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Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


jeudi 20 décembre 2018


La Justice de demain

Le 6 octobre 2017, N. Belloubet, ministre, garde des Sceaux, lançait les « chantiers de la justice », pour une « réforme nécessaire ». Les avocats, magistrats, greffiers et bâtonniers constataient très vite que la concertation n’en n’avait que le nom, puisque le menu était déjà tracé : « transformation numérique », « simplification  des procédures civile et pénale », « adaptation du réseau des juridictions » et « efficacité des peines ». Très vite, ils dénoncèrent une « réforme financière et technocratique, éloignée des besoins du citoyen ». Ils s’inscrivirent, malgré tout, dans la consultation de terrain et constatèrent, dans le projet de loi déposé le 9 mars suivant, qu’aucune de leurs appréciations n’avait été retenue et, par ailleurs, que le gouvernement souhaitait procéder par ordonnances. Les manifestations répétées, les journées « Justice morte » organisées par des dizaines de barreaux en France et la mobilisation nationale à Paris le 11 avril, n’ont pas suffi pour faire amender le projet de loi ordinaire dit de « programmation 2018-2022 et de réforme de la justice » ainsi que le projet de loi organique dit de « renforcement des juridictions ». La précipitation avec laquelle le gouvernement a escamoté le débat démocratique et la procédure accélérée - que rien ne justifiait – décidée en conseil des ministres le 28 avril, ne peut qu’interroger sur la finalité de cette « réforme » de la justice. Le Sénat, lors de son examen du 9 au 23 octobre, a émis de nombreux amendements, contraires à l’esprit du projet Belloubet, plus favorables aux justiciables et à l’indépendance de la justice. L’Assemblée nationale a engagé l’examen des projets le 19 novembre, terminé le 12 décembre. Les amendements du Sénat ont été ignorés. Une 2ème lecture s’impose donc mais la ministre n’y semble pas décidée. Pour sortir de ce blocage et éviter la controverse publique, une commission mixte paritaire (7 députés et 7 sénateurs) serait chargée de trouver une conciliation sur un texte commun… à suivre. Le gouvernement est prêt à légiférer par ordonnance, ce qu’il vient de faire en instituant un code de la justice pénale des mineurs et en votant la création de  20 centres éducatifs fermés en plus des 56 existants. L’urgence fut-elle due à l’emballement médiatique et politique provoqué par l’affaire du lycéen braquant son professeur avec une arme factice ? Ce nouveau passage en force sert des objectifs non avoués de privatisation et d’abandon de l’indépendance de la justice. L’analyse du contenu des projets de loi ne laisse aucun doute.    

Plus rapide, plus efficace, plus moderne !

Gardons à l’esprit que cette énième « réforme » se situe dans le contexte global de diminution des dépenses publiques et de privatisation des services publics. Dans ce projet, il s’agit de « simplifier » les procédures pénale et civile, les sanctions pénales et d’augmenter les moyens financiers, au prétexte de « moderniser », « améliorer la lisibilité » - ce qui peut paraître consensuel d’autant que le reproche courant fait à la justice est sa lenteur. Mais les mesures annoncées n’ont rien à voir avec l’exercice d’une justice rapprochant le juge du justiciable, défendant un égal accès à la justice ou la protection des droits et libertés. Par contre, le projet introduit les entreprises privées dans le système judiciaire

Présenté comme un balayage nécessaire face à des procédures lourdes, il propose des mesures qui semblent désordonnées. En réalité, par petites touches invisibles, indolores, l’Etat est en train de déléguer au privé des missions de justice, tout comme il pratique déjà pour des missions de police et d’administration fiscale. Ainsi en est-il dans le domaine de la police, pour la verbalisation des véhicules en stationnement non autorisé ou la gestion du parc des radars automatiques et, dans le domaine de la justice, pour la gestion privée des prisons : 3 prisons sont déjà privatisées, dans le cadre d’un Partenariat Public-Privé et 11 sont en projet de l’être. La porte est ouverte à la privatisation des missions régaliennes de l’Etat, un business prometteur !

Dans la même logique, certains litiges, comme le divorce par consentement mutuel, pourraient sortir du champ judiciaire pour être confiés aux notaires, moyennant paiement ! Depuis 2016, il est déjà possible de payer pour éviter de passer devant le juge en négociant une transaction-amende, cette procédure instaurée en matière d’affaires de  corruption, de trafic d’influence ou de blanchiment, vient d’être étendue aux affaires de fraude fiscale. Nous assistons, par tous ces glissements qui « simplifient » et « accélèrent » les procédures, à une justice à l’anglo-saxonne, privatisée, donc payante.

