Nouvelle
Calédonie ou Kanaky ?
Le
4 novembre prochain, suite aux accords de Nouméa de 1998, aura lieu un
référendum, la population calédonienne devant se prononcer pour ou contre
l’indépendance. Cette colonie française, devenue un département disposant d’une
certaine autonomie, fait partie de la chaîne des confettis de l’empire colonial
de la « République ». Cette collectivité territoriale, constituée
d’îles et d’archipels, est située dans l’océan Pacifique Sud à pratiquement
égale distance de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande (1 400 km) mais… à
16 740 km de la France. Sans connaissance du passé imposé par les
gouvernements coloniaux, les enjeux présents confinent à la méconnaissance,
voire à l’indifférence. Pour les plus aisés, la Nouvelle-Calédonie devrait
rester un territoire voué au tourisme quand ce n’est pas à l’enrichissement
rapide de métropolitains qui pourraient y séjourner. Or, le passé colonial ne
passe pas ; il reste inscrit dans l’histoire de ce territoire malgré les
« réformes » néocoloniales. Malgré toutes les tentatives de dissoudre
les aspirations à l’indépendance, la volonté de se débarrasser de la tutelle de
la France demeure. Pour l’heure, la résistance à l’oppression a connu certes
quelques avancées mais surtout à travers des échecs et des répressions
sanglantes du peuple Kanak.
Colonisation
et résistances
C’est
sous Napoléon III, le 24 septembre 1853, que la « France » prend
possession de l’île et de ses dépendances. L’heure est à la compétition
coloniale avec la Grande-Bretagne. De 1842 à 1906, cette expansion impériale se
poursuivra dans cette région Pacifique (Tahiti, Wallis et Futuna, les Nouvelles-Hébrides…).
La stratégie d’occupation est pensée en termes de colonisation de peuplement
comme en Algérie. Pire, il s’agit de faire de la Nouvelle Calédonie
« l’Australie de la France » par la disparition progressive des
indigènes kanaks et une terre de relégation (pour les condamnés, Communards et
droits communs) (1). 1864 est la date d’ouverture du bagne, qualifié de colonie
pénitentiaire à « vocation
humanitaire ». Elle s’accompagne d’une politique d’expropriation
foncière, d’enfermement des Kanaks dans des réserves. Cette réalité évoque le
sort des Indiens d’Amérique du Nord, voire des Palestiniens. L’île n’est-elle
pas un territoire sans peuple ou en voie de le devenir ? De 100 000
Kanaks, il n’en reste plus que 34 000 en 1900 et 27 000 en 1920.
Malgré la colonisation de peuplement
entreprise, les anciens bagnards restés sur place et les Européens qui se sont installés,
ne sont que 14 200 en 1901. La République française va dès lors,
encourager l’immigration d’Asiatiques, de Polynésiens pour combler le déficit
d’Européens volontaires et ce, d’autant plus que la fin du 19ème
siècle est aussi celle de l’exploitation des mines de nickel. Il s’agit, non
seulement de « planter du Blanc »
mais également, de submerger le peuple kanak d’autres immigrants, ce qui, dans
la novlangue deviendra « la riche
diversité ethnique ». En effet, malgré le code de l’indigénat (2),
imposé en mai 1871, et le recours au « travail forcé » au profit des
colons, les Kanaks s’opposent et ne sont même pas intéressés par les salaires
de misère dans les mines. Quant aux « colons
européens trop rares, trop chers », ils répugnent à travailler à la
mine sinon comme gardes-chiourmes (3).
Les révoltes localisées qui s’accumulent sont motivées par le refus du
salariat et du travail forcé ainsi que par l’opposition à la christianisation
et à la spoliation des terres. En 1878,
l’exacerbation est à son comble (4), l’insurrection
éclate. Elle va durer 10 mois, provoquant la mort de 200 colons et de
1 200 Kanaks. La répression est impitoyable, 1 500 villages sont
incendiés, les prisonniers exécutés, les chefs de tribus déportés. Le chef Ataï
est décapité, sa tête est envoyée en 1879 à Paris… au musée ethnographique.
Pour encourager les soldats, une prime est versée pour chaque rebelle tué.
Mais, comme la soldatesque apportait surtout des oreilles de femmes et
d’enfants, la pièce à conviction d’élimination devint la tête, suite à
décapitation.
1917,
nouvelle insurrection provoquée par le refus kanak de l’enrôlement forcé dans
l’armée française et de nouvelles spoliations de terres. La répression fut tout
autant impitoyable quoique plus… civilisée. Une prime de 20 francs fut attribuée
pour un prisonnier et 25 F pour un « mélanésien » tué.
