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Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


vendredi 6 décembre 2019


« Trou » de la Sécu. Vrai ou faux ?

Dans notre dernier numéro, nous avons évoqué le vote de nuit (22/23 oct. 2019), par les députés, de la fin de la compensation par l’Etat à la Sécurité Sociale des réductions et exonérations de cotisations. Ce gouvernement et sa majorité parlementaire poursuivent la transformation radicale du système solidaire de la protection sociale. Ce n’est pas le premier coup de boutoir porté à la Sécu. S’y ajoutent les présentations embrouillées des résultats annuels, leur permettant de sonner l’alarme sur le « trou » de la Sécu et de se parer de la vertu de gestionnaire soucieux de l’équilibre de ses comptes ! Moins de dépenses votées dans la Loi pour le Financement de la Sécurité Sociale c’est encore plus de coupes sombres dans les budgets de la santé, etc… Au fond, c’est le stratagème - il n’est pas nouveau - pour mettre à mal le système de solidarité, protégeant les travailleurs et salariés tout au long de leur vie, pour le livrer aux assureurs et fonds de pension privés.
Le projet de régression du système des retraites est une étape phare de Macron dans sa volonté d’en finir, là aussi, avec la solidarité ; la France d’aujourd’hui n’aurait plus les moyens de le conserver, d’autant qu’il est injuste, affirme-t-il, et que son sauvetage passe par un régime universel à points.
Juppé, fin 1995, nous l’avait déjà jouée, cette musique ! Nous l’avions fait reculer après deux mois de contestations dans la rue. Le 5 décembre et après, nous serons à nouveau dans la rue. Soyons toutefois très vigilants car, à l’époque, si Juppé avait dû abandonner son projet « retraite », il fut autorisé, en catimini, à légiférer par ordonnances sur la Sécurité Sociale. Ce fut l’occasion d’enfoncer des coins dans les brèches du système pour l’ouvrir au secteur privé et aboutir à une Santé à deux vitesses (celle des riches et celle des pauvres). Cet acharnement à faire disparaître tous les systèmes de solidarité s’inscrit, à long terme, dans la politique ultralibérale et financiarisée.

Quelques rappels indispensables pour ne pas trop s’y perdre

Le premier système complet et obligatoire d’assurances sociales est instauré en 1928, au bénéfice des (seuls) salariés de l’industrie et du commerce, instituant la cotisation sociale. Qui doit la payer ? Cette question a imprégné tout le mouvement ouvrier du 20ème siècle et est toujours présente au 21ème siècle.

« Notre » Sécurité sociale, née du programme du Conseil National de la Résistance en 1945, affirme le  principe suivant : la cotisation sociale est un prélèvement sur la richesse créée par le travail dans l’entreprise, qui n’est affectée ni aux salaires, ni aux profits, mais mutualisée pour répondre aux besoins sociaux des travailleurs résultant des aléas de la vie. Autrement dit, la richesse créée par le travail contraint l’employeur à verser du salaire différé (la cotisation). La protection sociale est indépendante de l’Etat mais celui-ci est le garant de l’application de ce droit humain fondamental, constitutionnalisé en 1946 (dans le préambule toujours en vigueur).

Or, depuis sa création, le patronat n’a cessé de vouloir reprendre ce « cadeau » aux salariés et les gouvernements, sous influence, ont tenté d’introduire des brèches dans ce système de solidarité. Déjà, en 1945, un régime général universel de toutes les protections à toute la population ne put se faire, à cause de l’opposition des régimes spéciaux déjà existants, travailleurs indépendants notamment. En 1967, des  « caisses » autonomes gèrent l’assurance maladie, les Accidents du travail/maladies professionnelles (CNAM), l’assurance vieillesse (CNAV), les allocations familiales (CNAF) et c’est l’Agence Centrale des organismes de Sécurité Sociale (ACOSS) qui met en oeuvre l’ensemble de ce qui est nommé  Régime Général. Le système est une « tuyauterie » complexe dans laquelle les salariés ont perdu très vite le contrôle, au profit des technocrates, relevant en partie du ministère des finances. C’est la première brèche. Les « plombiers de Bercy » (1) sont rôdés aux présentations labyrinthiques  des comptes sociaux pour nous y perdre, faisant, par ex., apparaître certains fonds sociaux dans l’équilibre du régime général alors même qu’ils n’en relèvent pas (Fonds solidarité Vieillesse). Bref, le « trou » de la Sécu, ce monstre, qui tel celui du Loch ness, réapparaît toujours au moment opportun est un outil, savamment utilisé par les opposants à  la Sécu de 1945. 

