Les nouveaux
outils d’asservissement
(1ère partie)
Visionnage
boulimique de séries, addiction aux jeux vidéo, consommation devenue
divertissement ordinaire, invasion des musées par les marques, etc. Plus aucun
espace n’échappe aux productions culturelles du capitalisme hypermoderne. Ces
nouveaux outils – séries, jeux vidéo, consumérisme, ‘art’- constituent les
derniers avatars de la culture de masse qui laminent les sociétés et
domestiquent les esprits. Cet article s’inspire du livre Divertir pour dominer 2 (1), ouvrage collectif qui fait suite à
celui qui s’attaquait aux écrans, à la publicité, au sport et au tourisme.
Les séries
Jusqu’à
l’avènement des nouvelles technologies, c’était les biens, services et produits
culturels qui étaient considérés comme rares et précieux. Désormais, ils sont
pour la plupart ‘gratuits’, accessibles en quelques clics et existent à
profusion ; c’est donc notre attention, notre capacité à pouvoir les
consommer, qui est devenue rare et porteuse de valeur. Des technologies d’une
efficacité croissante sont donc créées pour capter cette attention puisque
l’emprise numérique a détruit, pour une bonne part, la possibilité même de se
concentrer sur un seul et même objet pendant plus de quelques minutes à cause
des notifications multiples. Dans ce nouvel environnement, on peut se demander
dans quelle mesure il est encore possible d’investir autant de ressources
attentionnelles pour visionner des
programmes tels que les séries. Pourtant c’est de plus en plus le cas.
En
effet, même si la télévision diffuse depuis les années 1950 des feuilletons
français ou américains, ils restaient des programmes télévisés parmi d’autres.
A partir des années 90, tout change : des séries comme Les Experts, X-Files ou Urgences obtiennent de très bonnes audiences.
Entre 2012 et 2018, les plateformes de streaming (Netflix, Hulu, Amazon…) ont multiplié par dix leur production.
Le
développement de ces nouveaux médias a entrainé une fragmentation de
l’audience. Quand il n’y avait qu’un téléviseur par foyer, il fallait concevoir
des programmes fédérateurs, qui ne font fuir personne. Or, justement
l’addiction repose sur ce qui fait peur, et la série repose sur deux
choses : l’empathie et l’addiction. Au-delà du glauque et du morbide, que
l’on retrouve dans les deux principaux genres que sont la série policière et la
série médicale, de nombreux sujets sont abordés, y compris la politique, dans
les centaines de séries produites chaque année.
L’objectif
suprême est de capter intégralement l’attention dans un environnement des plus concurrentiels.
Il existe plusieurs régimes d’attention, dont l’état d’alerte et la
fidélisation. Le premier se caractérise par l’envoi constant d’avertissements
et la fidélisation vise à établir un rapport de confiance sur le long terme.
Dans le cadre de productions culturelles, ils permettent de faire vivre des
sensations fortes au consommateur tout en les fidélisant. La fidélisation est
inhérente à la nature même des séries. Le principe est que l’on retrouve d’un
épisode à l’autre les mêmes personnages, des thématiques et/ou un univers
commun, mais aussi un rythme et des mécanismes narratifs qui reviennent. Au
fondement des contenus sériels, on trouve la répétition et une certaine
prévisibilité, gratifiante pour un téléspectateur qui a ainsi l’impression de
découvrir un nouvel épisode, de se laisser surprendre tout en étant capable
d’anticiper certains développements. Situation grisante à une époque de grande
incertitude comme la nôtre.
Aliénation
en série
C’est
cette obsession de la fidélisation qui rend les contenus culturels sériels si
hégémoniques. Umberto Eco qualifie de loi de l’itération cette application d’un
schéma narratif et de procédés identiques, de thèmes et de personnages qui
reviennent à chaque fois, créant ainsi le plaisir régressif de l’attendu et
répondant à des mécanismes psychologiques de consolation.
Pour
maintenir l’attention d’une séquence à l’autre, il faut du contraste : de
lieu, de moment de la journée, d’intensité, de ton, etc. Le pouvoir de
captation de la série résulte de cet agencement pensé quasi scientifiquement, à
la manière d’un chimiste cherchant la bonne formule. A cela s’ajoute d’autres
règles et ‘trucs’ dont dépend la fabrication d’émotions, de tensions et
d’affects chez le téléspectateur. C’est un véritable formatage fondé sur des
méthodes éprouvées de captation de l’attention, poussées au plus haut degré de
rationalisation.
La
création audiovisuelle s’effectue dans un contexte de storytelling : la transformation de tout discours et création
en récit. Le narratif est devenu le mode prééminent de compréhension et de
représentation de la réalité. Selon le poète Jean-Pierre Siméon : « ces scripts narratifs procèdent par schémas,
schémas du drame, de l’exploit, de la bonté ordinaire, de la rédemption, etc.,
ce qui signifie nécessairement qu’ils opèrent sur le réel un travail de
réduction et de simplification ». Cette caricature du réel « infantilise, modélise les affects et les
comportements ».