Noyer le
nationalisme kanak
A
la répression susmentionnée, succéda en apparence une longue nuit des
aspirations kanaks dans la période de l’avant et de la 2ème guerre
mondiale (5). Puis vint la période des mouvements de libération nationale. A la
fin de la guerre d’Algérie, le gouvernement, conscient du renouveau
nationaliste, installa 2 600 Pieds-noirs en Nouvelle Calédonie. En 1972,
le 1er ministre Pierre Messmer incita à poursuivre l’effort d’implantation
de « blancs » pour constituer « une masse démographique majoritaire y compris avec femmes et enfants ».
Cette stratégie fut couronnée d’un relatif succès. Les Kanaks représentant 51.1
% de la population, se réduisirent à 42.4%, remontant à 44 % en 1996. De 2004 à
2009, pour la contrer, 14 000 métropolitains furent installés avec des
avantages confortables (salaires des agents de l’Etat (notamment) majorés de 73
à 94 % par rapport à ceux versés en France). Cette marginalisation des Kanaks
s’accompagna d’une division géographique. Dans les îles Loyauté, les Kanaks
représentaient 94 % de la population, 70 % dans le Nord de la « Grande
Terre » et seulement 26 % dans la province du Sud (chiffres 2004).
Le
pillage pouvait en apparence se poursuivre : le nickel qui représente 20 %
des ressources mondiales fut extrait à raison de 7.5 millions de tonnes
par an, la pèche de thons, de crevettes suivit l’augmentation de la demande
mondiale. Il fut d’autant moins question d’abandonner ce confetti de l’ex-empire
(18 500 km2) après la découverte non encore exploitée de ressources en
hydrocarbures du sous-sol marin. En outre, l’heure était aux essais nucléaires
à proximité (6) et à la maîtrise des mers, face à la concurrence des USA et de
la Chine. Toutefois, c’était sans compter sur la résurgence des mouvements
kanaks.
Mobilisations,
répression et néo-colonialisme (1974-1988)
1969,
apparition des « foulards rouges »
du groupe 1878 (en l’honneur de la première insurrection) qui fusionnent en
1975, pour donner le FLNKS après 1979. En 1974, la polarisation sociale s’est
accentuée, les « tribus » délaissées ne disposent ni de
l’électricité, ni de l’eau courante et l’indépendance acquise par de nombreuses
îles du Pacifique dès 1962 fait renaître l’espoir. Le 24 septembre, une
manifestation contre la commémoration de la conquête coloniale de 1853 est
suivie de nombreuses arrestations, notamment de femmes.
Giscard
d’Estaing par le statut Stirn (7) et le plan dit de développement économique tente
la stratégie d’intégration. Le Front Indépendantiste refuse ses manœuvres, en
appelle à l’ONU. Il est soutenu par les Etats non-alignés et ceux de la région Pacifique
opposés aux essais nucléaires français. Les colons lui opposent une stratégie
de tensions qui aboutit à l’assassinat du leader indépendantiste Pierre Declerq
en 1981. Les Kanaks multiplient les barrages routiers, les sit-in, les
manifestations face à l’indifférence affichée du gouvernement français. Le
FLNKS en 1984 appelle au boycott actif des élections (49.87 % d’abstention
parmi les Kanaks) et ensuite à des actions de plus en plus dures :
occupations de mairies, de la gendarmerie de Thio puis d’Ouvéa, séquestration
du sous-préfet des îles Loyauté, barrages routiers, occupation de la ville de
Thio du 30 novembre au 12 décembre. Aux manifestations pacifiques mais
déterminées, les colons répondent par des expéditions meurtrières. Sur les murs
de Nouméa, les slogans sont limpides : « Colon prends ton fusil », « Caldoches, aux armes »… Et le 5 décembre 1984, c’est le
massacre de Hienghène, 10 Kanaks sont tués, les 7 colons responsables seront… acquittés
en septembre 1986. Le 12 décembre 1986, Eloi Machoro et Marcel Nonnaro, deux
leaders indépendantistes, sont assassinés (pardon… « neutralisés »)
par le GIGN en collaboration avec des colons d’extrême droite. On apprendra en
1986, aux Assises de l’Aisne, après le retour de la droite au pouvoir, et par
la voix d’un ex-gendarme : « Nous
avions l’ordre d’exécuter les deux hommes ». Cette période de la
gauche au pouvoir, c’est en Kanaky, celle de l’état d’urgence, des ratonnades
organisées par les colons.