La deuxième brèche au principe de solidarité, est la fiscalisation de la Sécu. Successivement, des décisions politiques ont permis que certains pans de la Sécu soient financés par l’impôt et non plus par la richesse produite par le travail. Ainsi, en 1990 le gouvernement Rocard, au prétexte d’étendre l’assiette des cotisations à tous les revenus, crée la CSG (Contribution Sociale Généralisée) ; cet impôt finance une partie du régime général (maladie, prestations familiales) et le Fonds de solidarité vieillesse (FSV). Son taux, de 1.1 % à l’origine, a atteint 9.2 % en 2018, suite aux mesures « Macron », supprimant les cotisations salariales des assurances maladie et chômage ; cette décision, perçue par les salariés comme améliorant leur pouvoir d’achat, est une régression majeure - passée presque inaperçue - dans le principe du salaire différé.
Dans cette logique, Juppé, en 1996, pour boucher le « trou » de la Sécu, a créé un autre impôt, la CRDS (contribution pour le remboursement de la dette sociale) qui n’aurait dû être que temporaire…  Ces nouveaux impôts et autres ITAF (impôts et taxes affectés à la Sécu) ont transformé le financement de la Sécu, les chiffres de répartition des recettes des Administrations de Sécurité Sociale entre 1980 et 2010 sont éloquents : les cotisations sociales sont passées de 97.9 % en 1980 à 69.6 % en 2010, alors que les impôts sont passés de 2.1 % à 30.4 %.

La troisième brèche, est la financiarisation. Les résultats comptables de la Sécu ont fait apparaître des recettes amoindries, à partir des années 1970/80, du fait de la conjoncture économique et de la montée du chômage, privant la Sécu de cotisations. Dès lors, le « trou », plus savamment nommé « la dette sociale », a permis de faire appel aux banques privées par l’emprunt, pour la résorber. C’est la mission qui a été confiée, en 1996, à la Caisse d’amortissement de la dette sociale, l’Etat lui transféra la « dette » pour qu’elle la rembourse, grâce aux recettes de la CRDS et d’une partie de la CSG, et par l’emprunt. Le loup était entré dans la bergerie (voir plus loin).

Cette « dette sociale » d’où vient-elle ? Qui doit la payer ?

La « dette » annoncée, ce n’est pas rien. En 1996, lors de la création de la CADES, elle était de 260 milliards ; 20 ans après (fin 2017) elle est encore de 139 milliards. A ce jour, resteraient plus de 120 milliards à rembourser d’ici 2024. Une dette, c’est une somme d’argent que quelqu’un doit à quelqu’un d’autre. En ce qui concerne la Sécu, qui doit quoi à qui ?

L’Etat, délinquant, doit de l’argent.

Il n’a pas compensé, comme la loi Veil (1994) l’y oblige, les exonérations et exemptions qu’il a décidées au profit des patrons, ni l’amputation des recettes quand il supprime, par ex., les cotisations salariales santé/chômage. Cela ne semble émouvoir personne, pas même la Cour des Comptes. La solution ? Pour libérer l’Etat de cette obligation, le Parlement vote une autre loi : dans la nuit du 22/23 octobre dernier, les parlementaires ont mis fin à l’obligation de compensation. Quid des sommes non versées à la Sécu depuis des années ? En 20 ans, de 1994 à 2013, les exonérations non compensées représentent 48.5 milliards, grevant d’autant les ressources de la protection sociale. Et si l’Etat avait respecté la loi, c’est un excédent prévisionnel 2019 de 2.2 Md du régime général au lieu de 0.4 Md que les comptes de la Sécu pourraient afficher. Qui va financer les mesures d’urgence économiques et sociales, décidées dans la loi MUES du 24.12.2018, pour « calmer » les Gilets Jaunes ? Plus précisément, qui va payer le 1.9 milliard de la suppression des cotisations sociales sur les heures supplémentaires (appliquée au 1.1.2019 au lieu du 1.09), le  1.5 milliard de réduction de 1.7 point du taux de CSG sur les pensions des retraités au revenu inférieur à certains seuils (2000€ pour une personne seule), le 1.2 milliard d’exonération des cotisations sociales de CSG et de CRDS sur les primes exceptionnelles versées aux salariés avant le 1.4.2019 dans la limite de 1000€… Cela représente environ 3 milliards, qui vont s’ajouter à la « dette » de la  Sécu ? Ce n’est pourtant pas une dette, c’est une recette en moins !   

