EDF. Combattre Hercule
EDF-GDF
(Electricité de France et Gaz de France), c’est le nom de baptême de l’entreprise
publique, créée en 1946, dans le cadre de la loi de nationalisation de
l’électricité et du gaz, sous l’impulsion du Conseil National de la Résistance.
L’énergie est considérée comme un bien public et sa gestion ne peut
demeurer dans les mains de sociétés privées. Sont alors nationalisés les biens
de quelque 1 300 entreprises : de production (154 sociétés), de transport
(86 entreprises) et de distribution d’énergie électrique (1 150
compagnies). La loi institue un monopole de concession sur la production et sur
la distribution.
A
la sortie de la 2ème guerre mondiale, l’enjeu du redressement et de la
modernisation industrielle du pays passe par la construction de grands ouvrages
hydroélectriques et de production thermique d’électricité à partir du charbon. Dans les années 1970, au
regard du choix massif du nucléaire
civil, EDF se voit confier la construction des centrales nucléaires pour
atteindre le parc de 56 réacteurs aujourd’hui.
Depuis
la fin des années 1980, le balancier est reparti à l’inverse et l’on assiste,
progressivement, à la privatisation des principales entreprises publiques et,
par conséquent, au démantèlement du service public : EDF a une histoire rocambolesque et
le coup de grâce risque de lui être donné dans les mois qui viennent si le projet
européen Hercule aboutit.
Avant
de détailler ce projet, nous ferons un rapide tour historique sur la
transformation progressive du statut d’EDF.
EDF est
dépecée
Depuis
la fin des années 1980, l’UE s’attache à casser les monopoles dans le secteur
des énergies de réseau, gaz et électricité. Pour y parvenir, les activités sont
scindées au sein de la même entreprise publique, pour séparer ce qui est
rentable de ce qui ne l’est pas. Hier, EDF assurait production, transport, distribution
et fourniture de l’électricité. Aujourd’hui, l’ouverture à la concurrence saucissonne, filialise, comme cela
s’est produit à France Telecom, la Poste, etc. Les directives européennes organisent
des marchés intérieurs unifiés et la loi française s’adapte par petits sauts.
En
1999, les fournisseurs privés ont été autorisés à concurrencer
EDF en proposant des contrats d’approvisionnement aux entreprises, puis, en 2007,
aux particuliers. Puis, en 2000, naît RTE
– Réseau de transport d’électricité -
chargée de l’entretien du réseau haute tension, puis ENEDIS (ex-ERDF) pour gérer le réseau moyenne et basse tension. Filiales
d’EDF, elles sont des sociétés anonymes à capitaux publics, à 50.1 % pour RTE
et 100 % pour ENEDIS. Pour veiller au « bon fonctionnement du marché », et… surveiller EDF qui
pourrait être tentée d’utiliser son rôle de transporteur (via ses réseaux) et
fausser la concurrence, est mise en place la Commission de Régulation de l’énergie (CRE). En 2003, EDF et GDF
séparent définitivement leurs activités.
En 2004, EDF franchit une autre étape et devient Société anonyme à capitaux publics,
dans laquelle l’Etat détient plus de 83 % des actions. Aujourd’hui, ses
activités de production et de vente sont ouvertes à la concurrence, le
transport et la distribution relèvent de filiales, hors du champ de la
concurrence. Depuis 2007, une quinzaine de fournisseurs, dont EDF, comme Total
direct Energie, Butagaz, Eni, Engie, CDiscount, Leclerc Energie…) revendent
l’électricité à leurs clients.
Introduite en Bourse en 2005, la voilà prête à affronter ses concurrents sur le
marché de la distribution, précisant que ces fournisseurs potentiels ne sont
pas tenus de produire l’électricité et peuvent l’acheter sur le marché de gros,
aux producteurs européens (dont EDF, qui produit 85 % de l’électricité en
France), ou en Bourse. La première Bourse française d’électricité – Powernext -
ouvre en 2001 à l’initiative de
banques (Société Générale, BNP Paribas), d’énergéticiens (EDF,
TotalFinaElf, Electrabel) et de la place boursière Euronext. Elle fusionne en
2008 avec son homologue allemand et crée la Bourse Européenne de l’électricité,
Epex-Spot. Messieurs les investisseurs,
faites vos jeux et gagnez de l’argent sur
ce nouveau marché !
