Le peuple
des Gilets Jaunes
Depuis
longtemps, le feu brûlait sous les braises : désindustrialisation,
chômage, inégalités sociales, et tout ce peuple qui ne se retrouvait pas dans
les partis de gouvernement, dans ces syndicats empêtrés dans les arcanes bureaucratiques
du mal nommé « dialogue social », fait de reculs sociaux et de
journées d’actions de protestation sans lendemain : tout ce peuple hors
course, humilié, méprisé, oublié et même pour nombre de ses membres, désespéré,
sans perspectives… Et berné, année après année. Chirac, en parlant de fracture sociale à résorber, l’avait emporté
en laissant supposer qu’il serait compatissant. Sarko bling-bling, face à la
montée de la protestation, jura qu’il allait changer pour se maintenir au
pouvoir. Hollande se fit président normal
et se prétendit adversaire de la finance, avant de recruter le banquier de chez
Rothschild. Las ! Face à la décrépitude du parti dit socialiste, la
corruption du candidat de droite, Macron promit un monde nouveau et l’emporta
sur l’épouvantail Le Pen. Le mal élu crut pouvoir administrer la dose
d’austérité nécessaire pour, à l’instar des politiques néolibérales
administrées dans les autres pays européens, accroître les profits et
l’enrichissement des capitalistes, des classes moyennes supérieures. Aveuglé
par le sacre qu’il s’était lui-même organisé, encensé par les médias,
s’intronisant chef de guerre, paradant parmi les grands rapaces de ce monde, il
ne vit rien venir. Le roitelet de l’Elysée brandissait sa verticale du pouvoir,
son pouvoir personnel et sa bande de godillots qui l’adulaient. Supprimer
l’impôt sur la fortune mobilière ravit les actionnaires et spéculateurs mais
renforça la sourde désaffection dont il
était l’objet. En apparence, rien ne semblait ébranler ce petit coq : son
mépris arrogant était à son image. Ne renvoyait-il pas le « bas peuple »
à sa prétendue ignorance comme « ces ouvrières analphabètes », ces « ouvriers
fainéants » qui ne prenaient pas la peine de « traverser la rue »,
ces « Gaulois réfractaires », tous ceux qui coûtaient « un
pognon dingue », et notamment cette vieille à qui il interdit de se
plaindre de son pauvre sort. Il dut une première fois en rabattre lorsque son fidèle
garde du corps, Benalla, joua de la baston contre des manifestants, le 1er
mai. Sous l’indignation la colère couvait.
S’il
est, pour l’heure, secondaire de retracer les différentes phases des mobilisations
des Gilets Jaunes, il est peut-être plus utile de signaler, d’une part, les
raisons structurelles d’une révolte
qui s’est transformée en un véritable soulèvement des démunis aux fins de mois
difficiles. D’autre part, ce qui apparaît désormais, c’est que la peur a changé
de camp, malgré le déploiement policier. Celui qui ne voulait pas changer de
cap, fait des concessions, certes, en trompe-l’œil, descend de son Olympe et
appelle à son secours des élus, des syndicats, des maires. Désormais, il
l’assure, sa surdité serait guérie. Il
serait désormais à l’écoute, bref,
normal. A part lui, pratiquement personne ne le croit, sauf ceux qui
s’empressent à vouloir rétablir la paix
sociale pour que rien ne change.
Les raisons
structurelles d’une juste révolte
Le
taux de pauvreté atteint 13.6 % de la population, pour ceux qui vivent avec
moins de 1 015 euros par mois. Cette moyenne occulte des disparités plus
profondes. Ce taux monte à 21 % dans l’Aude et en Haute-Corse, à 29.3 % dans le
Nord/Pas-de-Calais, à 29 % en Seine-Saint-Denis. C’est toute une population
composée d’employés, d’ouvriers, de chômeurs, de familles monoparentales, de
« petits » retraités, d’artisans et commerçants qui « peinent à joindre les deux bouts ».
