Vers la fin
de la souveraineté industrielle en France ?
Alstom,
dernière liquidation ?
Il
est devenu courant de parler de souveraineté alimentaire. En revanche, du tissu
industriel qui permet à une formation sociale et à l’Etat qui la surplombe, de
défendre ou d’acquérir une relative indépendance productive vis-à-vis des
transnationales et des banques, il n’en est guère question.
Et
pourtant, en France, depuis le milieu des années 80, et même avant, la
liquidation s’accélère. Sans parler du textile plus ancien, force est de
constater et d’évoquer quelques exemples du bradage industriel : Alcatel
est devenu finlandais, Lafarge, suisse (Holcim), les Chantiers navals, italiens,
Orange, allemand, l’aéroport Toulouse-Blagnac, chinois. Ce qui a et qui va
encore défrayer la chronique c’est la poursuite du dépeçage d’Alstom. Au regard
de ce qui a pu être construit pendant les Trente Glorieuses, à savoir
l’articulation entre Alstom, la SNCF, EDF, les Chantiers navals, le nucléaire ( !),
sans compter la SACM (Société alsacienne de construction mécanique) démantelée
depuis longtemps, ne restera qu’un souvenir au goût amer, tout comme
l’évanescence du savoir-faire et de l’ingénierie accumulés par les ouvriers,
techniciens et ingénieurs. Force est pourtant de constater que, pour résister
aux pressions des impérialismes étrangers, aux multinationales, encore faut-il
disposer d’une armature industrielle suffisante ; l’exemple du Venezuela,
reposant sur la seule rente pétrolière, est à ce sujet éclairant. La mainmise
de General Electric (US) et de Siemens (allemand) sur le fleuron industriel
français laisse entrevoir le bain de sang social à venir.
Episode
précédent. General Electric (GE) reprend une partie d’Alstom(1)
Sans
revenir sur l’ensemble des péripéties qui ont marqué cette première
liquidation, il convient de souligner quelques points significatifs. La
concurrence exacerbée sur les marchés, la surproduction latente, la course aux
profits et aux dividendes à verser, ont conduit le PDG, peu scrupuleux, à
corrompre à qui mieux mieux pour obtenir des commandes. Les Etats-Unis se sont
dotés des moyens d’une justice extraterritoriale pour poursuivre les
corrupteurs qui leur font de l’ombre ou empiètent sur leurs plates-bandes. Les
réticences à avouer du PDG Kron se sont vite effritées lors de l’arrestation et
de la mise aux fers d’un membre du CA dans une prison américaine et les aveux
qui s’en sont suivis. La passivité du gouvernement français, saisi par
l’omerta, a fait le reste. Il fallait banquer une amende astronomique sous
peine que Kron et Cie ne soient déférés personnellement ou ne puissent plus
mettre les pieds sur le continent américain, voire doivent faire face à une
demande d’extradition.
Il
y eut bien sûr les moulinets de Montebourg mais, tous comptes faits, pour
absorber l’ardoise, la seule solution consistait à introduire le loup dans la
bergerie, à savoir permettre à GE l’étatsunien de s’accaparer les bijoux de
famille. Et c’est ainsi que les ¾ de l’activité d’Alstom, à savoir tout ce qui
concerne l’énergie, sont passés dans des mains étrangères. Macron, alors
ministre de l’économie en 2014, autorisa la vente. Pour enrober l’opération, on
fit valoir en haut lieu que cette cession était assortie d’une condition :
la création sur 3 ans de 1 000 emplois en France. Une clause indiquait que
GE devrait payer une amende de 500 000€ par emploi manquant. Depuis,
quelque 500 emplois ont été détruits et aucune pénalité demandée… Pour
conforter les activités ferroviaires restant dans le groupe Alstom, l’Etat
Hollande/Macron fit pression sur la SNCF afin d’assurer publiquement que des
commandes de trains… régionaux seraient susceptibles de sauver le site de
Belfort. Fallait bien un geste magnanime pour calmer les salariés, la
population, qui, derrière les élus politiques et syndicaux criaient au
scandale. On ne fit pas grand bruit de la démission du PDG Kron qui, pour ce
bradage difficile, reçut la coquette somme de 4,5 millions d’euros.
Episode 2.
General Electric, un mirage
Dans
ce monde de mastodontes et de brutes cupides, la concurrence est sauvage
d’autant que la course à l’accaparement des marchés et la surproduction sont
susceptibles de rogner les dividendes des actionnaires.