Mais la privatisation n’est pas totale. Subsistent deux tarifs : une offre réglementée
(le tarif bleu) et les tarifs « de marché » pour l’électricité vendue
par les fournisseurs privés. Une branche d’EDF va être « contrainte »
de prendre sa place dans le segment concurrentiel ! C’est la voie
« légale » choisie pour démanteler le service public, au nom de la satanée
« concurrence libre et non faussée ».
20 ans plus tard. Les « usagers » d’EDF lui sont restés
fidèles et 80 % des « clients » choisissent son tarif réglementé plutôt
que celui des sociétés concurrentes. Alors, pour permettre à la
« concurrence » de s’exercer « librement », le législateur
va forcer la main. Suite à plainte
en 2007 pour distorsion de concurrence, la Commission européenne trouve la
solution. Incroyable mais vrai ! EDF
est contrainte de réserver à ses
concurrents privés, 1/4 de sa production nucléaire, à prix fixe, pour qu’ils puissent exister et lui faire
concurrence ! C’est le mécanisme ARENH – Accès régulé à l’énergie
nucléaire historique – fixant le prix du mégawatt/heure (Mwh) à 42€ (et ce
jusqu’à 2025). La loi NOME (nouvelle organisation du marché de l’électricité),
votée en 2010, entérine cette décision. Les sociétés privées ont le droit, mais
pas l’obligation, d’acheter l’électricité à EDF… et si la Bourse leur permet
d’acheter à des prix plus bas, ils choisissent le mieux-offrant. Quand les
cours plongent, en 2016, par exemple, à cause de la surproduction due aux
énergies renouvelables et au gaz de schiste étatsunien, les concurrents se
fournissent sur le marché de gros. Le client est roi ! Encore plus
rocambolesque et ubuesque : pour « veiller au bon fonctionnement du marché » ( !), la loi
prévoit que si les cours de Bourse de l’électricité augmentent, les tarifs
régulés devront suivre ! En 2018, suite à l’envolée des prix de l’énergie
primaire et des matières premières mais aussi du fait du quota carbone, le
kilowattheure a grimpé à la Bourse européenne. Aussitôt une augmentation des
tarifs a été confirmée par le ministre de Rugy.
En
fait, ce système de dérégulation conduit à faire
payer au consommateur la garantie d’un tarif réglementé, c’est-à-dire la garantie de payer plus cher le tarif
bleu !!! On n’y comprend plus rien sauf qu’il s’agit de pousser les 80
% de consommateurs du service public à acheter aux concurrents sur le marché
privé pour enrichir les détenteurs
d’actions.
Cette
ouverture au « libre marché » va fragiliser le « fleuron »
français, jusqu’alors plus que rentable pour l’Etat, la totalité de ses coûts
de production étant couverte par les factures des usagers et le supplément se
transformant en dividendes. Il faut dire aussi que les dirigeants d’EDF, dans
l’euphorie de la libéralisation en marche, ont investi sur toute la planète,
acheté des sociétés productrices, certaines affaires seront des fiascos
financiers ; ils ont investi massivement dans la construction des EPR (mais
cela mériterait un autre article).
C’est
donc le « socialiste » Jospin,
qui, en 1999, sous la houlette de Strauss Kahn, a rendu effectif le
« marché de l’électricité », et, par conséquent, la destruction du service public de l’électricité, même s’il reste
encore des étapes à franchir. C’est que toucher à EDF est sensible, pour les
salariés, les syndicats, les usagers… et
les politiciens poltrons avancent prudemment. D’autant que, après l’enthousiasme,
on a vite déchanté : le prix du mégawattheure explose : entre 2001 et
2005 : + 55 %. Les industriels s’affolent et implorent le soutien de
l’Etat, qui, alors, les autorise à revenir vers EDF aux tarifs régulés,
moyennant une pénalité de 20 à 30 %, qui sera prise en charge par… l’Etat !!!