Cette privatisation rampante se développe sur le net avec la généralisation des médiations en ligne pour certains litiges : des entreprises spécialisées dans la technologie juridique, proposent leurs services, au grand dam des professionnels du droit civil. Par exemple, en cas de conflits de voisinage, les deux parties peuvent indiquer leur litige sur un formulaire en ligne, l’agence de médiation (plateforme privée et payante), s’appuyant sur un algorithme, mouline les données et aboutit à une amende estimée que les deux parties peuvent accepter. Une justice approximative, sans juge ni procès se profile, de la même manière qu’Uber est entré dans la profession des taxis à la barbe de la puissance publique.

Ce « projet pour la justice » est une pièce du puzzle qu’est la « réforme de l’Etat », menée par le Comité Action Publique 2022, prônant, entre autres recommandations, l’essor des plateformes numériques, faisant la part belle aux entreprises privées et accélérant la création de quantité d’agences autonomes, extérieures aux ministères. L’Etat y tient le rôle de régulateur, garantissant que « le cadre normatif ne bloque pas les initiatives ».  Les « experts » en sont convaincus : on peut utiliser des solutions technologiques pour effectuer les tâches administratives,  confier aux entreprises numériques l’examen automatique des demandes d’aides, de titres, de documents ou d’autorisations administratives. Le dispositif France Connect travaille à regrouper toutes les démarches administratives en ligne (consulter ses points sur le permis de conduire, calculer son quotient familial, demander une bourse, etc.) sur une seule application afin que l’on n’ait plus à multiplier les identifiants, mots de passe, etc. Ce système « facilitateur et à domicile, gratuit » serait très « confortable », sauf…  qu’il a pour objectif, de se libérer de l’intelligence humaine, en supprimant des postes dans les services publics, qu’il met fin à la protection de la vie privée et abandonne l’intérêt général, puisque tout se traiterait au cas par cas. La « simplification » de la Justice est à ce prix ! Une vision purement gestionnaire, au mépris des droits fondamentaux, éloignée du citoyen, se cachant derrière les mesures annoncées  de  transformation numérique et simplification des procédures civile et pénale, d’adaptation du réseau des juridictions et de mutualisation des effectifs des magistrats et des greffes, d’unification de la gestion budgétaire, d’organisation territoriale et de construction de prisons, révision de l’échelle des peines…

Efficacité des peines 
Selon Macron, il faut « redonner du sens à la peine » et adapter les modalités d’exécution des peines de prison en fonction de leur durée. Les peines inférieures ou égales à un mois de prison seraient inutiles ; les courtes peines (inférieures ou égales à 6 mois de prison)  seraient aménagées et sous contrôle électronique ; le tribunal correctionnel déciderait d’aménager ou non pour les peines de 6 mois à un an de prison ferme ; pour les peines de plus d’un an, ce serait la prison. S’il n’est question que de barèmes, que deviendraient les juges d’application des peines ?
Si le développement des peines de substitution est une bonne chose, encore faut-il donner au service public les moyens nécessaires à leur suivi ! En 2017 : quelque 90 000 peines d’emprisonnement inférieures à 6 mois ont été prononcées tandis que 35 000 mesures de Travaux d’Intérêt Général (TIG) ont été mises à exécution. Comment en faire plus ? En augmentant l’offre de TIG répond la ministre, qui vient de créer le 10 décembre, l’agence nationale de travail d’intérêt général et de l’insertion professionnelle des personnes placées sous-main de justice, remplaçant le Service de l’Emploi Pénitentiaire. Le Syndicat de la Magistrature s’inquiète car, parallèlement, le champ du travail en prison et les TIG s’ouvrent à des entreprises privées à but lucratif.

Simplification de la justice du quotidien
Les modes alternatifs de règlement des différends sont préconisés. En matière de justice civile, par exemple, pour les litiges de voisinage ou inférieurs à 5 000 euros, la tentative de règlement amiable serait obligatoire avant de saisir le juge. Il serait même possible de saisir le tribunal judiciaire en ligne de chez soi ! La procédure pourrait se dérouler sans audience si les deux parties donnent leur accord, y compris pour le jugement. Une juridiction nationale unique des requêtes en injonctions de payer serait créée, traitant tout de façon dématérialisée.
En matière de justice pénale, la plainte se ferait en ligne, un délai de 6 mois serait laissé au parquet avant de pouvoir saisir un juge d’instruction avec constitution de partie civile. La déjudiciarisation des dossiers pour en diminuer le nombre permettrait de gérer la pénurie de moyens, de réduire l’accès au juge et de créer des services de médiation en ligne en gestion privée.