Les salariés ne doivent rien, ils ne sont pas débiteurs, ils sont les créanciers puisque « la cotisation est un prélèvement sur la richesse créée par le produit du travail ». Ils produisent de la richesse qui ne leur est pas reversée. Pire, elle sert à rembourser les emprunts et intérêts aux banquiers, via la CADES.  

Il faut être un fieffé manipulateur pour faire passer une créance pour une dette et les technocrates de Bercy y excellent ! Ce qui fait dire aux défenseurs du système de 1945 : « La dette sociale n’existe pas, pas plus qu’il n’y a de déficit de la sécurité sociale » (2) et les « réformes » des gouvernements successifs, prétendant sauver le système en réduisant les dépenses, méprisent l’obligation constitutionnelle de l’Etat garant de la Sécurité sociale. Ignoré le préambule de la Constitution de 1946 : « la Nation doit la protection sociale à ses citoyens ». Ignorés, la charte de l’ONU (1945), la déclaration universelle des droits de l’homme (1948), les deux pactes internationaux de 1966 sur les droits économiques, sociaux et culturels, obligeant l’Etat à garantir l’accès aux soins et à la santé. Les politiques de rigueur appliquées violent de façon flagrante ces engagements juridiques internationaux au nom de la priorité accordée aux créanciers de la dette publique.

Alors, déficit ou pas ?

Pour répondre à cette question, il faut savoir de quoi on parle. Si l’on examine l’ensemble des comptes des administrations de la Sécurité Sociale (régime général, Fonds Solidarité Vieillesse, Unedic, autres régimes, fonds de réserve retraite), en milliards d’euros, les recettes 2018 sont de 626.5, les dépenses de 612.7, soit un résultat de  + 13.8 (+ 11.7 en 2019). Cette présentation mélange ce qui relève du financement « cotisations » et ce qui relève de l’impôt. En ce qui concerne, plus précisément, le régime général (maladie/accident du travail/retraite/famille), la Commission des Comptes de la Sécurité Sociale (1), affiche un résultat de + 0.5 milliard en 2018 et de + 0.4 milliard en 2019.                   
Or, le Monde titre le 1er octobre 2019 « Sécu » : le retour à l’équilibre repoussé à 2023, le déficit du régime général va repasser la barre des 5 milliards en 2019 et 2020 selon les prévisions ». Pourquoi ? « Les Gilets jaunes sont passés par là ». Mais les mesures « Gilets jaunes » ne relèvent pas du financement de la Sécu ! Etat menteur ou médias menteurs ? En fait, l’entourloupe tient dans la présentation des résultats, embrouillant les chiffres appelés pour démontrer que le « trou » de la Sécu est toujours là ! Quand le Monde, comptabilise dans les résultats du régime général, le Fonds Solidarité Vieillesse, ce n’est pas correct.  Ce fonds (qui devait être temporaire), créé en 1956 pour verser un minimum vieillesse aux personnes âgées économiquement faibles (carrières incomplètes, cotisations insuffisantes) relève de l’impôt (CSG pour l’essentiel), et non des cotisations. De même, il n’est pas correct d’ajouter aux dépenses de la Sécu, le coût de décisions politiques, comme la validation des périodes gratuites non cotisées (chômage, maladie…) ou autres prestations de solidarité et majorations de pension (conjoint à charge…). En 2018 ces mesures ont représenté 18.8 Milliards (1). Ces charges relèvent de la solidarité nationale et de l’impôt et ne doivent pas être imputées aux comptes de la Sécu. Il en est de même pour les décisions législatives récentes de verser à l’Etat le prélèvement social sur les revenus de placement du patrimoine ou de diminuer la fraction de CSG assise sur les revenus du capital…. Tous ces artifices de présentation ainsi que les dispositifs techniques de transferts entre les branches, entre l’Etat et la Sécurité sociale, les mesures de lissage… rendent illisibles au citoyen non initié les comptes de la Sécu, qui retient le seul message du « trou » qu’il faut bien payer ! Ainsi disparaît le principe de solidarité au profit de l’approche comptable et financière. Les libéraux ont même réussi à inclure la « dette sociale » dans la dette publique globale, que l’UE contraint à maintenir en dessous de 60 % du PIB, argument supplémentaire pour baisser les dépenses.

Parler de « déficit » n’a pas de sens. Les discours sur le trou de la Sécu n’ont, en fait,  que 2 fonctions, l’une idéologique destinée à justifier les « réformes » qui détruisent la protection sociale, l’autre destinée à faire perdurer un système de gestion de la dette sociale inefficace mais ô combien profitable à ses créanciers. Il faut dire que les sommes en jeu sont alléchantes : dépenses 2019 du régime général de la sécurité sociale = 484 milliards (+ FSV = 508 milliards). Dépenses de l’ensemble des organismes sociaux (RG, FSV, Unedic, autres régimes, fonds de réserve retraites = 622 milliards.

