était toujours pas en état de prendre les responsabilités. C’est dans ces conditions qu’il a considéré qu’avec la mobilisation anti-Morsi initiée par Tamarod, il avait une opportunité de se défaire d’un allié provisoire, peu efficace et finalement devenu encombrant.
La radicalité (relative) des termes de la pétition Tamarod n’était pas un problème dès lors qu’elle n’appelait pas les signataires à s’organiser et que la dynamique de la mobilisation ne débouchait pas sur une exigence de satisfaction des revendications avancées. Dans une conférence tenue un mois avant la manifestation du 30 juin, les initiateurs de Tamarod ont eux-mêmes expliqué que l’objectif était le départ de Morsi et l’organisation de présidentielles. L’appel fut rapidement endossé par des personnalités et des partis, tous fort éloignés des exigences de la pétition de «cesser de mendier des prêts a l’extérieur» ou de «cesser de marcher dans les pas des Etats-Unis», mais qui mirent à disposition leurs locaux et autres moyens.
La mobilisation bienveillante de nombreux médias anti-Morsi a aussi donné une forte visibilité à l’initiative.
Si c’est une révolution, elle ne peut pas intégrer des forces contre-révolutionnaires organisées
Certes, il n’y a pas de «révolution pure» et la révolution prend du temps…
Je veux même bien répéter encore et encore après chaque événement que «la révolution continue», bien qu’il me semble qu’on est là plus dans l’acte de foi que dans la prévision issue d’une analyse raisonnable.
Mais ce dont j’ai la certitude – et il ne s’agit ni de foi ni de prévision, mais d’un enseignement de toute l’histoire des luttes humaines pour l’émancipation – c’est que la révolution ne se fait jamais avec pour alliés les forces organisées de la contre-révolution.
Certes il y a des avancées et des reculs dans tout processus révolutionnaire, le rapport des forces ne permet pas de progresser à tout moment, des initiatives tactiques sont nécessaires etc.
La révolution compte sans doute dans ses rangs des éléments plus ou moins déterminés, elle peut, elle doit pour s’élargir, gagner les hésitants, elle peut se contenter de neutraliser des individus et des petites forces isolées attachés à l’ordre ancien…mais elle ne doit jamais confier son sort, même pour un temps très court, à des adversaires organiquement liés au système qu’elle veut bouleverser, a fortiori à des institutions majeures de ce système, telle l’armée.
Le succès extraordinaire de la pétition Tamarod est incontestablement le signe de la colère maintenue des Egyptiens qui avaient renversé Moubarak et de la frustration de celles et ceux qui avaient attendu des changements de l’arrivée des FM au gouvernement.
Mais il y a une grande différence entre la colère et la détermination à se débarrasser de dirigeants jugés incapables et l’adhésion consciente et active à un projet de transformation révolutionnaire de la société.
Cette différence est apparue au grand jour le 30 juin et les jours suivants. Les foules étaient présentes, par millions, cimentées par un seul mot d’ordre: Morsi dégage.
La dimension restreinte de la revendication permettait à beaucoup d’être présents, y compris les partisans de l’ancien régime qui ne pouvaient rêver meilleure occasion de revenir.
Mais son objectif (chasser le président et son parti des lieux de pouvoir ) était énorme!
Comment obtenir son départ? Chacun savait qu’un sit-in n’y suffirait pas.
Tout entière préoccupée par l’atteinte de l’objectif, la foule ne pouvait que soutenir l’offre d’aide de l’armée rendue publique quelques jours plus tôt.
C’est que son état d’esprit était loin des scénarios imaginaires de certains activistes qui, à l’image du blogueur Big Pharaoh, pensaient que la manifestation du 30 pourrait se transformer spontanément en une vague d’occupation «de tous les lieux de pouvoir, obligeant le régime à abdiquer». Dans ce scénario, l’armée interviendrait sans doute, mais après que le camp le plus fort soit apparu et seulement pour éviter qu’une guerre civile devienne hors de contrôle.