En somme, cette « réforme » propose une justice moins accessible aux plus vulnérables, privatisée donc payante, affaiblissant les droits de la défense

Inégalitaire, déterritorialisée, déshumanisée

Une justice plus dépendante du pouvoir par le renforcement du Parquet 
Si le projet de loi aboutissait tel qu’il est présenté, le procureur de la République pourrait, de manière discrétionnaire, recourir à des mesures intrusives et attentatoires aux libertés, dès lors qu’il considère que son enquête porte sur un crime, quel qu’il soit. Aujourd’hui, les écoutes téléphoniques, la sonorisation de voitures ou d’appartements, les captures de vidéos ou de données informatiques ne sont offertes au procureur qu’en matière de criminalité et de délinquance organisées ; pour les autres infractions, le procureur doit requérir la désignation d’un juge d’instruction, indépendant. Demain, le procureur pourrait décider, seul, de la qualification de l’infraction et criminaliser un délit pour recourir aux moyens d’enquête cités ci-dessus. Cette omnipotence du procureur – rappelons-le, nommé par le garde des Sceaux - est contestée par ceux qui considèrent « qu’il n’est pas raisonnable de donner plus de pouvoirs au parquet avec des techniques aussi intrusives, tant que la révision de la Constitution, renforçant l’indépendance de ces magistrats, n’est pas adoptée ».
Plus encore, si « l’urgence » était invoquée, le contrôle de légalité ne s’exercerait qu’a posteriori. Le Parquet pourrait ordonner une perquisition sans l’assentiment de la personne, pour les délits, si la peine encourue est de 3 ans contre 5 auparavant. Le procureur serait autorisé à poursuivre les mesures qu’il a ordonnées, comme l’interception de correspondances ou la géolocalisation, pendant une semaine à compter de la saisine d’un magistrat instructeur, etc.  Autre mesure «novatrice », la « comparution à effet différé » : lorsque les éléments techniques d’enquête ne peuvent être réunis à temps pour une comparution immédiate, le tribunal pourrait être saisi dans un délai maximal de 2 mois, et placer le prévenu en détention… en attendant !
Ces mesures attentatoires à la protection de la vie privée seraient possibles hors la présence d’un avocat. L’extension du recours aux techniques spéciales d’enquête renforcerait considérablement les prérogatives du ministère public, c’est-à-dire de l’accusation, au détriment du juge d’instruction. Ces quelques exemples, extraits du projet de loi, sont la preuve de la volonté de marginalisation du juge d’instruction au profit de l’accusateur public et d’un inquiétant affaiblissement des droits de la défense. C’est bien l’impartialité de ce magistrat qui apparaît être l’une des principales garanties du respect de ces droits avant le jugement. « Si l’on peut comprendre l’extension des pouvoirs judiciaires en matière terroriste, nous ne comprenons pas ce qui préside à un élargissement des prérogatives du ministère public pour les infractions de droit commun. La dérive sécuritaire qui pointe ici porte en elle la mort des principes fondateurs de la démocratie, construits au fil des siècles ». Déclaration de la Conférence des avocats. 

Une justice déterritorialisée
« Nous ne souhaitons pas redessiner la carte judiciaire » affirme la garde des Sceaux. Le risque de levée de boucliers des élus territoriaux a dû guider ce choix, compte tenu de l’expérience de ses prédécesseurs (Rachida Dati, à partir de 2017, supprima 21 Tribunaux de Grande Instance et de 178 Tribunaux d’Instance/tribunaux de police). Pas de suppression, des fusions ! Pour « mieux organiser » les juridictions dans les villes les TGI seraient fusionnés avec les TI  en un service unique du justiciable, avec création de pôles de compétences pour une « meilleure » lisibilité. Et pour rassurer ceux qui craignent la disparition des TI, la ministre assure le maintien du juge de proximité. Ce qui ne rassure en rien les professionnels : la juridiction d’instance ne survivra pas à la fusion par le seul maintien du statut du juge d’instance. La pérennité d’une juridiction de proximité accessible aux plus vulnérables tient en effet à plusieurs facteurs cumulatifs : un juge spécialisé, un contentieux propre incluant des matières très liées entre elles (contentieux locatif, crédits à la consommation, surendettement, tutelles, injonctions de payer et contentieux civil inférieur à 10 000€), un greffe dédié, et ce, dans une juridiction au fonctionnement autonome avec une organisation et une part de budget propres. C’est ça qui garantit la proximité géographique pour le citoyen et empêche ces contentieux d’être noyés dans la masse du TGI, éparpillés entre plusieurs juges. Ce faux nez permet à la ministre de cacher les véritables objectifs de diminution des coûts, quitte à sacrifier la justice du quotidien pour les plus vulnérables.