Le loup est dans la bergerie depuis 1996

Avant 1996, les comptes de la Sécu étaient soit excédentaires, soit à l’équilibre et l’Etat comblait le déficit par voie de dotations ou par reprise du solde négatif au sein de la dette du Trésor ou le finançait (ex. le FSV). Aujourd’hui, le Parlement vote, chaque année, la loi de financement de la Sécurité Sociale (LFSS) ainsi que l’Objectif National de Dépenses d’Assurance-Maladie (ONDAM). Ce n’est pas un budget mais ce sont des orientations et des obligations, des limites d’augmentation des dépenses, qui contraignent la protection sociale. 

Dans la foulée de la réforme Juppé, l’ordonnance du 24.01.1996 a créé la CADES (Caisse d’amortissement de la dette sociale) et la CRDS. Sans faire de bruit, les banques et fonds de pension ont été introduits dans les comptes de la Sécu. Cet établissement public, sous tutelle du ministère des finances notamment, a pour mission de résorber le « trou de la Sécu » : la « dette » lui a été transférée ainsi que les ressources de l’impôt CRDS et une part de CSG, et comme cela n’allait pas suffire, il est autorisé à emprunter sur les marchés financiers. Il fonctionne comme une banque d’affaires, possède une salle des marchés et a toutes les possibilités des établissements privés de crédit. Il aurait dû disparaître en juillet 2009 ainsi que la CRDS, mais Jospin a repoussé l’échéance à 2014, puis Raffarin…Villepin à 2021, et enfin Fillon à 2025… Le Parlement décide chaque année de la reprise de la « dette sociale » par la Cades. Cette dernière est autorisée à spéculer sur les taux de change des monnaies, à utiliser des instruments très variés pour trouver des financements. Ainsi, la « dette sociale » devient un produit sur les marchés financiers, où la CADES a très bonne cote… on comprend pourquoi… Véritable manne pour les banques et les fonds spéculatifs : plus de 38 Milliards versés fin 2011 au titre des intérêts et commissions. Parlement et autres institutions ne semblent pas particulièrement « émus » de l’introduction des marchés financiers dans cette « affaire » très rentable qui aboutit à ce que la richesse produite par le travail des salariés finance les tenants des marchés financiers !

Et, comme une bonne « affaire » ne va  jamais seule, signalons que la « banque de la Sécu » l’Agence Centrale des Organismes de Sécurité Sociale, chargée d’assurer son financement au quotidien, se finance à plus de 60 % sur les marchés financiers, avec des taux d’intérêt qui s’ajoutent à la « dette ». Rappelons, au passage, que l’Unedic a aussi recours à l’emprunt privé pour financer son déficit..

Et voilà comment, dans l’ultralibéralisme financiarisé, la Sécurité Sociale, instituée sur des bases  d’égalité sociale, de solidarité intergénérationnelle et de redistribution des richesses, est devenue, source de profit pour  banquiers et autres fonds financiers !

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Inutile pour Macron de prendre des risques pour attiser la colère sociale en supprimant la Sécu. Les brèches successives dans sa carcasse de 1945 lui font prendre l’eau dangereusement. L’opacité de gestion est totale, ou presque, d’autant que les salariés n’ont plus leur mot à dire dans la gestion qui n’est plus paritaire. Il est encore temps de réagir mais il ne faut plus tarder, la maison pourrait s’écrouler tant les fondations sont grignotées ! Une rupture s’impose pour stopper ce détournement social. Comment ?  En mettant fin au financement de la protection sociale par les marchés financiers, en annulant la « dette sociale » et en supprimant CRDS et CADES, en permettant à la Sécu de retrouver son mode de financement originel : les cotisations patronales assises sur les salaires et l’Etat garant du système. C’est le patronat qui a des dettes envers la protection sociale et non la population ! Un audit citoyen, au minimum, devrait mettre à nu ces mécanismes, dire à qui ils profitent car la seule question qui vaille est : comment satisfaire les besoins de tous, en matière de protection sociale ?

Odile Mangeot, Le 03.12.2019

(1)    Jacques Rigaudiat, blogs.mediapart.fr 
(2)    Que faire de la dette sociale ? Pascal Franchet  cadtm.org/     
(3)    Sources : ccss-juin-209-rg-2019 publié sur  Mediapart