La conjonction de la réussite de la pétition et de l’accentuation de la crise politique a transformé la manifestation du 30 juin en un ultimatum, mais la seule arme du sit-in paraissait bien dérisoire face à un Morsi qui refusait de céder.
Et quand le 2 juillet certaines figures de Tamarod ont lancé sur Internet des appels à prendre d’assaut les bâtiments présidentiels, il a paru plus raisonnable d’attendre l’expiration de l’ultimatum de l’armée, d’autant que les troupes avaient déjà pris position dans les endroits stratégiques plusieurs heures avant l’expiration, indiquant clairement l’issue déjà décidée par le CSFA.
La conclusion était évidente: pour préserver la massivité de la foule présente, pas de dénonciation desfelouls (revenants de l’ère Moubarak); au nom de l’efficacité, pas d’attaques contre l’armée.
Les révolutionnaires engagés dans la mobilisation conduite par Tamarod en ont pris conscience et sont ainsi devenus disponibles à la solution proposée par le CSFA.
Après quelques hésitations, discussions et ruptures individuelles sans qu’émerge aucune alternative, ils ont accepté d’intégrer le jeu mis en œuvre par l’armée.
Le niveau de conscience atteint après 30 mois de «dynamique révolutionnaire» n’est pas de la responsabilité des dirigeants de Tamarod, ni de celle d’aucun des petits groupes révolutionnaires qui agissent dans ce gigantesque processus.
Mais il est de la responsabilité des dirigeants de Tamarod et d’autres organisations de la gauche égyptienne d’avoir endossé cette demande d’aide et d’avoir accepté l’offre du CSFA.
Rien ne contraignait les révolutionnaires à s’inscrire dans le projet qu’avait décidé le CSFA car la décision de l’armée était prise depuis plusieurs jours.
Au lendemain de la publication par l’armée de son ultimatum à Morsi, quelques rares voix se sont élevées pour dénoncer l’intervention de l’armée dans le processus révolutionnaire. Le Mouvement des jeunes du 6 avril, les Socialistes révolutionnaires notamment.
En cela ils s’opposaient frontalement au sentiment ultra-majoritaire dans la mobilisation.
Tel ne fut pas le cas de tous, des personnalités très connues comme H. Sabahi (candidat «nassériste-socialiste» à la présidentielle ayant obtenu 20%) ou Kamal Abu Aita (président de la Fédération des syndicats indépendants) se félicitant de l’intervention de l’armée.
Et donc, pendant que des révolutionnaires fort minoritaires tentaient de ramer à contre-courant des illusions, d’autres les nourrissaient, dont malheureusement Mahmoud Badr, porte-parole de Tamarod, qui déclarait: «Bien sûr on était contre certaines attitudes politiques du CSFA avant, mais nous avons confiance dans l’armée, c’est notre armée.»
La dynamique est révolutionnaire, mais qu’en est-il des foules?
On l’aura compris, si j’éprouve à titre personnel une grande admiration pour ces millions de femmes et d’hommes qui se sont révoltés contre les conditions inhumaines dans lesquelles elles/ils vivent depuis des décennies et qui ont osé descendre dans la rue pour se débarrasser de dirigeants qui leur promettaient de nouvelles décennies d’oppression, je ne partage pas cet optimisme imprudent qui considère que «l’armée n’a fait qu’accompagner une révolte populaire qui aurait de toute façon submergé Mohamed Morsi».
Dans une déclaration publiée le 5 juillet les Socialistes Révolutionnaires égyptiens affirment: «Car si Al-Sissi n’était pas intervenu pour déloger Morsi, la révolution ne se serait pas arrêtée au renversement de Morsi et des FM, mais aurait été en mesure – et elle le reste – de se transformer en une révolution sociale d’ensemble qui aurait évincé l’Etat capitaliste, y compris les dirigeants de l’establishment militaire.»
