Espagne.
La fabrique du consentement, grippée
Il peut paraître utile de revenir
sur les mouvements sociaux espagnols et
sur la modification du rapport des forces politiques, qui s’en trouve désormais
profondément modifié sans pour autant avoir produit de rupture. Tous ont plus
ou moins en tête l’occupation massive des places, ce mouvement des Indignés qui a effaré les classes
dominantes. Toutefois, ce qui a précédé cette mobilisation d’ampleur et ce qui
s’en est suivi n’a guère été médiatisé. L’accent a plutôt été mis sur la
situation en Grèce : la mise à genoux de Syriza par la Troïka. Dans ce qui
suit, je voudrais mettre en lumière l’origine, les faits et les raisons qui, en
Espagne, ont ébranlé le consensus idéologique permettant l’alternance du
système bipartisan, acquis aux remèdes du néolibéralisme. La crise de 2007-2008
a bien évidemment accéléré ce processus et provoqué l’émergence de forces
politiques nouvelles (Podemos et Ciudadanos). Néanmoins, cet ébranlement n’a
pas surgi dans un ciel serein, l’orage a été précédé d’éclairs et de coups de
tonnerre. Lorsque les « subalternes »,
pour reprendre l’expression de Gramsci, se sont mis en mouvement par vagues
successives, le compromis(sion) historique mis en place à la mort de Franco
s’est fissuré. L’éclatement de la bulle immobilière en 2008 a accentué les
brèches. Evoquer cette brève histoire peut aider à percer les conditions de
rupture avec le système du capitalisme financiarisé, à l’heure où l’Europe
néolibérale se défait par en haut. Dans un prochain article, je reviendrai sur
cet objet politique nouveau qui s’est construit dans et en dehors du mouvement
social, à savoir Podemos.
1 – Le consensus idéologique et ses premières
fissures
A la mort de Franco (1975), les
classes dominantes s’accordent pour mettre en place un régime de transition
préservant leurs privilèges, tout en rejoignant le modèle du capitalisme
européen. Ce compromis, conclu entre les conservateurs issus du franquisme et
le parti Socialiste (PSOE), maintient les intérêts de la monarchie, de l’église
et de l’armée. Il est validé par le pacte de Moncloa, les lois d’amnistie qui
enterrent la répression franquiste, et par la Constitution de 1978 qui institue
de fait le bipartisme. « Ni
vainqueurs, ni vaincus », tel est le mot d’ordre repris en chœur par
les médias. En 1986, l’Espagne entre dans l’Union Européenne et l’Otan et
approuve en 1982 le traité de Maastricht. Le mythe fondateur, celui de la
monarchie démocratique, requiert le consentement de tous et, depuis 1992, le
PSOE est au pouvoir… Felipe Gonzales ne le cèdera au Parti Populaire qu’en
1996… après avoir préparé le terrain aux recettes néolibérales. Il faut
toutefois attendre la loi du 11 avril 1998 pour que celles-ci prennent la
vigueur du capitalisme sauvage. Les municipalités se voient retirer le
caractère urbanisable des terrains : tous les terrains sont déclarés
constructibles. Le boom immobilier, et la bulle qui s’en suivra, trouve son origine
dans cette loi. Mais, avant même qu’elle ne produise ses effets, l’apathie des
dominés va être ébranlée par une succession de mouvements qui vont politiser des
fractions de la population.
Non à la
guerre, non aux attentats, non aux mensonges d’Etat
En 2003, l’invasion de l’Irak provoque
une émotion populaire qui fait déferler dans les rues plusieurs millions de
personnes (1 million à Madrid, autant à Barcelone…). Aznar s’est rangé derrière
Bush et c’est inacceptable. Le 11 mars 2004, l’attentat de Madrid (130 morts)
provoque un nouveau raz-de-marée. Contre toute vraisemblance, Aznar, son
gouvernement, les médias, accusent l’ETA basque. Le 12 mars, 8 à 11 millions
d’Espagnols sont dans la rue pour condamner le terrorisme mais ils ne sont pas
dupes de la manipulation. « Nous
voulons la vérité » scandent-ils ; des dirigeants du parti populaire
(PP) qui s’étaient insérés dans les manifestations sont hués et certains
quittent les rangs sous escorte policière. Des manifs de casseroles se
produiront ensuite devant les sièges du PP.
