Moyen-Orient.
Guerres et (ou) révolutions
Après
l’écrasement des « printemps arabes », faut-il désespérer des peuples
du Moyen-Orient ? A la grande révolte a, certes, succédé la
contre-révolution mais il semble bien que le feu couve sous la braise. L’Etat
profond n’a de facto pas été atteint. Qui plus est, les guerres ravagent les
différents pays et ont suscité l’engagement des impérialismes, y compris
régionaux.
La
balkanisation de la région pourrait d’ailleurs provoquer un embrasement général
pour un nouveau partage par les pays dominants. Toutefois, ceux comme la
Turquie, l’Iran, l’Arabie Saoudite (1), qui espèrent tirer profit de cette
région hautement inflammable, sont autant de maillons faibles dans les chaînes
des puissances qui s’opposent.
La
revue de la situation des différents pays, les révoltes qui s’y sont déroulées
dernièrement, la nature de la guerre qui prend forme dans certains d’entre eux,
peuvent illustrer l’interrogation : guerres et (ou) révolutions ?
1 – Des pays
sous la pression sociale
La Tunisie en effervescence
Plus
de 7 ans après la fuite de Ben Ali en Arabie Saoudite, la coalition (Nidaa
Tounes et le parti islamiste) a restauré un pouvoir autoritaire, mis sous le
boisseau la Constitution de 2014 et reculé la date des élections. L’amnistie
des corrompus du régime précédent, et le retour des benalistes, se sont conjugués avec l’austérité budgétaire. En
janvier, des manifestations importantes ont mis en cause le pouvoir. Les jeunes
au premier rang, le Collectif « Qu’est-ce
qu’on attend », le Front Populaire, se sont insurgés contre la
confiscation de la « révolution ». La répression s’est traduite,
notamment, par l’arrestation de 800 personnes. Mais l’aspiration à la
« justice sociale » demeure, y compris dans « l’arrière-pays
oublié », même si le syndicat UGTT fait tout pour étouffer les nombreuses
grèves. Le marasme économique perdure : le secteur du tourisme est touché,
tout comme les industries (phosphate, textile). Les investissements étrangers
ont reculé de 40% depuis 2012, la dette publique avec l’intervention du FMI ne
peut qu’augmenter. L’institution financière a, en effet, promis 2,3 milliards
de prêts sur 4 ans à condition de « dégraisser », pour le moins, la
fonction publique, moyen qu’avait utilisé le nouveau pouvoir pour tenter
d’acheter la paix sociale en embauchant massivement.
Au Maroc, le roi préservé, jusqu’à
quand ?
Si
le « printemps » marocain a vite été étouffé, les problèmes sociaux
et les inégalités abyssales demeurent. En octobre 2016, un fort mouvement
social dans le RIF a mobilisé cette région déshéritée. Réprimé en mai 2017,
après des centaines d’arrestations, il se traduit, depuis septembre 2017, par
le procès de 54 « activistes ». Ils risquent de 5 à 20 ans de prison.
En
février 2017, plus au sud, à Jerada, le mouvement a rebondi réclamant « du pain, du travail, de l’eau et de
l’électricité ». Si les mines de charbon ont fermé, des puits
clandestins ont prospéré pour le plus grand bénéfice des « barons du charbon » qui ont
encaissé des milliards de dirhams à la fermeture des mines.
Dans
cette région de l’Oriental, près de la frontière algérienne, 32% des actifs
sont au chômage contre 16% à l’échelle nationale. Le roi a vite dépêché sur
place ses ministres de l’énergie et de l’agriculture mais « les habitants n’ont rien lâché ».
La dignité et la justice n’ont pas de prix.
En Egypte, la chape de plomb sous
pression
La
« révolution » du 23 janvier 2011, après l’intermède de l’islamiste
Morsi, s’est traduite par un coup d’Etat de l’armée. Le dictateur Sissi a verrouillé
le pays après une répression terrible, y compris contre les « activistes »
démocrates. Entre le 14 et le 16 août 2013, plus de 1 000 personnes ont
été tuées.
Les
risques d’émeutes irrépressibles sont en germe. L’Egypte est une bombe
démographique et sociale où vivent 95 millions d’habitants sur 6% du
territoire. Si le chômage officiel est de 12%, 2 millions de jeunes arrivent
chaque année sur le marché du travail ; le taux de pauvreté à 20% augmente
de façon dramatique, la malnutrition touche 21% des enfants de moins de 5 ans ;
l’inflation est à 30%.