C’est pire que ce que l’on pouvait imaginer ! Pour faire exister la concurrence, l’Etat subventionne les
distributeurs ! Quand ce n’est pas le consommateur qui paie, c’est le
contribuable.
Dans
ce système, Les concurrents privés n’ont pas de dépenses de production,
d’entretien et de maintenance des réseaux. Par contre, EDF ne rentre plus dans
ses frais avec un prix fixe à 42€/Mwh, mais l’Etat ne protège pas EDF si les
prix sont trop bas, ce serait de la distorsion de concurrence ! Le secteur
privé est gagnant à tous les coups, n’hésitant pas, par ailleurs, pour trouver
des clients, à pratiquer un marketing trompeur, voire malhonnête.
Les
prix régulés existent encore et c’est bien ce qui dérange les partisans de
l’ouverture totale du marché. Le projet Hercule est-il l’ultime étape pour tourner
la page du service public de l’électricité ?
Hercule.
Dernier combat ?
Le
projet Hercule – qui fait l’objet de tractations secrètes entre la Commission Européenne et le gouvernement français
– va-t-il mettre un point définitif à l’histoire rocambolesque d’EDF dans le
marché européen de l’énergie ? Va-t-il être une fin sans retour du service
public de l’énergie électrique ? Il est présenté par le gouvernement comme
« une nouvelle régulation économique
du nucléaire ». S’agit-il de protéger les activités sensibles et
déficitaires du secteur nucléaire dans un pôle public pour mieux privatiser les
activités rentables comme les énergies renouvelables ? Cela est, sans nul
doute, l’objectif.
Le projet Hercule coupe EDF en trois
morceaux. D’un côté, la production nucléaire et le thermique à flammes
(centrales au gaz, au charbon, turbines à combustion) regroupés dans une entité
« Bleu », détenue à 100 %
par l’Etat. Ensuite, une société « Vert »
dans laquelle on trouve Enedis, EDF Renouvelables, Dalkia (filiale EDF), EDF en
Outre-mer et en Corse, certaines activités internationales, et la direction
commerciale ( 8 500 salariés gérant la facturation et les contrats). Cette
deuxième entité des énergies renouvelables pourrait être ouverte à la
privatisation jusqu’à 35 % du capital. Le troisième morceau « EDF Azur » serait une
filiale prenant en charge les concessions des barrages hydroélectriques.
Selon
un ex-responsable CGT du comité central d’entreprise, cette ouverture au
capital pose problème car toutes les activités placées dans la holding « Vert », qui sera partiellement
privatisée, ont toutes des revenus garantis. Enedis, par ex, chargé de la
distribution et des concessions, négocie son tarif d’utilisation des réseaux
publics tous les 4 ans. Dalkia qui gère les délégations de service public pour
les réseaux de chaleur, chauffage urbain ou géothermie, a un revenu garanti en
contractualisant avec les collectivités. EDF Renouvelable qui exploite les
parcs photovoltaïques ou éoliens, est engagée par contrat avec l’Etat, les prix
sont garantis pendant 15 ans pour l’éolien, 20 ans pour le photovoltaïque. Ils
ont donc une grande visibilité de gestion sur les marchés financiers. C’est tout l’inverse côté « Bleu »,
le nucléaire ne bénéficie pas de revenu garanti, il est soumis aux fluctuations
du marché de gros et de l’évolution de la Bourse. Alors même qu’il nécessite de
gros investissements initiaux, il ne connaît pas les prix de vente de l’année
suivante.
Pour
EDF, il y a urgence à mettre fin au mécanisme ARENH car il grève ses recettes
et l’empêche de financer son projet industriel et la maintenance du parc de
production. La Commission européenne veut accentuer la concurrence dans la
commercialisation de l’électricité. Le gouvernement français veut satisfaire
EDF (en augmentant l’ARENH) et en même temps satisfaire les concurrents d’EDF. Face
à ces intérêts contradictoires, Hercule propose d’augmenter l’ARENH à 45/50€… à
condition qu’EDF mette à disposition de la concurrence, non plus 25% de sa
production nucléaire historique, mais 100 %. Ainsi, EDF ne pourra plus
réserver une part à ses propres clients ou au marché de gros. EDF Vert va
devoir acheter l’électricité produite par EDF Bleu et saucissonner à nouveau
des activités, comme la direction commerciale (8 500 salariés inquiets
pour leur emploi). Cette option pérenniserait
l’avantage exorbitant consenti aux
concurrents privés d’EDF (avantage conçu, à l’origine, comme provisoire, pour
laisser le temps aux concurrents de créer leurs sites de production). Par cette
nouvelle contorsion, les concurrents d’EDF seraient garantis de l’accès aux
fruits de celle-ci, sans condition et de manière définitive, alors qu’ils n’ont
pas investi un centime dans la construction des centrales et des réseaux.