Pourtant, dans la même déclaration, les SR expliquent les limites de la mobilisation du 30 juin. L’une d’elles est l’influence retrouvée de ce qu’ils nomment l’élite bourgeoise libérale, désireuse de profiter du mouvement pour évincer les FM et prendre la direction de l’Etat au service de leurs intérêts de classe: «des secteurs des masses se trouvent temporairement sous l’influence des slogans et des promesses de cette élite», écrivent-ils.
Et plus loin, s’agissant du prestige retrouvé de l’armée ils ajoutent: «Il est tout aussi vrai que se fait sentir l’immense importance des campagnes médiatiques et propagandistes, menées par des fractions de la classe dominante opposées aux FM, portant sur combien l’armée et la police se trouvent aux côtés du peuple, vantant leur neutralité et leur patriotisme et même leur “nature révolutionnaire”!»
Illusions persistantes dans les bienfaits d’un processus électoral, illusions entretenues sur le caractère révolutionnaire de personnalités politiques bourgeoises (par exemple ElBaradei), illusions sur le rôle réel d’institutions comme l’armée, la police et la justice qui sont directement issues de l’époque Moubarak…
Mais comment, dans ces conditions, une «révolution sociale d’ensemble qui aurait évincé l’Etat capitaliste» aurait-elle pu surgir de cette foule entièrement préoccupée du seul objectif d’en finir avec Morsi, fût-ce au prix de l’intervention de l’armée?
Si les forces révolutionnaires égyptiennes sont faibles, c’est aussi parce que le processus révolutionnaire est encore dans une phase primitive de la révolution.
Ce qu’expliquait Tamer Wageeh, militant révolutionnaire égyptien, au lendemain du 30 juin : «Le soulèvement a été alimenté par deux forces contradictoires: la colère croissante de la classe des travailleurs et la participation croissante de l’élite à la confrontation (avec les FM). Pour comprendre pourquoi plus de 10 millions de personnes ont envahi les rues en une seule journée, il faut prendre en compte le processus d’accentuation de la paupérisation qui a été mis en branle par la stratégie néolibérale mal planifiée de Morsi. Mais pour comprendre pourquoi la plupart de ces personnes n’ont aucun problème avec le retour de la junte militaire au pouvoir, il faut tenir compte de l’absence de toute opposition crédible à la domination de Morsi. Bien sûr, les masses sont engagées dans une lutte de classe, mais elles n’ont pas d’outils pour être organisationnellement et politiquement indépendantes de l’opposition bourgeoise. Les masses retournent en arrière, malgré tout ce que le passé a de honteux, parce qu’il n’y a aucune représentation politique de l’avenir. Le mouvement qui a été déclenché le 30 juin est encore dans sa première étape. Mais il présente une similitude fondamentale avec l’étape précédente de la révolution. Les masses sont entrées en scène comme une entité amorphe, comme un groupe d’individus isolés, emballés dans les rues et sur les places comme s’ils étaient des sacs de pommes de terre, sans aucun moyen d’affirmer leur volonté indépendante.
Alors, la contradiction est mise à nu: des masses sans voix face à une élite bruyante.»
Alors, la contradiction est mise à nu: des masses sans voix face à une élite bruyante.»
Les mots peuvent paraître durs, l’analyse politique a le mérite d’être claire: si la présence d’ouvriers, d’employés, de chômeurs était massive, ils/elles étaient là seulement comme des individus. En tant que classe, potentiellement consciente de sa force révolutionnaire, la classe ouvrière était absente, ses revendications étaient marginalisées, sans possibilité de trouver place dans une foule ralliée aux termes du pacte anti FM, sous la domination politique de l’alliance de la bourgeoisie libérale, des revenants de l’ère Moubarak et du CSFA.
Je ne sais pas quelle distance sépare le moment actuel de celui qui verra le prolétariat et les paysans pauvres égyptiens engager l’épreuve de force décisive avec l’Etat capitaliste.
Mais je crains qu’on en soit plus éloigné que ce qu’imaginent des supporteurs enthousiastes de la révolution, qui attendent peut-être d’autant plus des masses égyptiennes que les classes ouvrières et la jeunesse en Europe ne sont nulle part engagées dans autre chose que dans des luttes défensives face aux attaques de la bourgeoisie.