Si
les pétromonarchies du Golfe ont sauvé provisoirement Al Sissi et son régime
par un prêt de 20 milliards de dollars, si le FMI s’apprête à verser 12 milliards
en 3 ans, le piège de la dette risque de limiter drastiquement les marges de
manœuvre du régime : TVA en hausse, baisse des salaires dans la fonction
publique, électricité et gaz en voie de privatisation, baisse de 30% des
subventions sur les produits de première nécessité. L’illusion d’un retour au nasserisme, qui a conduit à la réussite
du coup d’Etat de l’armée, est en passe de s’effondrer.
La mollahcratie iranienne mise en cause
Ce
pays de 80 millions d’habitants, engagé dans la guerre en Syrie, a vu surgir un
vent de colère sociale dans plus de 40 villes. Les manifestants, à la
différence de la vague de protestation de 2009 qui avait touché Téhéran pour
demander plus de liberté et de droits sociétaux, s’en sont pris violemment aux
bâtiments publics et aux forces de répression. C’est la base populaire,
islamisée, du régime qui est entrée en révolte. La dégradation des conditions
de vie, l’inflation, le chômage à 12,4%, les pénuries, les salaires impayés, en
sont la cause ; 30 à 40% des jeunes sont au chômage, les épargnants sont
victimes de la spéculation des banques frauduleuses.
On
comprend les « libéraux » qui, face aux conservateurs réactionnaires
de cette théocratie qui se délite, fassent tout pour desserrer les sanctions
états-uniennes, faire revenir les investisseurs occidentaux et ranimer la rente
pétrolière en souffrance. La répression à coups de canons à eau, de gaz
lacrymogènes et d’emprisonnements massifs ne peut que renforcer l’impopularité
du régime.
2 – Les
guerres, le grand jeu et la révolution.
Au Yémen, le chaos et l’enlisement des
interventions étrangères
Le
printemps yéménite contre la dictature a été confisqué par la rébellion des
Houthistes, ces chiites longtemps réprimés. L’alliance contre nature de ces
derniers avec l’ex-président Saleh, s’est retournée contre lui. L’intervention
militaire de l’Arabie Saoudite et de la coalition sunnite, qu’elle a constituée
pour restaurer un pouvoir sunnite à sa botte, s’est traduite par une guerre
effroyable : bombardements aveugles de la population civile, des hôpitaux,
des écoles, famine utilisée comme arme de guerre… Si les Houthistes ont dû
céder au sud, ils demeurent dominants au nord, tiennent la capitale Sanaa. La
multitude de groupes rebelles au sud et à l’est, où sévit Al Qaida, a fait
émerger une volonté sécessionniste, encouragée par les Etats Arabes Unis. Abou
Dhabi, qui possède des troupes au sol, s’oppose désormais à la volonté
hégémonique de Riyad. La partition du pays, voire son éclatement dans des
souffrances sans fin, augure mal, pour l’heure, d’une issue positive.
Reste
que pour l’Arabie Saoudite (1), cette guerre lui coûte 1 milliard de dollars
par mois.
La Syrie en voie d’implosion et la
révolution
Avec
ses alliés intéressés, le boucher Assad a réussi à reprendre le contrôle d’une
partie de la Syrie. Lui reste à reprendre, contre les groupes rebelles
islamistes, la Goutta près de Damas, et la région d’Iblid. Il s’y emploie avec
force bombardements. La Russie et l’Iran ont créé à son égard une situation de
dépendance qui fait dire, qu’à terme, le tyran n’y survivra pas.
Le
« printemps » syrien, sous les coups de l’impitoyable répression,
s’est transformé en lutte armée téléguidée par les pétromonarchies et la
Turquie. Cette dernière risque la perte d’influence qu’elle espérait gagner en
aidant les djihadistes à sa botte.
C’était
sans compter avec les Kurdes qui, en alliance avec les Etats-Unis, ont pu après
leur victoire à Kobané puis à Rakka, organiser la déroute de l’Etat islamique.
Et, dans cet espace de peuplement kurde en Syrie, le Rojava, ils ont su déjouer
les oppositions sectaires et constituer le Front Démocratique Syrien (FDS).