En 2004, le rejet du PP se traduit
dans les élections. Zapatero du PSOE les remporte. On le croit social et
pacifiste, des milliers de manifestants, devant le siège du PSOE, scandent
« Tu portes nos espoirs »…
Le boom
immobilier et les perdants. 2006
Les banques ont accordé des prêts
immobiliers souvent supérieurs aux biens en y incluant mobiliers et voitures ;
la frénésie de construction et d’achat s’est traduite entre 2003 et 2006 par
l’édification de 3 millions de logements, soit la production, pour la même
période, de celle de l’Allemagne, du Royaume-Uni et de l’Italie réunis. Quant
aux prix de l’immobilier, ils ont été
multipliés par trois de 1998 à 2006. Des phénomènes paradoxaux vont se
conjuguer pour rendre, à terme, la situation intenable ; le taux d’abandon
scolaire s’accroît sous l’impulsion des salaires attractifs dans le bâtiment
(13.3 % de travailleurs) ; la précarisation de l’emploi, sous l’effet des
mesures régressives du droit du travail et la quasi inexistence de logements
sociaux, donnent naissance à deux mouvements : « Jeunesse sans futur » « Tu n’auras jamais de logement dans ta putain de vie » et V de Vivienda, qui deviendra, la PAH,
Plateforme des personnes affectées par les prêts hypothécaires. A l’origine, il
s’agissait d’aide psychologique et matérielle aux personnes expulsées.
Particularité espagnole, datant d’une loi de 1909 : à la première échéance
non remboursée, les banques peuvent se saisir du bien, le mettre aux enchères
et ponctionner sur les salaires, le capital et les intérêts restant dus… Devant
les effets iniques de cette législation, que n’ont pas remis en cause ni la droite
ni le PSOE, le mouvement de soutien aux expulsés va se politiser et essaimer
dans toute l’Espagne.
2008. La loi
SINDE et les activistes en ligne
Le gouvernement à majorité PSOE, par
la loi susmentionnée, interdit le téléchargement des produits culturels :
levée de boucliers des blogueurs, hackers, journalistes, activistes en ligne.
Internet doit rester un espace libre de toute ingérence de l’Etat. Le discrédit
de la caste politique s’accentue d’autant que les révélations mettent au jour
la corruption qui gangrène le PSOE et le PP, notamment dans le détournement de
la collecte des droits d’auteurs. Circule sur les réseaux sociaux le mot
d’ordre : « Ne vote pas
pour eux ».
2 – La crise de 2008. La brèche dans le consensus
bipartisan
En préalable, il faut souligner que
l’économie espagnole repose sur trois axes : l’agriculture intensive, le
tourisme et la construction. L’entrée dans l’Europe n’a guère provoqué une
industrialisation. Quant aux banques, tout particulièrement les caisses
d’épargne, gérées par les régions, elles ont favorisé la corruption et la
gabegie : des aéroports jamais ouverts, des autoroutes superflues, des
opérations immobilières véreuses.
La crise venue des Etats-Unis (dite
des subprimes) a fait éclater la bulle immobilière espagnole. L’Etat, pour
éviter des faillites en série, a injecté 200 millions d’euros entre 2008 et
2013, dans l’opération de sauvetage. La dette publique s’est envolée. Face aux
difficultés rencontrées pour rembourser les créanciers, le Conseil européen
lance un ultimatum à Zapatero : pas d’aide de la Troïka et du FMI sans
mesures drastiques de régression sociale. Il précise ses conditions :
réduction de 15 milliards d’euros des dépenses publiques, le passage de 65 à 67
ans pour l’obtention des pensions de retraite et leur gel, la hausse de la TVA
ainsi que la flexibilisation accrue du travail, dans un contexte déjà marqué
par la précarisation.
Des
conséquences dramatiques
Le taux de chômage qui était de 8% en
2007, bondit à 18% en 2009 pour atteindre 27% en 2013, affectant, à 50%, les
jeunes. Face à l’incapacité de nombreux ménages de faire face à leurs échéances
de prêts, les expulsions permises par la loi de 1909, se multiplient. Entre
2006 et 2012, plus de 300 000 procédures d’expulsion sont dénombrées.
L’indignation prend des proportions inégalées : PSOE et PP prétendront que
les Espagnols ont vécu au-dessus de leurs moyens alors qu’éclatent des affaires
de corruption qui les désignent à l’opprobre public, pots de vin,
rétro-commissions, voitures de luxe… L’affaire Gürtel qui atteint tous les
trésoriers du PP et va provoquer des mises en examen spectaculaires, tout comme
l’affaire dite ERE de détournement en Andalousie d’aides aux salariés licenciés
servant en fait des élus et adhérents du PSOE et du PP, sont emblématiques (100
millions volés). Au total, selon une estimation basse, ce sont 40 milliards
d’euros par an qui auraient été détournés ! La caste (politiciens des partis
dominants, banquiers, capitalistes du BTP…) est désignée, notamment dans les
réseaux sociaux et la petite chaîne de télévision alternative, la télé K et son
émission hebdomadaire la Tuerka(1).