Et
GE d’annoncer, en octobre 2017, la cession de 20 milliards d’actifs jugés
insuffisamment rentables. L’action de 6 euros, à Wall Street, a déjà chuté de
25%, suite à la réduction de la moitié des dividendes versés au dernier
trimestre, soit une économie de 4,2 milliards ! Au sein du conseil
d’administration, les fonds spéculatifs, tout particulièrement le hedge fund
Nelson Peltz, s’insurgent face à cette ponction inadmissible.
L’acquisition d’Alstom pour 12 milliards aurait été une erreur… En tout état de
cause, décision est prise de céder 20 milliards d’actifs d’ici 1 ou 2 ans, dans
les secteurs les moins profitables. Que GE, qui compte 300 000 salariés dans
le monde, ait réalisé en 2016 8 milliards de profits (hors dividendes versés),
importe peu. GE Capital, ce secteur comprenant crédits à la consommation ainsi
qu’un pôle média et électro-ménager, est liquidé pour 250 milliards. Les
activités de transport, de pétrole et d’éclairage sont sur la sellette. En
France, GE Power (anciennement Alstom) c’est 854 millions d’économies qui
doivent être réalisées. Le plan dit de restructuration consisterait à se
débarrasser des activités hydrauliques, de la turbine Arabelle pour ne
conserver que les turbines à gaz. Hydro-Alstom, devenu GE à Grenoble, est le
plus menacé : 345 emplois sur 800 liquidés, après la perte de 590 postes
depuis 2016 ! La grève avec occupation, du 4 au 12 octobre, n’a provoqué
que de bas bruits médiatiques… en attendant l’orage ?
Episode 3.
Main basse de Siemens sur la dépouille d’Alstom ?
Alstom
fragilisé, après l’opération GE, Siemens géant du train avec ICE contre les
TGV : ne reste plus qu’au géant allemand à faire main basse sur la dépouille
française. Médiatiquement le processus d’absorption sera dénommé construction
de « l’Airbus ferroviaire » afin de masquer la véritable nature de
l’opération. La concurrence entre Siemens, les japonais Mitsubishi, Toshiba, le
canadien Bombardier et le chinois CARC, est si vive que la concentration
capitaliste européenne justifie le dépeçage de ce qui reste d’Alstom.
L’entreprise Siemens ne reprendra que ce qui l’intéresse ! L’hydro,
l’éolien, voire le nucléaire, semblent l’intéresser. Pour faire le tri et
assurer la transition, un habillage est concocté avec les banques BNP
Paribas, Rothschild et l’étatsunienne JP Morgan ( !). La locomotive ICE
prédominera, tout comme l’avancée technologique « teutonique » dans
l’automation et la signalisation ferroviaire. Reste le bijou de famille
d’Alstom, le train à hydrogène, expérimenté outre-Rhin à Salzgitter et quelques
autres points en passe d’être réglés.
En
haut lieu, il semble déjà acquis que l’Etat n’exercera pas son option d’achat
(2) des actions détenues par Bouygues (plus de 20%). Cette participation du BTP
français dans Alstom avait été présentée, en son temps, comme la manifestation
apparente de l’Etat du maintien d’une politique industrielle française, avec
droit de vote consenti au gouvernement français à la place de Bouygues. Ce
montage de façade, conclu pour 4 ans, est arrivé à terme et le géant du BTP se
retire de l’actionnariat d’Alstom, tout en empochant 500 millions d’euros de
dividendes. Jupiter au petit pied a donné son feu vert d’impuissance. Quant aux
actionnaires restants et ceux de Siemens, il convenait à terme de les rassurer.
L’action de l’ensemble du nouveau conglomérat qui, pour la galerie, se
dénommera certainement Alstom-Siemens ou l’inverse, est valorisée à 8 € l’une,
ce qui correspond à un cadeau global pour les actionnaires de 1,8 milliard €… à
débourser dans les 18 mois !
Pour
l’opinion dite publique, cette absorption sera présentée comme une alliance
paritaire où tous y trouveraient leurs comptes. Au futur conseil
d’administration, seraient présents, sur les 11 membres qui le composent, 5
anciens membres d’Alstom et la présidence reviendrait à Siemens. Faut bien
assurer la transition d’accaparement du savoir-faire industriel du français !
Et des promesses rassurantes, les décisionnaires, ils sont prêts à en faire.
C’est déjà annoncé : la préservation des emplois serait assurée…pendant 4
ans ! Et il y aurait 60 milliards de commandes capables de susciter un
chiffre d’affaires de 15.3 milliards. Ce « plan » comprend toutefois
une clause de chantage face aux possibles mouvements des salariés et aux
atermoiements gouvernementaux qui s’en suivraient : « Si l’opération n’est pas poursuivie jusqu’à
son terme par Alstom, l’entreprise devra verser à Siemens une indemnité de
rupture de 140 millions d’euros à Siemens » !! Ce qui
signifie son étranglement…. définitif.