En
effet, dans cette guerre civile syrienne, objet d’interventions étrangères
multiples, le parti pour l’unité démocratique (PYD) profitant du retrait de
l’armée syrienne a pu, dès juillet 2012, constituer de vastes régions libérées
au nord de la Syrie. Dans les 3 cantons de Cizre, Kobané et Afrin, des
assemblées législatives multipartites comprenant 40 % de femmes, se sont dotées
d’un gouvernement cantonal autonome, disposant de 3 langues officielles, le kurde,
l’arabe et l’araméen.
La
remise en cause des mariages forcés, de la polygamie, des crimes d’honneur, la
constitution d’unités de protection de la femme (YPJ) et le projet de
fédération démocratique syrienne, constituent de fait, dans le Moyen-Orient,
une force de transformation révolutionnaire incompatible avec la tyrannie
d’Erdogan, le nouveau « sultan turc ». Le PKK, en Turquie, possède la
même idéologie inspirée par le leader Ocalan emprisonné, conçue par le théoricien américain, Murray Bookchin, qui
prône la révolution par le bas, communale, multiethnique, écologiste.
Sur
un territoire grand comme la Belgique et comprenant 2 millions d’habitants, les
Kurdes syriens sont une épine dans le pied des USA et de la Russie. Certes, ils
tentent de les instrumentaliser. Les USA s’en sont servi comme chair à canon
dans la reconquête des territoires d’implantation de l’Etat Islamique, les
Russes en les poussant à participer aux négociations qu’ils ont initiées à
Sotchi… sans y parvenir.
Quel
peut être l’avenir des FDS qui, dans leur avancée le long de l’Euphrate contre
Daech, ont réussi à rallier des Arabes et d’autres minorités ? La présence
de 2 000 conseillers US et la protection de l’aviation états-unienne, les
préservent pour le moment des assauts russes et syriens. Cette protection est
toutefois, pour les Etats-Unis, intéressée : le Rojava possède en effet la
moitié des réserves pétrolières de la Syrie et reste dépourvu de raffineries…
Le
20 janvier 2018, l’armée turque, assistée de 20 000 supplétifs syriens,
ladite Armée Syrienne Libre, a envahi la région d’Afrin, avec l’accord tacite
de la Russie et la passivité US qui appelle Erdogan « à la retenue ».
Les Kurdes vont-ils être sacrifiés au « grand jeu » du prochain
partage néocolonial de la Syrie ?
La
passivité des peuples fait penser aux guerres balkaniques qui ont précédé la
guerre 14/18. Si comparaison n’est pas raison, il n’en reste pas moins que,
derrière les protagonistes, sur le terrain, s’affrontent Poutine et Trump,
assistés de « nains » occidentaux qui n’hésitent pas à armer les pétromonarchies
réactionnaires. Cette lutte d’influence est à peine masquée par la volonté des
puissances régionales (Iran, pays du Golfe, Turquie) de mener la guerre avec ou
sans procuration.
Si
l’enlisement de la Turquie advenait après celui de l’Arabie Saoudite au Yémen,
à coup sûr, la légitimité des pouvoirs de ces régimes en serait ébranlée.
Pour ne pas
conclure
Les
printemps arabes se sont heurtés aux Etats profonds. Si quelques libertés ont
été acquises, elles ont vite été réduites (Tunisie), voire pour la plupart,
anéanties. Les problèmes sociaux qui en furent leurs raisons d’être, non
seulement demeurent, mais sont plus explosifs que jamais. Le paysage politique
et militaire est en pleine transformation. La mondialisation financière
néolibérale et austéritaire, le repli états-unien en Irak et en Afghanistan, on
fait surgir des volontés de puissances antagonistes pouvant déboucher sur de
nouvelles guerres. Le tigre blessé US peut, avec Trump, être beaucoup plus
agressif. Son réarmement massif, la volonté affichée d’utiliser, au besoin,
l’arme nucléaire « miniaturisée », laissent augurer le pire contre
l’Iran. La distance prise par la Turquie d’Erdogan avec l’OTAN, son rapprochement
avec la Russie de Poutine, aggravent encore les dangers de confrontations. Et
c’est sans compter avec les rodomontades de Trump contre la Corée du Nord et la
Chine…
L’ère
des guerres et des révolutions serait-elle de retour dans des conditions encore
plus effroyables que lors de la guerre 14-18 ?
