« Trou »
de la Sécu. Vrai ou faux ?
Dans
notre dernier numéro, nous avons évoqué le vote de nuit (22/23 oct. 2019), par
les députés, de la fin de la compensation par l’Etat à la Sécurité Sociale des
réductions et exonérations de cotisations. Ce gouvernement et sa majorité
parlementaire poursuivent la transformation radicale du système solidaire de la
protection sociale. Ce n’est pas le premier coup de boutoir porté à la Sécu. S’y
ajoutent les présentations embrouillées des résultats annuels, leur permettant
de sonner l’alarme sur le « trou » de la Sécu et de se parer de la
vertu de gestionnaire soucieux de l’équilibre de ses comptes ! Moins de
dépenses votées dans la Loi pour le Financement de la Sécurité Sociale c’est
encore plus de coupes sombres dans les budgets de la santé, etc… Au fond, c’est
le stratagème - il n’est pas nouveau - pour mettre à mal le système de
solidarité, protégeant les travailleurs et salariés tout au long de leur vie,
pour le livrer aux assureurs et fonds de pension privés.
Le
projet de régression du système des retraites est une étape phare de Macron
dans sa volonté d’en finir, là aussi, avec la solidarité ; la France
d’aujourd’hui n’aurait plus les moyens de le conserver, d’autant qu’il est
injuste, affirme-t-il, et que son sauvetage passe par un régime universel à
points.
Juppé,
fin 1995, nous l’avait déjà jouée, cette musique ! Nous l’avions fait
reculer après deux mois de contestations dans la rue. Le 5 décembre et après,
nous serons à nouveau dans la rue. Soyons toutefois très vigilants car, à
l’époque, si Juppé avait dû abandonner son projet « retraite », il fut
autorisé, en catimini, à légiférer par ordonnances sur la Sécurité Sociale. Ce
fut l’occasion d’enfoncer des coins dans les brèches du système pour l’ouvrir
au secteur privé et aboutir à une Santé à deux vitesses (celle des riches et
celle des pauvres). Cet acharnement à faire disparaître tous les systèmes de
solidarité s’inscrit, à long terme, dans la politique ultralibérale et
financiarisée.
Quelques
rappels indispensables pour ne pas trop s’y perdre
Le
premier système complet et obligatoire d’assurances sociales est instauré en
1928, au bénéfice des (seuls) salariés de l’industrie et du commerce,
instituant la cotisation sociale. Qui doit la payer ? Cette question a
imprégné tout le mouvement ouvrier du 20ème siècle et est toujours
présente au 21ème siècle.
« Notre »
Sécurité sociale, née du programme du Conseil National de la Résistance en
1945, affirme le principe suivant : la cotisation sociale est un prélèvement
sur la richesse créée par le travail dans l’entreprise, qui n’est affectée
ni aux salaires, ni aux profits, mais mutualisée
pour répondre aux besoins sociaux des travailleurs résultant des aléas de
la vie. Autrement dit, la richesse créée par le travail contraint l’employeur à verser du salaire différé (la cotisation). La
protection sociale est indépendante de l’Etat
mais celui-ci est le garant de l’application de ce droit humain fondamental, constitutionnalisé
en 1946 (dans le préambule toujours en vigueur).
Or,
depuis sa création, le patronat n’a cessé de vouloir reprendre ce
« cadeau » aux salariés et les gouvernements, sous influence, ont
tenté d’introduire des brèches dans ce système de solidarité. Déjà, en 1945, un régime général universel de toutes les
protections à toute la population ne put
se faire, à cause de l’opposition des régimes spéciaux déjà existants,
travailleurs indépendants notamment. En 1967, des « caisses »
autonomes gèrent l’assurance maladie, les Accidents du travail/maladies professionnelles
(CNAM), l’assurance vieillesse (CNAV), les allocations familiales (CNAF) et
c’est l’Agence Centrale des organismes de Sécurité Sociale (ACOSS) qui met en
oeuvre l’ensemble de ce qui est nommé Régime Général. Le système est une
« tuyauterie » complexe dans laquelle les salariés ont perdu très
vite le contrôle, au profit des technocrates, relevant en partie du ministère
des finances. C’est la première brèche.
Les « plombiers de Bercy » (1) sont rôdés aux présentations
labyrinthiques des comptes sociaux pour
nous y perdre, faisant, par ex., apparaître certains fonds sociaux dans
l’équilibre du régime général alors même qu’ils n’en relèvent pas (Fonds
solidarité Vieillesse). Bref, le « trou » de la Sécu, ce monstre, qui
tel celui du Loch ness, réapparaît toujours au moment opportun est un outil,
savamment utilisé par les opposants à la
Sécu de 1945.