Episode 4.
En suspens !
Tout
ça était bel et bon, avant l’annonce de Siemens du 16 novembre dernier :
suppression de 6 900 emplois (soit 2% des effectifs) dont la moitié en
Allemagne (3 200), plus… 760 emplois supprimés après la fermeture de deux
sites (Leipzig et Görlitz) et la vente de l’usine d’Erfurt. Quant à la
co-entreprise avec Gamesa (espagnole), spécialisée dans l’éolien, dont Siemens détient
59 % du capital, ce sont 6 000 emplois qui devraient disparaître. Plutôt
que d’investir dans de nouvelles installations, les « énergéticiens préfèrent faire tourner les vieilles centrales à charbon,
rentabilisées » (3). Ce qui importe avant tout, ce n’est ni la
« modernité » écologique, ni les investissements qu’elle
nécessiterait mais bien la recherche à court terme des dividendes les plus
lucratifs. Face au bain de sang social à venir, la riposte des salariés
est-elle envisageable ?
Tracer la
voie à l’alternative au capitalisme
Ce
que montrent le documentaire de David Gendreau et Alexandre Leraître ainsi que
le livre de Jean-Michel Quatrepoint (1), c’est que le pouvoir, au sein des
grandes entreprises comme Alstom, est détenu par un panier de crabes, de
prédateurs et de corrupteurs. Lorsqu’aux yeux des actionnaires, les dividendes
sont insuffisants ou la pression extérieure (en l’occurrence, les menées de la
justice extraterritoriale étatsunienne trop forte), ils n’hésitent pas à se
comporter en tueurs d’emplois. Les restructurations ne sont qu’un euphémisme
facilitant la reconversion des actionnaires dans d’autres domaines plus
rentables.
Le
système du capitalisme financiarisé débridé, c’est celui de la liberté absolue
du Capital qui, à la Bourse, comme dans la finance de l’ombre, vend les usines
tous les jours, soutenu qu’il est par la caste régnante. Que cette dernière
soit de droite ou de gauche, et maintenant « de droite et de
gauche », elle peuple les sommets de l’appareil d’Etat, passant
allègrement des conseils d’administration des banques, des multinationales dans
la haute fonction publique et vice et versa. Formatée dans les grandes écoles
(ENA, HEC…), elle est au service des classes dominantes dont elle assure la
promotion des intérêts contradictoires. Compte tenu de la réalité de la
formation sociale sur laquelle elles règnent, ces castes d’alternance ne se
différencient idéologiquement que par leurs approches sociétales (mariage pour
tous… ou non, etc.) afin d’assurer leur suprématie sur une fraction des classes
sociales. Fondamentalement, cette médiocratie n’est que la face cachée du
despotisme des grands actionnaires mondialisés. L’orchestration, en Europe, de
cette domination est assurée par les institutions européennes, les banques
centrales et le FMI. Malgré la crise de 2007-2008, le logiciel de cette
« gouvernance » n’a pas changé et les paradis fiscaux, montrés du
doigt, continuent de prospérer malgré les révélations successives. N’ont été
mis en demeure que quelques individus… mais, au grand jamais, les filiales des
banques et des multinationales…
En
France, la médiocratie d’alternance ébranlée, a trouvé son sauveur… Pour
combien de temps ? Elle est responsable de la capitulation de la France
industrielle, elle liquide les acquis sociaux et met le pays en situation de
dépendance. Son mépris de classe en devient indécent : après les quartiers
à « nettoyer au karcher »,
les « sans dents »
hollandais, voici les « fainéants »,
les « jaloux », les « fouteurs de bordel » qui
n’acceptent pas cette morgue et la précarisation de la société comme seule
solution d’avenir.
Quant
aux directions syndicales, à quelques exceptions près, elles répandent, au-delà
de leurs divisions catastrophiques, une mentalité de vaincus d’avance. Lorsqu’elles
n’accompagnent pas les désirs des gouvernants (CFDT), elles se conduisent comme
un groupe de pression faisant se succéder défilés et conciliabules, pour faire
le tri avec les prédateurs, entre ceux qui, salariés, seront vendus ou
licenciés avec indemnités avant de connaître le chômage, la précarité voire la
misère. Les médias encensent, de leur côté, l’apparente bonne volonté des « partenaires
sociaux » pour mieux stigmatiser les révoltés « irresponsables ».