Même logique financière pour les cours d’assises : elles seraient dessaisies de la moitié des affaires criminelles qu’elles jugent actuellement et un tribunal criminel départemental serait créé pour les crimes passibles de 15 ou 20 ans de prison. La cour d’assises resterait compétente pour les crimes punis de 30 ans de réclusion ou de la perpétuité. Cela sonnerait le glas du principe de l’organisation judiciaire selon lequel les crimes sont jugés par les cours d’assises, avec un jury populaire tandis que les délits sont jugés par les tribunaux correctionnels, composés de magistrats.

Les affaires pénales feraient l’objet de dépôt de plainte en ligne et un dossier unique numérique serait créé. Au civil un seul mode de saisine serait proposé contre 5 aujourd’hui.  

Bref, le projet est truffé de mesures d’économies, prises sur le fonctionnement de la justice. Ni les fusions, ni les redéploiements de services en ligne ne rendront la justice plus accessible. Seuls, des magistrats indépendants et autres personnels de justice peuvent le faire. Les juges de proximité dans les Tribunaux d’instance, par le quotidien qu’ils sont appelés à rencontrer (contentieux liés à la précarité, crédit à la consommation, expulsion locative…) ont la capacité d’exercer un ordre public de protection et de rétablir un équilibre entre « le fort et le faible », affirme la présidente du Syndicat de la magistrature. « La procédure, assez directe, permet de recevoir les citoyens sans filtre, sans avocat et sans connaissance a priori du droit ». Ils travaillent dans les 307 tribunaux d’instance et maillent le territoire. Ce sont donc les justiciables les plus éloignés des mécaniques complexes de la justiciable qui subiront les conséquences de ces décisions.

Le budget 2019 est, pourtant, à la hausse de 4.5 %, soit une augmentation de 313 millions, portant le budget total à 7.29 milliards. A qui profite cette hausse (bien modeste, car si on enlève le 1.8% d’inflation !) ? Pas aux services judiciaires, ni aux emplois, ni aux frais de justice indispensables pour mener les enquêtes et investigations, ni à l’aide juridictionnelle, ni aux pôles sociaux de la justice (contentieux des affaires de sécurité sociale, contentieux de l’incapacité, commissions départementales d’aide sociale…), ni aux dépenses de fonctionnement, les pannes de chauffage dans les tribunaux ne sont pas prêtes de s’interrompre… Non ! La ministre mise sur les nouvelles technologies pour économiser 800 à 900 emplois sur 4 ans. Elle promet 1 300 postes supplémentaires, dont l’essentiel pour l’administration pénitentiaire, et seulement 192 postes pour le fonctionnement de la justice (dont 100 postes de magistrats). Le recours régulier à des agents non titulaires, des vacataires saisonniers, à des magistrats honoraires ou retraités, pour présider une audience ou suppléer un magistrat titulaire, vont donc se poursuivre. La justice française mérite donc d’être la dernière de la classe en Europe : en 2016, elle a consacré 65.90€ par habitant à la justice, bien loin des 122€ en Allemagne et des 82.30€ en Belgique. 

Le « réel » effort que le gouvernement compte faire concernerait les prisons, avec 7000 places ouvertes en 2022 et 8 000 engagées, encore que Macron en avait promis 15 000 ! Pour nous, et pour nombre de professionnels, militants, cette orientation ne fait pas l’unanimité, car plus on construit, plus on remplit, sans faire baisser le taux de sur-occupation des prisons. Le syndicat de la magistrature, le syndicat des avocats ou le contrôleur général des lieux de privation de liberté craignent que cela n’encourage la hausse de l’incarcération alors que les prisons comptaient au 1er  septembre 2018, 70 164 détenus pour 59 875 places.

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La « réforme de la justice » ne vise pas à améliorer la qualité du service rendu aux justiciables et les conditions de travail des personnels, mais bien à faire des économies sur leur dos. Les graves menaces pour la justice sont la fin de la gratuité, la réduction de l’oralité, la suppression de l’audience pour certains litiges et la saisine obligatoire du juge par voix dématérialisée. Ce projet purement gestionnaire signerait la mort du service public de la justice. Derrière les éléments de langage creux sur une « modernisation » qui justifierait tous les reculs, se dissimulent les logiques tayloristes de rationalisation d’une justice perçue comme une simple chaîne de production dont les seuls horizons seraient la réduction des coûts et la privatisation rampante. Tout cela a été dénoncé par les syndicats des professionnels de la justice. On peut regretter qu’elles soient restées sectorielles, alors que l’ensemble des justiciables, c’est-à-dire nous tous, aurions dû les soutenir. Peut-être n’en avons-nous pas mesuré l’enjeu. Si l’on veut changer la donne et construire un rapport de forces pour réussir à imposer l’exercice de notre souveraineté, là où nous vivons, nous avons à veiller à décompartimenter les luttes pour qu’un mouvement plus global puisse transformer réellement le système qui nous gouverne et nous écrase.   

Odile Mangeot, le 15.12.2018