Les contrats précaires, les intérims, les temps partiels contraints, et tous
ceux qui galèrent de jobs en petits boulots « n’y arrivent plus ». Ce ne sont pas seulement les sans-diplômes
qui peinent, mais même ceux qui ont un niveau Bac. Parmi eux, il y a ceux qui
renoncent aux soins, se heurtent à la disparition des services publics dans les
zones rurales et les banlieues.
La
pauvreté, l’’exclusion, ont pris également d’autres formes et, d’abord, celle
du mal-logement. Ils sont 4 millions à en subir les effets. Si les dépenses
pour se loger ont, entre 2006 et 2013, augmenté de 19 % pour l’ensemble des
Français, elles atteignent le pic de 33.6 % pour les familles à bas revenus. Et
que dire des habitats insalubres surpeuplés ? Une personne sur cinq vit,
en effet, dans un foyer dont le niveau de vie est inférieur à 1 000 euros
par mois.
Tous
ces faits ont été l’objet d’études, de révélations, ont été dénoncés par des associations
comme ATD Quart Monde, la fondation Abbé Pierre. Rien n’y fit, la caste
indifférente allait même, comme à Marseille jusqu’à se transformer en marchands
de sommeil ou en spéculateurs sur des habitats indignes, menacés de péril
imminent.
Et
puis l’étincelle de l’augmentation des taxes sur l’essence et le gasoil, animée
par une pétition, soufflée par les réseaux sociaux, a éclairé de gilets jaunes
les ronds-points partout dans le pays, jusqu’en outre-mer.
Une
spontanéité inattendue qui se politise
Dans
un premier temps, le pouvoir a joué l’indifférence, le pourrissement de ce
qu’il pensait n’être qu’une poussée de fièvre des gueux. Le monarque s’est même
envolé pour l’Argentine pour parader ailleurs. Le frisson de l’inquiétude
de ceux d’en haut s’est répandu lorsqu’ils se sont aperçu que 80 % de la
population approuvait ce mouvement en marche. Certaines directions syndicales
incrédules, des politiciens de basse-cour ainsi que des intellectuels et
médiacrates se sont répandus sur les ondes pour glapir à l’instrumentalisation
des ultra-droite et gauche. Mais, ce mouvement, se proclamant apolitique,
refusant tout porte-parole pour éviter la récupération, a affirmé, non
seulement sa combativité, mais paradoxalement, a écrit sa propre politique.
Son
moteur, ses motivations ne se résumaient pas seulement à la réprobation de
l’injustice fiscale et sociale. Son hétérogénéité ne se réduisait pas à un
catalogue de revendications économiques. Elles visaient le cœur du système
néolibéral et sa tête. Pour preuve, parmi les protestations, les revendications
et les aspirations formulées qui se sont mises à circuler sur les réseaux
sociaux et les ronds-points : dénonciations
de l’augmentation du gaz, de l’électricité, de l’augmentation de l’âge de la
retraite, de la suppression de l’ISF et de postes dans l’éducation nationale,
des petites lignes SNCF, des services dans les hôpitaux, du gel des salaires,
de la diminution des pensions de retraite ; des revendications telles la suppression de la CSG, l’augmentation des
salaires… et des aspirations à tout
changer avec le « Démission de Macron et Cie », la suppression des privilèges
des politiques, l’organisation de référendums d’initiative citoyenne, la
condamnation de la fraude fiscale…
Ceux
qui ont pu déclarer que la « plateforme
revendicative initiale des Gilets Jaunes était pauvre et son horizon politique
limité, pour ne pas dire inexistant » (sic), ont voulu ignorer cette
intelligence collective en action, cette confrontation brouillonne mais
vivante. Aux ronds-points, sur les réseaux sociaux, la parole s’est libérée ;
« chacun avec tous s’est mis à
parler de tout » jusqu’à exiger la démission de Macron, le président
devenu le plus haï parmi ses prédécesseurs. Comme il l’avait lui-même déclaré,
en pleine emphase, face à sa mise en cause dans l’affaire Benalla (« Qu’ils viennent me chercher » moi,
l’intouchable), les Gilets Jaunes l’ont pris au mot : à l’Elysée.