Plus
addictive et chronophage que jamais, la forme série est désormais hégémonique,
influente sur d’autres formes de création, massivement consommée, à une échelle
mondiale et dans toutes les couches de la population, louée de toute part,
omniprésente dans les médias et dans la vie de nos contemporains, objet d’investissements
financiers colossaux, totalement légitimée par les institutions savantes, etc.
Les séries entrent tellement en résonance avec l’époque qu’elles ont fusionné
avec elle, empêchant tout recul nécessaire au déploiement d’un regard critique.
Hors, il vaut mieux l’avoir développé, surtout la prochaine que vous vous
surprendrez en plein binge-watching (consommation de plusieurs épisodes d’une
série à la suite).
Les jeux
vidéo
« Les jeux sont la seule force de notre
univers actuel qui permette d’obliger les individus à agir contre leurs
intérêts personnels, de manière prédictible, et sans utiliser la force ».
Le conférencier Gabe Zichermann, ainsi, faisait l’éloge de la gamification au
congrès Google Tech Talks.
Il
est difficile de nier que la pratique des jeux vidéo, comme celle des jeux de
rôles sur table qui les ont précédés, s’inscrit dans une logique de
compensation sociale. Par la possibilité, via un avatar, d’acquérir des
« grandeurs », au sein de « scénarios » mâtinés d’idéologie
néolibérale (valorisation de la réussite individuelle concrétisée par la
capitalisation de ressources), ces produits fournissent aujourd’hui, dans le
virtuel, la possibilité à une génération durement touchée par la
« crise », de mener une seconde vie, jugée plus « brillante »
- en fonction des idéologies dominantes - que la vie sociale réelle et/ou le
rapport au monde scolaire.
Caractéristiques
de la « masculinité militarisée » destinée dans les années 1980 et
1990 à séduire un public cible constitué par les enfants, les adolescents et
les jeunes adultes de sexe masculin des pays occidentaux, les idéologies
politiques des jeux vidéo se sont peu à peu diversifiées afin de gagner de
nouveaux publics. Ce qui explique que l’on peut avoir aujourd’hui des jeux
vidéo où le personnage principal n’est plus un marine, un paladin ou un
chevalier mais un truand, un anarchiste crasseux, un.e activiste politique
« de gauche » luttant contre un pouvoir « dictatorial » et
« capitaliste », un sympathique petit animal ou encore une farouche
guerrière lesbienne, sans pour autant changer les mécanismes de progression des
avatars : gagner des « niveaux » et devenir de plus en plus
« remarquable ».
La
diffusion de thèses et de données discutables, au sein de la communauté
scientifique et auprès du grand public, grâce à certaines publications, vise à
délégitimer les perspectives d’analyses critiques. Ces pratiques culturelles
ont aujourd’hui le statut d’arts, leurs détracteurs apparaissent comme des
tenants de la « panique morale ». De ce fait, toute personne émettant
des « critiques » à l’égard des jeux vidéo tend à être ringardisée
par les thuriféraires de la game culture,
à être assimilée à la droite « extrême », réactionnaire, aux tenants
d’un « ordre moral bourgeois » qui méprise une « culture
populaire », celle des jeux vidéo, aujourd’hui censée être pratiquée par
« tout le monde », par le « peuple »… Les firmes
multinationales, ces « industriels » du loisir, fabriquent des
produits les plus lucratifs du moment, imposent une culture dite populaire pour
mieux distraire et asservir.
L’empire du
ludique
La
gamification fonctionne en récupérant des mécaniques de jeux et en les
transposant dans des environnements sociaux ne relevant pas habituellement du
divertissement. Son procédé consiste à élaborer une science des jeux, afin d’en
extraire des éléments caractéristiques tels que la définition d’objectifs sous
la forme d’une quête, l’introduction d’éléments de motivation, des formes de
« challenge », ou encore la création de récompenses extrinsèques à
l’activité. Une fois ces éléments repérés et catalogués, en sommes capitalisés,
il n’y a plus qu’à les réinjecter, les réinvestir dans n’importe quelle
activité pour créer un empire ludique dans lequel le jeu s’érige en nouveau
progrès social, tenant des promesses d’émancipation, de gouvernance et de
productivité pour ré-enchanter le monde. Si sa grotesque ambition de faire de
la vie un jeu semble être de l’ordre du fantasme, ses formes multiples et
flexibles, ses partisans dispersés à travers le monde, à travers divers
domaines d’activités, indiquent que le jeu est devenu un acteur fondamental du
libéralisme : par l’entremise de l’industrie culturelle vidéo-ludique, ce
dernier s’impose dans sa version la plus technophile et peut-être l’une des plus
pernicieuses.
Le
travail n’échappe pas non plus à cette invasion du ludique. Le domaine du
management voit dans le jeu un nouvel atout, notamment par le biais de la
compétition. Le manager devient un distributeur de fun, capable de mieux conduire l’employé qui s’intègre comme un bon
joueur au service de la réussite de l’entreprise : plaisir et jouissance
de petites récompenses à court terme anesthésient les consciences et
infantilisent les individus.
Le
jeu, au service du capitalisme, permet d’amollir la masse, de contrôler par le
moyen de faibles réjouissances, de divertissement, de fun.
Stéphanie
Roussillon
(1)
Divertir pour dominer 2, dirigé par
Cédric Biagini et Patrick Marcolini, Ed. L’échappée