Hercule s’intéresse aussi aux barrages
hydroélectriques. Depuis une dizaine
d’années, Bruxelles guette la fin des concessions pour les « ouvrir à la
concurrence ». Belle aubaine ! Elles sont amorties et ne peuvent que
rapporter de l’argent à qui emportera l’appel d’offres. 85 % des centrales
hydroélectriques sont exploitées par EDF, les 15 % restants par Engie et la Compagnie
nationale du Rhône. Le « droit
de préférence » accordant priorité au concessionnaire sortant dans
le renouvellement d’une concession a été aboli
par Hollande, par la loi de transition énergétique de 2015, optant pour la
mise en concurrence sous la forme de sociétés d’économie mixte. Depuis, les
gouvernements ont traîné les pieds pour la mise en œuvre mais la Commission
Européenne a mis la France en demeure à plusieurs reprises. Macron a annoncé en
2018 sa volonté d’ouvrir à la concurrence, cela concerne 150 installations
d’EDF. Celle-ci devrait, en conséquence, créer une filiale, couper la branche rentable, pour la
confier à une société, sous contrôle de l’Etat.
Restent les centrales nucléaires. Il serait question de créer un SIEG (service d’intérêt
économique général), au sein duquel EDF pourrait séparer les activités, sans
séparation patrimoniale…. Personne ne voudrait se lancer dans l’exploitation
d’un patrimoine de centrales qui vieillit, qu’il faut entretenir, fermer, remplacer par des EPR dont celui de
Flamanville nous prouve, depuis plusieurs années, qu’il est hors de contrôle
technique et financier. La puissance publique, via EDF, peut bien continuer à
s’en occuper !
Tels
sont les gros enjeux du projet Hercule contre lesquels les syndicats, certains
élus et les défenseurs du service public se sont dressés. En effet, contraindre
EDF - dont les financements publics par
l’impôt ont permis la construction des centrales de production et des
réseaux - à racheter l’électricité qu’elle produit pour la revendre, au même
titre que ses concurrents, est scandaleux. De même que permettre aux sociétés
privées, d’exploiter les centrales hydrauliques, construites grâce à l’impôt…
C’est ce que l’on doit nommer de la spoliation
de biens publics.
<<<>>>
En
fait, Bleu, Vert, Azur, n’est qu’un montage dans l’intérêt des investisseurs et
des banques d’affaires. En effet, ouvrir le capital de Vert à 35 % de ses
activités ne relève d’aucune contrainte européenne. C’est permettre au loup
d’entrer dans la bergerie. Il est bien temps, pour les députés PS, de se
scandaliser et de menacer de bloquer Hercule, en appelant à un référendum
d’initiative partagée (RIP) ! Néanmoins, la température monte :
grèves à EDF, manifestations, alors que Macron voulait liquider ce dossier bien
avant les échéances présidentielles. Le 14 janvier, assemblées générales,
rassemblements, filtrages, occupations de sites, interpellations d’élus et de
directions ont eu lieu dans le pays, à l’initiative de la CGT. Début des
discussions à l’Assemblée en février. Prochaine grève : 19 janvier (1). Pour
revenir à un service public servant l’intérêt commun, il faut déjà terrasser Hercule.
Odile
Mangeot, le 16.01.2021
(1)
un petit clic sur
https://www.youtube.com/watch?v=aY_NY45BMxo
ça peut pas faire de mal !
sources :
Politis, le Monde Diplomatique, bastamag,
CGT Energie
Pour
aller plus loin : lire « Qui
veut la mort d’EDF ? » le
Monde Diplomatique février 2021