Le
pouvoir crut que ce n’était là que foucade ; les lieux de pouvoir furent
ceinturés mais les Champs Elysées libres, les quartiers chics furent assaillis.
Colère, violences, répressions, CRS débordés, Arc de Triomphe napoléonien
maculé, de rage de ne pouvoir s’approcher de l’Elysée. Il ne fallait en aucun
cas une occupation de ces lieux de pouvoir, de ces places comme en Tunisie, en
Egypte, en Espagne.
Dès
lors, l’apaisement n’était plus de mise. Revenu en terre de France, le grand commis
VRP de la finance et du CAC 40 devait descendre de son piédestal. Attristé,
désemparé, il congratula les gardiens du temple, se rendit en catimini dans la
préfecture incendiée pour, à sa grande mésaventure, y être néanmoins hué et
conspué. Malgré toutes les rodomontades réaffirmées « je ne changerai pas de cap », il
s’avéra qu’il fallait reculer tout en gardant le cap ! Désorienté, après
avoir avec son 1er ministre ignoré la main tendue du mauvais Berger
CDiste, qui voulait le sauver de ce mauvais pas, il appela au secours les
syndicats jusqu’ici ignorés, ainsi que des élus et de vieux politiciens roués.
Rien n’y fit. Les Gilets Jaunes appelaient à l’acte V.
Le
revirement, des arrestations, des humiliations, des miettes.
Les
trompettistes du nouveau monde estomaqués, en ont eu le souffle coupé ;
avec eux, les médias cherchaient désespérément des porte-parole présentables
avec qui trouver une sortie de crise, dissuader les Gilets Jaunes de se rendre
une nouvelle fois à Paris, faire cesser les blocages aux ronds-points. Ils se
préparèrent au pire, la peur avait changé de camp. Pour le 8 décembre, le
dispositif policier fut renforcé.
A
Paris, 8 000 CRS, des gendarmes, des blindés, des lances à eau, des fouilles
et des arrestations préventives, des gaz lacrymogènes et des charges pour
éviter tout regroupement et interdire l’accès aux Champs Elysées (1). Au Palais
présidentiel, où Macron était confiné, 500 gardes républicains du 1er
régiment d’infanterie, une centaine du groupe de sécurité du président, des
snipers sur les toits et un hélico prêt à exfiltrer le « petit » chef
d’e l’Etat. Autour du palais présidentiel, la bunkerisation du ministère de
l’intérieur, de l’assemblée nationale, attestait de la paranoïa s’emparant de
Macron et de ses sbires. Ils crurent même que les Gilets Jaunes étaient
manipulés au point de désigner la Russie de Poutine et sa volonté de déstabiliser
le petit tsar français ! Une enquête en ce sens fut déclenchée. De 7 à 22
heures, claquemurés, ils ont suivi ces évènements répressifs : 4 mains
arrachées par des grenades, 3 manifestants éborgnés par des tirs de flash-ball,
des manifestants matraqués, des photos reporters pris pour cibles,
commotionnés, molestés. Bilan : 1 723 arrestations dont 1 082 à
Paris, 904 gardes à vue pour… 278 personnes présentées à un juge pour
comparution immédiate.