En
1986, la donne change. Le FLNKS a obtenu la résolution suivante de l’Assemblée
générale de l’ONU : « la
Nouvelle-Calédonie est un territoire à décoloniser ». Le statut Pons,
tout en maintenant la négation du peuple kanak et en procédant à une modeste
redistribution des terres, promet un référendum d’autodétermination pour
septembre 1987. Le FLNKS appelle au boycott. A la tentative d’élimination des
leaders succède celle du quadrillage militaire. 8 000 soldats et unités
d’élite débarquent à Nouméa, soit 1 militaire pour 7 Mélanésiens (les nazis
furent bien moins nombreux proportionnellement dans la France occupée !) (8).
Le FLNKS maintient la mobilisation malgré le rapport des forces
défavorable : campagne de boycott des élections, mais tout va basculer le
22 avril 1988.
Ouvéa.
Terreur d’Etat suivie d’intégration pour neutraliser
Ce
jour-là, l’occupation pacifique de la gendarmerie du village de Feyaoué dérape.
Un officier des gardes-mobiles tire, le premier sang versé est kanak, 4
gendarmes sont tués et 16 autres faits prisonniers (non
« otages » !). Les militants se réfugient dans la grotte d’Ouvéa.
Immédiatement, un contingent de 270 militaires ratisse la région ; par des
brutalités, des tortures, ils parviennent à obtenir le lieu où se cachent les
« ravisseurs ». Le gouvernement Chirac-Mitterrand (cohabitation)
refuse toute négociation et la médiation proposée par le FLNKS. L’option de
l’assaut violent est retenue, la zone de guerre est interdite aux témoins et
journalistes. Le 5 mai, on dénombre 19 morts kanaks dont des blessés exécutés
et 2 du côté des militaires français. Si Chevènement admettra qu’il y a eu des
actes individuels contraires au devoir de l’armée mais qu’ils ne sauraient
entacher son honneur, si Rocard en 2008 affirmera que « des meurtres ont bien été commis »,
ceux qui ont donné l’ordre du massacre au sein de la « monarchie
républicaine » ne seront jamais inquiétés. Cette « victoire »
militaire est en fait une défaite politique. Depuis lors, l’aspiration à
l’indépendance est largement majoritaire dans le peuple kanak. Il convient donc
de négocier pour neutraliser et gagner du temps. Le 26 juin 1988, les accords de Matignon son signés. Le
FLNKS est reconnu comme représentant des Kanaks. Mais le compromis reste flou,
silencieux sur le sort des prisonniers politiques. Il est suivi de nouveaux
accords sur la composition du corps électoral, le principe d’amnistie sauf
exceptions les plus graves ainsi que sur la définition des compétences des 3
provinces. Les accords divisent les indépendantistes, en particulier ceux qui y
voient une trahison de l’objectif d’indépendance. Jean-Marie Tjibaou et Yeiwene
Yeiwene sont assassinés. Le pouvoir à Paris va jouer sur cette division en
pariant sur la dérive politicienne des élus kanaks et la réalité minoritaire
des « natifs ». En outre, des pressions vont être exercées sur les
Etats de la région qui ont soutenu l’indépendance kanak à l’ONU. La Nouvelle-Zélande
quant à elle après les excuses du régime présidentialiste français
percevra, pour la destruction du Rainbow Warrior (9) appartenant à Greenpeace,
7 millions de dollars.
Et
maintenant ?
Après
les tractations sur le corps électoral visant, pour les indépendantistes, à
éviter l’afflux de populations européennes et parvenir à ce qui est dénommé « rééquilibrage »
- qui est loin d’être atteint - toute une campagne de propagande est développée
pour susciter la peur. S’isoler de la France serait catastrophique.
Si
la France injecte 1,3 milliard d’euros par an, c’est surtout pour payer les
fonctionnaires d’Etat qui résident dans l’archipel. Cette somme ne représente
d’ailleurs que 15% du PIB et, par ailleurs, 80 % des compétences transférées
sont assumées localement (santé, aides sociales, retraites, infrastructures).