Gérard
Deneux, le 19.02.2018
(1)
La situation
intérieure de l’Arabie Saoudite aurait mérité un développement. Il aurait en
revanche complexifié cet article. Pour en savoir plus sur ce pays, lire
l’ouvrage pédagogique l’Arabie Saoudite
en 100 questions, de Fatiha Dazi-Heni, présenté dans la rubrique Nous avons
lu
(2)
En Afghanistan,
les talibans contrôleraient les 2/3 du pays. Ils mènent, en concurrence avec l’Etat
islamique, des attaques meurtrières de plus en plus fréquentes à Kaboul. Les
USA, après s’être désengagés puis, avec Obama, réinvestis (le Surge), ne
contrôlent plus la situation et encore moins le gouvernement corrompu de
Kaboul. Trump est mécontent de l’attitude du Pakistan : de ses frontières
poreuses accessibles aux talibans, de l’enclave du Waziristan où les talibans
entretiennent des réseaux liés aux services secrets pakistanais. Depuis 15 ans,
les USA ont fourni 33 milliards de dollars d’aide à ce pays pour de piètres
résultats. L’aide 1,1 milliard par an a donc été remise en cause : 50
millions gelés en juillet, retard de 255 millions en janvier 2018. La Chine
profite du vide laissé en développant une aide économique (grands projets
d’infrastructures).
Quand Israël
s’invite à la fête meurtrière en Syrie
Le 10 février 2018, prenant prétexte de l’intrusion
d’un drone en Israël, alors même que les violations de l’espace aérien syrien
sont monnaie courante ainsi que les « frappes » contre le Hezbollah,
Netanyahou a répliqué : bombardements d’une base aérienne près de Damas,
tuant de nombreux soldats dont des Russes. Des missiles sol-air syriens ont
abattu un avion israélien. « L’impunité » et la supériorité d’Israël
ébranlées, provoquèrent la fureur sur-jouée de Netanyahou, empêtré qu’il est
dans des scandales affairistes.
A la conférence pour la sécurité à Munich le 18
février, les conditions verbales à l’intensification de la guerre
s’étalèrent : Netanyahou, pousse au crime, déclara « Le moment est venu d’agir contre l’Iran »,
l’Américain approuva en s’indignant contre l’extension de l’influence de ce
pays. Le Russe affirma qu’Assad était « seul légitime » et le Turc prétendit
s’installer définitivement dans la région d’Afrin…
La Commune
du ROJAVA
A l’été 2014, le monde découvre les combattant-e-s kurdes
qui font reculer Daesh à Kobané. Le sacrifice de ces jeunes venus de toutes les
régions kurdes était bien sûr motivé par la nécessaire résistance à la barbarie
de l’Etat Islamique mais cette détermination s’appuyait également sur la
volonté de se battre pour une société libre, démocratique et égalitaire pour
toutes et tous. Depuis 20 ans, le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) a
opéré une réorientation idéologique. Influencé par le libertaire écologiste
étatsunien Murray Bookchin, Abdullah Ocalan a appelé à l’élaboration d’un
nouveau paradigme qui confère à la démocratie directe un rôle central. Justice
sociale, égalité entre les sexes, inclusion des minorités et démocratie de conseils
(quartier/village/canton) donnent forme à une révolution encore en cours. On
dit de la poudrière du Moyen-Orient qu’une nouvelle guerre mondiale pourrait
s’y déclencher. Mais on y voit naître aussi des idées et des pratiques qui
montrent qu’un autre monde est possible. C’est ce que nous propose de découvrir
le livre La commune du Rojava. L’alternative kurde à l’Etat-nation, coordonné par Stephen Bouquin,
Mireille court, Chris Den Hond, avec la contribution entre autres de David
Graeber, John Holloway, Michael Löwy, Immanuel Wallerstein et d’autres
sociologues, philosophes, journalistes, militants. Edition Syllepse.
Voir également, en accès libre sur youtube, le
documentaire Rojava : une utopie au cœur du chaos syrien de Mireille
Court et Chris den Hond (tourné en
juillet 2017).
Lire aussi dans le
Monde Diplomatique l’article sur ce thème de Mireille Court et Chris den
Hond, paru en septembre 2017.