Trente mois après la victoire du renvoi de Moubarak, aucune des revendications basiques du mouvement n’a été satisfaite. Comme cela a été signalé ailleurs, les revendications de la pétition Tamarod étaient strictement les mêmes que celles de février 2011.
L’analyse des actions ouvrières, qui sont nombreuses en effet, dégage la même conclusion: il s’agit pour l’essentiel de luttes visant à obtenir l’élémentaire et à faire face à des conditions de vie désastreuses.
Et comment en serait-il autrement dans un pays où 4500 entreprises industrielles ont fermé en deux ans, entraînant le chômage – non indemnisé, faut-il le préciser? – de centaines de milliers d’hommes et de femmes ?
Entre autres exemples significatifs regardons les revendications des ouvrier(ère)s travaillant dans les filatures Misr Spinning de Mahalla, entreprise publique, une concentration ouvrière (25’000 salariés) dotée d’une solide expérience de luttes, ayant joué un rôle important dans la lutte contre le régime entre 2006 et février 2011: application immédiate du salaire minimum et du salaire maximum; augmentation de l’indemnité de repas; augmentation de l’indemnité de transport; des contrats permanents pour tous après 20 ans de présence; possibilité pour les femmes d’accéder à des emplois qualifiés dans les ateliers de confection.
Les travailleurs de Misr Spinning n’en restent pas aux revendications économiques. Ils ont pris leur place dans la chute de Moubarak et ils ont aussi engagé la lutte contre le gouvernement des FM qu’ils accusaient de ne pas plus satisfaire les revendications que Moubarak, sans attendre juin 2013 puisqu’en décembre 2012 ils se sont déclarés «indépendants de l’Etat des FM»!
Ils sont récemment parvenus à la conclusion «qu’ils n’avaient pas besoin d’une direction incapable et corrompue» pour faire marcher l’usine, mais à ce jour ils n’ont pas encore mis en pratique cette conclusion.
Mais, conséquence de leur nombre et de leur expérience accumulée, ils sont loin devant l’immense majorité des travailleurs d’Egypte, dont près de la moitié de la main-d’œuvre est dans le secteur informel, sans droits, sans aucune possibilité d’exprimer leurs exigences.
L’apparition de syndicats indépendants est certes un indice très positif du changement en cours. Mais là encore il ne faut pas se tromper sur la réalité.
Contrairement à ce qu’on peut lire ici et là, les nouveaux syndicats indépendants égyptiens ne sont pas des syndicats révolutionnaires. Ils sont le fruit d’une volonté de travailleurs de ne plus voir leurs revendications servir de faire-valoir aux bureaucrates du syndicat officiel lié au parti de Moubarak, et parfois aux Frères musulmans, principalement pour pouvoir défendre vraiment leurs revendications économiques élémentaires. Des syndicats, quoi! Pour essayer de vendre au meilleur prix sa force de travail et pour tenter d’acquérir un peu de protection sociale et des conditions de vie plus décentes.
Et si j’en crois la lettre qui a été adressée le 9 juillet par Kamal Abu Aita, président de la Fédération des syndicats indépendants, au président de la république par intérim, une nouvelle bataille attend ces syndicalistes: dans ce courrier Abu Aita écrit que «les héros des grèves menées sous les régimes précédents (Moubarak et Morsi) se transformeront en héros du travail et de la production… pour sortir le pays de la crise, en plein accord avec la feuille de route…»
Dans cette bataille la conscience politique progressera. Mais la clarification ne se fera pas en un jour et ce sera d’abord un élément de division au sein de la Fédération.
Car même si on peut craindre que le président de l’EFITU (Fédération des syndicats indépendants) utilise sa fonction comme un tremplin pour accéder à des lieux de pouvoir (il y aura des «ouvriers» dans l’instance de 50 membres qui doit adopter le projet de constitution soumis à référendum), il n’en demeure pas moins que cette possibilité existe du fait que l’EFITU était majoritairement en faveur de l’intervention des militaires.