La
deuxième brèche au principe de
solidarité, est la fiscalisation de
la Sécu. Successivement, des décisions politiques ont permis que certains pans
de la Sécu soient financés par l’impôt
et non plus par la richesse produite par le travail. Ainsi, en 1990 le
gouvernement Rocard, au prétexte d’étendre l’assiette des cotisations à tous
les revenus, crée la CSG (Contribution
Sociale Généralisée) ; cet impôt finance une partie du régime général (maladie,
prestations familiales) et le Fonds de solidarité vieillesse (FSV). Son taux,
de 1.1 % à l’origine, a atteint 9.2 % en 2018, suite aux mesures « Macron »,
supprimant les cotisations salariales des assurances maladie et chômage ;
cette décision, perçue par les salariés comme améliorant leur pouvoir d’achat,
est une régression majeure - passée
presque inaperçue - dans le principe du salaire différé.
Dans
cette logique, Juppé, en 1996, pour boucher le « trou » de la Sécu, a
créé un autre impôt, la CRDS (contribution
pour le remboursement de la dette sociale) qui n’aurait dû être que temporaire… Ces nouveaux impôts et autres ITAF (impôts et
taxes affectés à la Sécu) ont transformé le financement de la Sécu, les
chiffres de répartition des recettes des Administrations de Sécurité Sociale entre
1980 et 2010 sont éloquents : les cotisations sociales sont passées de
97.9 % en 1980 à 69.6 % en 2010, alors que les impôts sont passés de 2.1 % à
30.4 %.
La
troisième brèche, est la financiarisation. Les résultats
comptables de la Sécu ont fait apparaître des recettes amoindries, à partir des
années 1970/80, du fait de la conjoncture économique et de la montée du
chômage, privant la Sécu de cotisations. Dès lors, le « trou », plus
savamment nommé « la dette sociale », a permis de faire appel aux
banques privées par l’emprunt, pour la
résorber. C’est la mission qui a été confiée, en 1996, à la Caisse d’amortissement de la dette sociale,
l’Etat lui transféra la « dette » pour qu’elle la rembourse, grâce
aux recettes de la CRDS et d’une partie de la CSG, et par l’emprunt. Le loup était entré dans la bergerie (voir plus
loin).
Cette « dette
sociale » d’où vient-elle ? Qui doit la payer ?
La
« dette » annoncée, ce n’est pas rien. En 1996, lors de la création
de la CADES, elle était de 260 milliards ; 20 ans après (fin 2017) elle
est encore de 139 milliards. A ce jour, resteraient plus de 120 milliards à
rembourser d’ici 2024. Une dette, c’est une somme d’argent que quelqu’un doit à
quelqu’un d’autre. En ce qui concerne la Sécu, qui doit quoi à qui ?
L’Etat, délinquant, doit de l’argent.
Il
n’a pas compensé, comme la loi Veil (1994) l’y oblige, les exonérations et
exemptions qu’il a décidées au profit des patrons, ni l’amputation des recettes
quand il supprime, par ex., les cotisations salariales santé/chômage. Cela ne
semble émouvoir personne, pas même la Cour des Comptes. La solution ? Pour
libérer l’Etat de cette obligation, le Parlement vote une autre loi : dans
la nuit du 22/23 octobre dernier, les
parlementaires ont mis fin à l’obligation de compensation. Quid des sommes
non versées à la Sécu depuis des années ? En 20 ans, de 1994 à 2013, les
exonérations non compensées représentent 48.5 milliards, grevant d’autant les ressources
de la protection sociale. Et si l’Etat avait respecté la loi, c’est un excédent
prévisionnel 2019 de 2.2 Md du régime général au lieu de 0.4 Md que les comptes
de la Sécu pourraient afficher. Qui va financer les mesures d’urgence
économiques et sociales, décidées dans la loi MUES du 24.12.2018, pour
« calmer » les Gilets Jaunes ? Plus précisément, qui va payer le
1.9 milliard de la suppression des cotisations sociales sur les heures
supplémentaires (appliquée au 1.1.2019 au lieu du 1.09), le 1.5 milliard de réduction de 1.7 point du taux
de CSG sur les pensions des retraités au revenu inférieur à certains seuils
(2000€ pour une personne seule), le 1.2 milliard d’exonération des cotisations
sociales de CSG et de CRDS sur les primes exceptionnelles versées aux salariés
avant le 1.4.2019 dans la limite de 1000€… Cela représente environ 3 milliards,
qui vont s’ajouter à la « dette » de la Sécu ? Ce n’est pourtant pas une dette, c’est une recette en moins !