Quant
aux lycéens qui ont rejoint le mouvement sur la base de leurs propres
préoccupations, l’on retiendra la répression dont furent victimes ceux de
Mantes-la-Jolie : cernés, gazés, terrorisés, à genoux, humiliés. Pour tous
les autres, en particulier tous ces inorganisés, dont, pour beaucoup, c’était
la 1ère ou la 2ème manifestation, ils furent sidérés par
la violence exercée à leur rencontre. Il y eut certes parmi eux des
provocateurs, quelques pillards. On retiendra surtout que la « longue et silencieuse accumulation de colère
des déclassés par 30 ans de néolibéralisme, parachevée par 18 mois de guerre
sociale à outrance ont pu
transformer des braves gens en enragés » (2)
On
ne s’étendra pas, ici, sur le discours macronien, ses phrases de compassion, sa
contrition sur-jouée, sa déclaration ampoulée de l’urgence sociale, sa
prétendue compréhension de la colère indignée des oubliés depuis 40 ans, qu’il
a lui-même malmenés, ni sur ses mesures et déclarations. Qu’il suffise de dire
que, outre les couacs qu’elles provoquent dans sa propre majorité défiante,
elles ne résoudront rien, tout au plus, elles peuvent diviser les Gilets Jaunes
et provoquer (momentanément ?) le repli du mouvement. La prime d’activité dépourvue
de cotisations sociales, le retrait de l’augmentation de la CSG qui devait
intervenir, seulement pour ceux et celles qui perçoivent une pension de
retraite de 2 000€ (et pour ceux qui sont en couple ?), l’appel aux
entreprises… bienveillantes à verser selon leur bon vouloir une prime de fin
d’année à leurs salariés, et tout ça, rien que ça, après la suppression de
l’augmentation programmée du fuel et de l’essence… On est loin du compte.
Le
mouvement après plus de 3 semaines de luttes parviendra-t-il à rebondir, face à
la répression des ronds-points qui s’annonce ? Sera-t-il en mesure de
s’auto-organiser par ville, département, région, nationalement ? Et ce,
démocratiquement, en écartant les porte-paroles auto-proclamés qui cherchent une
issue pour leur propre compte ? Sera-t-il en mesure de dépasser son
hétérogénéité ? Quant à ceux qui veulent lui faire la leçon, rappelons
qu’il n’existe pas de mouvement social pur, l’explosion des opprimés, des
mécontents, apporte dans la lutte leurs propres préjugés, leurs faiblesses, les
effets de domination dont ils sont victimes pour les transformer, dans l’action,
en intelligence collective. On ne regarde pas les fleurs pousser du haut de son cheval, il faut en descendre pour
les aider à se débarrasser des mauvaises herbes qui risquent de l’étouffer.
Et
après ?
La
lame de fond que représentent les Gilets Jaunes n’a pas fini de produire ses
effets. En quelques semaines, elle a prouvé, par les avancées obtenues, que
bloquer, occuper le pavé est autrement plus efficace que quémander lors de
négociations à froid, ou voter pour reconduire les mêmes sous d’autres masques.
Elle a déstabilisé le pouvoir macronien, commencé à provoquer la zizanie dans
ses rangs. En attestent les séries de couacs en cascades : imposition ou
non des jeux du loto réservé au patrimoine, chèque-énergie retiré puis rétabli,
idem pour la prime pour travaux d’isolation… Jupiter tombe des nues, englué
dans la tambouille des basses discordes, n’ayant plus confiance dans ses
propres rangs, il confie sa représentation à Sarko à l’occasion de
l’investiture de la présidence géorgienne… Qui l’eut cru, il y a quelques
semaines ? Sarko devenu le conseiller de l’ombre de Macron ! Les
transfuges du PS, qui ont pris le train d’en
Marche, sont désormais bien mal embouchés… La crise politique aura bien du
mal à se résorber, d’autant plus que rien n’indique que la poussée par en bas
soit en passe de s’affaiblir. Les ouvriers pourraient, en effet, passer à
l’offensive et ne plus se contenter de résister le dos au mur lors des licenciements…
Reste
que dans les têtes de ceux qui aspirent à un véritable changement, l’ambiguïté entre
souveraineté populaire et souveraineté nationaliste et relents xénophobes,
subsiste. Les mois à venir pourraient être l’occasion lors du « grand
débat » macronien d’un grand déballage et de nouvelles concessions de
forme : frictions entre politiciens, haine attisée contre les migrants et
les musulmans d’un côté, inclusion dans la Constitution du référendum d’initiative
citoyenne renforcé, comptabilisation du vote blanc pour d’illusoires percées
démocratistes, de l’autre… Les forces de transformation sociale pourront-elle
s’imposer ? Rien ne peut le certifier pour l‘heure.
Gérard
Deneux, le 18.12.2018
(1)
Extraits du Canard Enchaîné du 14 décembre
(2)
Citation d’un
texte de Frédéric Lordon