Affirmer que la dynamique du nombre (les millions…) transcende les limites des slogans et des alternatives politiques mises en avant nourrit sans doute l’espoir que, si on a échoué aujourd’hui, on réussira mieux demain, mais la révolution n’est pas affaire de croyance.
Il ne suffit pas qu’existe un potentiel révolutionnaire et aucune dynamique révolutionnaire magique ne conduit automatiquement à la rupture avec l’ordre capitaliste.
La révolution est une lutte d’émancipation qui ne peut être, suivant l’expression de Marx, «que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes». Elle suppose que les masses (une fraction significative au moins) qui combattent nécessairement d’abord sur des objectifs limités (un salaire décent, un emploi stable, chasser un dirigeant etc.) deviennent conscientes des enjeux et développent au quotidien – et en permanence – une vision politique qui leur permet d’élaborer et de choisir leurs propres solutions et non d’être confrontés à des «alternatives» fabriquées par les élites qui les dirigent aujourd’hui ou par celles qui aspirent à les diriger demain.
C’est pour cela qu’elles doivent construire les instruments d’une authentique démocratie directe qui s’oppose terme à terme à la fiction démocratique qui leur propose de «choisir» périodiquement les représentants qui garantiront avant tout le maintien du système qui exploite et opprime l’immense majorité.
Il n’existe pas de formule miracle, mais l’histoire des luttes d’émancipation, de leurs succès (même partiels) et de leurs échecs nous donnent quelques indications.
Seule une auto-organisation où s’articulent démocratie directe et coopération peut permettre de développer la vision globale d’une société capable de satisfaire les besoins et de répondre aux aspirations de la majorité, sans mépriser les différences de point de vue et les minorités.
Et comme la bourgeoisie ne cédera rien sans que ceci lui soit imposé, ces structures sont aussi des structures de lutte.
La révolution égyptienne (pas plus qu’aucune autre) ne progressera pas si n’apparaissent pas de telles structures de luttes incarnant le pouvoir révolutionnaire, à commencer par des conseils sur les lieux de travail, lieux d’exploitation ou s’incarne et s’exprime au quotidien le despotisme du capital, là ou s’ancrent les rapports sociaux dont la destruction est la condition nécessaire de l’émancipation.
Dans le processus révolutionnaire égyptien les structures de pouvoir populaire sont aussi la seule possibilité de regrouper les révolutionnaires contre les tenants du système et de l’ancien régime, au-delà de la division forces laïques vs forces islamistes.
C’est évidemment une tâche immense, pour laquelle il n’existe aucun mode d’emploi, seulement quelques repères.
Il n’y a pas de modèle puisque jusqu’à ce jour aucune révolution n’a atteint l’objectif de l’émancipation.
Après les échecs répétés des mouvements révolutionnaires des pays capitalistes développés et ceux des mouvements de libération, le mouvement révolutionnaire qui a commencé en Egypte suscite d’immenses espérances.
Mais en Egypte non plus l’enthousiasme et la détermination de minorités actives, même numériquement importantes, ne peuvent suffire et l’impatience ne peut mener qu’aux désillusions.
Il faudra du temps pour que s’accentuent les contradictions du système, pour que s’accumulent les expériences collectives, pour que se développent les coopérations entre les opprimés et pour que la conscience de la nécessité d’une rupture révolutionnaire avec l’ordre établi soit partagée par l’immense majorité.
Peut-être bien que les Egyptiens prouveront que l’émancipation n’était pas qu’un rêve et que l’ardente nécessité de la révolution trouvera en eux l’acteur historique dont elle a besoin.
Ce ne serait pas la fin de l’Histoire, mais à coup sûr pour beaucoup le début d’une autre vie.
(Cet article a été rédigé le 11 juillet 2013, il existe en arabe http://www.ahewar.org/debat/show.art.asp?aid=369362)