Les salariés ne doivent rien, ils ne sont
pas débiteurs, ils sont les créanciers puisque « la cotisation est un prélèvement sur la richesse créée par le produit
du travail ». Ils produisent de la richesse qui ne leur est pas
reversée. Pire, elle sert à rembourser les emprunts et intérêts aux banquiers,
via la CADES.
Il
faut être un fieffé manipulateur pour faire passer une créance pour une dette
et les technocrates de Bercy y excellent ! Ce qui fait dire aux défenseurs
du système de 1945 : « La dette
sociale n’existe pas, pas plus qu’il n’y a de déficit de la sécurité sociale »
(2) et les « réformes » des gouvernements successifs, prétendant
sauver le système en réduisant les dépenses, méprisent l’obligation
constitutionnelle de l’Etat garant de la Sécurité sociale. Ignoré le préambule
de la Constitution de 1946 : « la Nation doit la protection
sociale à ses citoyens ». Ignorés, la charte de l’ONU (1945), la
déclaration universelle des droits de l’homme (1948), les deux pactes
internationaux de 1966 sur les droits économiques, sociaux et culturels, obligeant l’Etat à garantir l’accès aux
soins et à la santé. Les politiques de rigueur appliquées violent de façon
flagrante ces engagements juridiques internationaux au nom de la priorité
accordée aux créanciers de la dette publique.
Alors, déficit ou pas ?
Pour répondre à cette question, il faut
savoir de quoi on parle. Si l’on
examine l’ensemble des comptes des administrations de la Sécurité Sociale (régime
général, Fonds Solidarité Vieillesse, Unedic, autres régimes, fonds de réserve
retraite), en milliards d’euros, les recettes 2018 sont de 626.5, les dépenses de
612.7, soit un résultat de + 13.8 (+
11.7 en 2019). Cette présentation mélange ce qui relève du financement
« cotisations » et ce qui relève de l’impôt. En ce qui concerne, plus
précisément, le régime général (maladie/accident du travail/retraite/famille),
la Commission des Comptes de la Sécurité Sociale (1), affiche un résultat de + 0.5 milliard en 2018 et de + 0.4 milliard en 2019.
Or,
le Monde titre le 1er
octobre 2019 « Sécu » : le
retour à l’équilibre repoussé à 2023, le déficit du régime général va repasser
la barre des 5 milliards en 2019 et 2020 selon les prévisions ».
Pourquoi ? « Les Gilets jaunes
sont passés par là ». Mais les mesures « Gilets jaunes » ne
relèvent pas du financement de la Sécu ! Etat menteur ou médias menteurs ? En fait, l’entourloupe tient
dans la présentation des résultats, embrouillant les chiffres appelés pour démontrer
que le « trou » de la Sécu est toujours là ! Quand le Monde,
comptabilise dans les résultats du régime général, le Fonds Solidarité
Vieillesse, ce n’est pas correct. Ce fonds (qui devait être temporaire), créé
en 1956 pour verser un minimum vieillesse aux personnes âgées économiquement
faibles (carrières incomplètes, cotisations insuffisantes) relève de l’impôt
(CSG pour l’essentiel), et non des cotisations. De même, il n’est pas correct
d’ajouter aux dépenses de la Sécu, le coût de décisions politiques, comme la
validation des périodes gratuites non cotisées (chômage, maladie…) ou autres
prestations de solidarité et majorations de pension (conjoint à charge…). En
2018 ces mesures ont représenté 18.8 Milliards (1). Ces charges relèvent de la solidarité nationale et de
l’impôt et ne doivent pas être imputées aux comptes de la Sécu. Il en est
de même pour les décisions législatives récentes de verser à l’Etat le
prélèvement social sur les revenus de placement du patrimoine ou de diminuer la
fraction de CSG assise sur les revenus du capital…. Tous ces artifices de
présentation ainsi que les dispositifs techniques de transferts entre les
branches, entre l’Etat et la Sécurité sociale, les mesures de lissage… rendent
illisibles au citoyen non initié les comptes de la Sécu, qui retient le seul
message du « trou » qu’il faut bien payer ! Ainsi disparaît le
principe de solidarité au profit de l’approche comptable et financière. Les
libéraux ont même réussi à inclure la « dette sociale » dans la dette
publique globale, que l’UE contraint à maintenir en dessous de 60 % du PIB,
argument supplémentaire pour baisser les dépenses.
Parler
de « déficit » n’a pas de sens. Les discours sur le trou de la Sécu
n’ont, en fait, que 2 fonctions, l’une
idéologique destinée à justifier les « réformes » qui détruisent la
protection sociale, l’autre destinée à faire perdurer un système de gestion de
la dette sociale inefficace mais ô combien profitable à ses créanciers. Il faut
dire que les sommes en jeu sont alléchantes : dépenses 2019 du régime
général de la sécurité sociale = 484 milliards (+ FSV = 508 milliards). Dépenses
de l’ensemble des organismes sociaux (RG, FSV, Unedic, autres régimes, fonds de
réserve retraites = 622 milliards.