Certes, il resterait à financer de nouvelles fonctions (justice monnaie,
enseignement supérieur, défense). C’est possible. Depuis 30 ans, des cadres
administratifs, politiques… ont émergé. Quant aux coûts, un gouvernement
indépendant pourrait abroger la gratuité des installations militaires
françaises, remettre en cause la zone économique exclusive marine au profit des
industriels français, tout comme le rapatriement de leurs profits en métropole
et contingenter, par ailleurs, l’achat de produits français. La Kanaky aurait
en effet tout intérêt à construire son développement avec son environnement
proche dans le Pacifique. Mais qu’en serait-il de l’apport économique et social
de la France ? Et la propagande de faire valoir que le PIB par habitant
est supérieur à celui des pays de la Loire, le taux de croissance à 3 % et (en
2011) le salaire médian mensuel de 1 927 euros alors qu’il n’est que de
1 630 en France. C’est occulter, non seulement le niveau moyen des prix,
de 24 % supérieur à la zone euro (une pizza vaut 16€ à Nouméa) mais surtout, les inégalités sociales
énormes. En 2009, 55 % des Kanaks de 15 à 64 ans sont sans emploi (34 % pour
les non-Kanaks), le taux de pauvreté atteint 52 % de la population dans les
îles Loyauté, 35 % dans les provinces du Nord et seulement 9 % dans les
provinces du Sud où les Kanaks sont très minoritaires. Bref, le rêve d’une
« petite patrie au sein de la grande
nation française » est principalement celui des colons et des gouvernements
français. Le 5 mai 2017, Macron déclarait dans les Echos : « la
Nouvelle Calédonie doit rester française ». De même Valls, en voie
d’exportation à Barcelone, est allé en mission le 23 février 2018 prêcher dans
le même sens à Nouméa, auprès des colons convaincus. Et, dernièrement, Laurent
Wauquiez le 13 septembre y est allé de
son couplet : « la Calédonie
française autonome mais au cœur de la France sinon c’est l’apocalypse »
et, désignant les jeunes petits délinquants : « il faut arrêter ceux qui font le foutoir ». Dans la lignée du
« grand dialogue », Macron, du 3 au 5 mai, a tenté de s’inviter lors
de la commémoration à Gossana du massacre d’Ouvéa. Sa présence ayant été jugée
inacceptable, faute d’accès aux archives de l’Etat et des obstacles non levés
pour la vérité, il s’est répandu en mots creux sur les « valeurs (prétendument) partagées entre les oppresseurs et les
opprimés ».
Reste
que les Kanaks sont minoritaires et qu’il n’est pas sûr qu’ils réussissent à
entraîner avec eux les Asiatiques venus faire souche en Nouvelle-Calédonie
malgré les efforts déployés par le syndicat « Union des travailleurs
Kanaks et des exploités ». Si le Non l’emporte, ce sera un nouvel échec
mais, à terme, comme d’autres confettis de l’Empire, la Kanaky vivra avec son
entourage proche. On sait toutefois que l’indépendance politique, au regard de
la réalité de la Françafrique qui perdure, ne signifie pas la fin de la tutelle
française. La domination économique peut prendre le relais en corrompant les
élites locales.
La
promesse de référendum qui date de 1987, plusieurs fois différée, prouve, s’il
en est besoin, que les manœuvres néocoloniales vont perdurer.
Gérard
Deneux, le 23.09.2018
(1) Le 28 août 1873, Louise Michel est déportée en
Nouvelle-Calédonie avec de nombreux Communards. Elle ne sera libérée qu’en
novembre 1880. Plus de 2 000 condamnés d’Afrique du Nord, essentiellement
des révoltés algériens, furent déportés dans le bagne de Nouvelle-Calédonie.
(2) Le code de l’indigénat est aboli en 1946. Le bagne est
supprimé en 1924.
(3) Ce sont des investisseurs, notamment la famille
Rothschild, qui développeront l’activité minière et métallurgique et la
création de la Société de Nickel (SLN)
(4) Les Kanaks furent d’abord regroupés sur 1/10ème
de leur territoire
(5) Durant la 2ème guerre mondiale, la
Nouvelle-Calédonie se rallie à la France Libre dès 1940. A partir du 12 mars
1942, elle devient une importante base arrière américaine contre le Japon
(6) 200 essais nucléaires dans le Pacifique et au Sahara
de 1940 à 1996 furent pratiqués, soit l’équivalent de 1 000 fois la bombe
d’Hiroshima. Voir le site « Sortir du nucléaire » et celui de
l’Observatoire des armements
(7) La loi du 28.12.1976 donne à la Nouvelle Calédonie,
pour la première fois compétence d’attribution dans quelques domaines (notamment
missions régaliennes)
(8) Le quadrillage et l’occupation armée en
Nouvelle-Calédonie équivaut à cette époque, proportionnellement, à 7 millions
d’Allemands dans la France occupée !
(9) Le Rainbow Warrior, navire écologique de Greenpeace,
coulé par les services secrets français le 10 juillet 1985 en Nouvelle-Zélande.
Il devait, suite à son escale, se diriger vers la zone des essais nucléaires,
vers l’atoll de Mururoa. Le ministre de la défense, Charles Hernu, au vu de
l’ampleur du scandale, dut démissionner
Sources
principales : le blog de Saïd Bouamama, Billets d’Afrique avril et mai
2018, le Monde, Politis du 20 au 30 mai 2018