Enfin,
il y a ceux, nostalgiques de la France gaulliste et dirigiste du capitalisme
d’après-guerre, qui préconisent (comme Jean-Michel Quatrepoint !) le
retour à un « Etat stratège » face à la concurrence exacerbée. Cette
illusion repose sur la croyance dans la métamorphose des hauts fonctionnaires,
tout particulièrement à Bercy, qui seraient en capacité de négocier la mutation
industrielle au profit des intérêts français, voire européens. Cette fraction
regroupe les néo-gaullistes, les ex-chevènementistes, les partisans d’Asselineau,
Dupont Aignan et autres Montebourg.
Restent
les salariés eux-mêmes, apathiques, résignés ou réfractaires. Si la rupture
avec le capitalisme et la médiocratie signifie réellement l’extension de la
démocratie aux producteurs de la richesse sociale et non la bonne volonté des
rentiers du capital, alors les questions fondamentales jamais posées doivent
l’être sur la scène publique. Est-ce à une poignée de grands actionnaires, et à
leurs PDG, de décider ce que l’on doit produire, de la manière dont on doit
produire (conditions de travail, qualité des produits…) et, en définitive, pour
satisfaire quels besoins ?
Passer
à l’offensive, c’est, dans les faits, construire d’ores et déjà, un autre
modèle. Et en ce qui concerne les Alstom, GE, Siemens, force est de constater
qu’outre les entreprises allemandes, Belfort n’est pas seul. Il y a les sites
d’Ornans, de Reichshoffen, de Le Creusot, de Villeurbanne, de Petit Quevilly,
de Tarbes, de la Rochelle, de Valenciennes, les salariés belges de Charleroi,
les allemands de Stendal, de Salzgitter, les Italiens de Sesto, de Bologne…
Qu’est-ce qui empêche la tenue d’un Congrès des producteurs (ouvriers),
l’avènement de cet évènement faisant vivre d’ores et déjà la démocratie sociale
et économique ? Est-il inenvisageable de désigner dans les ateliers, par
usine, des délégués élus par la base (y compris les sous-traitants), de
s’entendre sur un mode d’élection pour enfin débattre de l’avenir industriel, y
compris dans sa dimension écologique ?
Ce
mode d’action préfigurant l’association des travailleurs, non seulement
élargirait la mobilisation, la base des syndicats et effriterait la
bureaucratie de leurs directions, façonnerait une unité retrouvée, mais surtout
ébranlerait, déstabiliserait le pouvoir des actionnaires. Seuls les producteurs,
par leurs propositions, leurs modes d’action, semblent en capacité de faire
surgir par leurs appels, une unité populaire posant la question de
l’alternative au capitalisme et du contrôle ouvrier, ici et maintenant. Cette
utopie rationnelle se heurte, pour l’heure, à l’absence de forces de
transformation sociale au sein de la masse des travailleurs. Mais le bain de sang
social à venir pourrait bien faire surgir des énergies nouvelles, débarrassées
des miasmes de la pensée dominante.
Gérard
Deneux, le 4.12.2017
(1)
Pour en savoir
plus, voir le remarquable documentaire Guerre
fantôme, la vente d’Alstom à General
Electric de David Gendreau et Alexandre Leraître et lire Alstom, scandale d’Etat de Jean-Michel
Quatrepoint, ed. Fayard
(2)
Bouygues détient
28.3% du capital d’Alstom jusqu’en octobre 2017. Le prêt de ces actions à
l’Etat, à raison de 20% avec option d’achat, devait permettre à l’Etat présent
au conseil d’administration de sauver Alstom. Cette bizarrerie négociée, en son
temps par Montebourg, n’a de fait été qu’un montage inoffensif
(3)
Voir l’article de
Cécile Boutelet, Le Monde du 18
novembre 2017
SOLVAY France,
perdu
L’annonce
du 19 septembre dernier est l’acte de décès de ce qui restait du groupe Rhône-Poulenc. Nationalisé en 1982, ce
groupe chimique avait retrouvé une certaine vigueur avant d’être livré aux
actionnaires. Son heure de gloire fut le nylon qui ne pesait plus que 15 % du
chiffre d’affaires ; ses applications dans l’automobile, sa branche
pharmaceutique, ses activités pétrolières et gazières se sont heurtées à la
concurrence de l’états-unien DowDuPont et du chinois Kingfa… et à l’avidité de
ses actionnaires successifs.
Née
du groupe Rhône-Poulenc, la Rhodia, devenue
Solvay (belge) en 2011, s’était déjà
délestée de nombre de ses productions (PVC, acétate et cellulose…).
La
vente au groupe allemand BASF, de
l’unité Polyamide, bradée à 1,6 milliard d’euros ses 12 usines dont les 3
françaises de Chalampé (Haut-Rhin), Lyon et Valence, s’est réalisée
pratiquement dans l’indifférence générale : 2 400 salariés ne
semblent être qu’une variable d’ajustement dans la restructuration du
capital.