Le loup est
dans la bergerie depuis 1996
Avant
1996, les comptes de la Sécu étaient soit excédentaires, soit à l’équilibre et
l’Etat comblait le déficit par voie de dotations ou par reprise du solde
négatif au sein de la dette du Trésor ou le finançait (ex. le FSV). Aujourd’hui,
le Parlement vote, chaque année, la loi de financement de la Sécurité Sociale
(LFSS) ainsi que l’Objectif National de Dépenses d’Assurance-Maladie (ONDAM).
Ce n’est pas un budget mais ce sont des orientations et des obligations, des
limites d’augmentation des dépenses, qui contraignent la protection sociale.
Dans
la foulée de la réforme Juppé, l’ordonnance du 24.01.1996 a créé la CADES (Caisse
d’amortissement de la dette sociale) et la CRDS. Sans faire de bruit, les
banques et fonds de pension ont été introduits dans les comptes de la Sécu. Cet
établissement public, sous tutelle du ministère des finances notamment, a pour mission
de résorber le « trou de la Sécu » : la « dette » lui
a été transférée ainsi que les ressources de l’impôt CRDS et une part de CSG,
et comme cela n’allait pas suffire, il est autorisé
à emprunter sur les marchés financiers. Il fonctionne comme une banque
d’affaires, possède une salle des marchés et a toutes les possibilités des
établissements privés de crédit. Il aurait dû disparaître en juillet 2009 ainsi
que la CRDS, mais Jospin a repoussé
l’échéance à 2014, puis Raffarin…Villepin
à 2021, et enfin Fillon à 2025… Le
Parlement décide chaque année de la reprise de la « dette sociale »
par la Cades. Cette dernière est autorisée à spéculer sur les taux de change
des monnaies, à utiliser des instruments très variés pour trouver des financements.
Ainsi, la « dette sociale » devient un produit sur les marchés financiers, où la CADES a très bonne cote…
on comprend pourquoi… Véritable manne pour les banques et les fonds
spéculatifs : plus de 38 Milliards
versés fin 2011 au titre des intérêts et commissions. Parlement et autres
institutions ne semblent pas particulièrement « émus » de
l’introduction des marchés financiers dans cette « affaire » très
rentable qui aboutit à ce que la richesse produite par le travail des salariés
finance les tenants des marchés financiers !
Et,
comme une bonne « affaire » ne va
jamais seule, signalons que la « banque de la Sécu » l’Agence
Centrale des Organismes de Sécurité Sociale, chargée d’assurer son financement
au quotidien, se finance à plus de 60 % sur les marchés financiers, avec des
taux d’intérêt qui s’ajoutent à la « dette ». Rappelons, au passage,
que l’Unedic a aussi recours à l’emprunt privé pour financer son déficit..
Et
voilà comment, dans l’ultralibéralisme financiarisé, la Sécurité Sociale,
instituée sur des bases d’égalité
sociale, de solidarité intergénérationnelle et de redistribution des richesses,
est devenue, source de profit pour
banquiers et autres fonds financiers !
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Inutile
pour Macron de prendre des risques pour attiser la colère sociale en supprimant
la Sécu. Les brèches successives dans sa carcasse de 1945 lui font prendre
l’eau dangereusement. L’opacité de gestion est totale, ou presque, d’autant que
les salariés n’ont plus leur mot à dire dans la gestion qui n’est plus
paritaire. Il est encore temps de réagir mais il ne faut plus tarder, la maison
pourrait s’écrouler tant les fondations sont grignotées ! Une rupture
s’impose pour stopper ce détournement social. Comment ? En mettant
fin au financement de la protection sociale par les marchés financiers, en annulant
la « dette sociale » et en supprimant CRDS et CADES, en permettant à
la Sécu de retrouver son mode de financement originel : les cotisations patronales
assises sur les salaires et l’Etat garant du système. C’est le patronat qui a
des dettes envers la protection sociale et non la population ! Un audit
citoyen, au minimum, devrait mettre à nu ces mécanismes, dire à qui ils
profitent car la seule question qui vaille est : comment satisfaire les
besoins de tous, en matière de protection sociale ?
Odile
Mangeot, Le 03.12.2019
(1)
Jacques
Rigaudiat, blogs.mediapart.fr
(2)
Que faire de la
dette sociale ? Pascal Franchet cadtm.org/
(3)
Sources :
ccss-juin-209-rg-2019 publié sur Mediapart