Le coup de
tonnerre du 15 mai 2011
Dans ce contexte, les mobilisations à
caractère économique se succèdent. Le 15 mai, à l’issue d’une longue journée de
manifestations, le soir, un groupe de 40 personnes décide de camper sur la
Puerta del Sol en réclamant la « démocratie
réelle maintenant ». Dans la nuit du 15 au 16, les forces anti-émeutes
dispersent violemment la centaine de personnes. Les campeurs lèvent les mains :
« Voici nos armes ». La
répression est filmée par téléphones portables, retransmise sur les réseaux
sociaux ; elle suscite une telle émotion populaire que le lendemain, 17
mai, dans plus de 200 villes les places centrales sont occupées. Le mouvement
du 15 M est lancé : 200 avocats volontaires se mobilisent ainsi que de
nombreux médecins. Des assemblées citoyennes se succèdent, hors partis et
organisations ; les individus prennent la parole délégitimant le pouvoir
en place : « Nous sommes ceux
d’en bas ».
Le 20 mai, à l’approche des élections
municipales et législatives qui vont suivre, la commission électorale déclare
les campements illégaux. Colère sur les places
noires de monde : « Nous
sommes tous illégaux ». Le pouvoir n’ose réprimer. Les victoires
électorales du PP ne changent rien, au contraire, elles durcissent la
contestation : devant les municipalités, les manifs de casseroles
proclament : « ils ne nous
représentent pas ». Certes, la victoire de la droite a un goût amer
mais l’abstention a bondi de 5% et, surtout, 651 000 bulletins blancs et
nuls ont été dénombrés. La colère redouble lorsque, le 26 mai 2011, les partis
dominants (PP et PSOE unis) introduisent dans la Constitution la « règle d’or
budgétaire » : le remboursement de la dette est prioritaire sur toute
dépense publique. Le « coup d’Etat
financier » est dénoncé avec virulence.
Le 12 juin, les campements sont
levés : un million de personnes y ont participé de manière intensive.
Certes, il y a une certaine lassitude vis-à-vis de l’intransigeance du pouvoir,
l’absence d’alternative claire mais la volonté d’en découdre est toujours
présente : « Nous ne partons
pas, nous nous propageons ».
3 – Le nouveau cycle de mobilisations : la
PAH et les marées (2012-2013)
La Plateforme contre les prêts et les
expulsions se renforce et essaime dans plus de 220 villes. En 2016, on dénombre
plus de 1 600 expulsions stoppées et 2 500 familles relogées
« illégalement » dans des squats. La PAH lance une initiative
législative populaire qui recueille plus de 1,5 million de signatures. Malgré
son caractère « modéré » (moratoire sur les expulsions, reconversion
des prêts en loyers encadrés), le parlement refuse d’en débattre. Une campagne
de scratches est lancée : ce
sont des manifestations devant les résidences des députés, avec force bruits de
casseroles, désignant à l’opprobre public la caste. Des contradictions au sein
des députés aboutiront à une loi édulcorée pour calmer le jeu.
De 2012 à 2013, des marées de toutes les
couleurs sont autant de coups de boutoir contre le pouvoir. Elles prennent la
forme de marathons, de chaînes humaines, de manifestations, de diffusions vidéo
sur les réseaux sociaux. Il y a les marées vertes
à la suite du non renouvellement de 3 000 postes d’enseignants
contractuels, des coupes budgétaires dans les cantines scolaires et de
l’introduction de cours de religion. Puis les marées blanches des femmes protestant contre les crèches privées trop
chères et contre l’inégalité salariale, les marées grenat sur la santé publique et les restrictions de couverture des
Espagnols émigrés dans d’autres pays européens (2 millions !). Les marées bleues s’insurgent contre la privatisation
de l’eau, la marée jaune contre les
restrictions budgétaires en matière culturelle qui affectent tout particulièrement
les bibliothèques. Les marées marron
contre la pollution et pour l’environnement écologique, les marées rouges pour l’emploi et contre la
précarité.
Toutes ces marées convergent le 25
février et le 22 mars 2013. Ce fut d’abord la manif « contre le coup d’Etat des marchés financiers » puis « la marche de la dignité » :
des cortèges partis de 8 villes convergent sur Madrid et rassemblent des
milliers de personnes pour réclamer « Du
pain, du travail, un toit pour toutes et tous ».
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Le processus de mobilisations destituant n’a pas trouvé, malgré les
assemblées citoyennes, sa traduction politique. La naissance et le
développement d’un nouveau parti à caractère hybride, s’inscrivant dans le cours
électoral qui va suivre la séquence de mobilisations, peut-il provoquer la
rupture avec le système bipartisan acquis au néolibéralisme et aux politiques
d’austérité ? Ce sera le sujet du prochain article.
Il n’en demeure pas moins, au vu des
évènements relatés ci-dessus, que la légitimité du système issu de la
transition est ébranlée. Demeurent les questions de l’articulation des mouvements
sociaux avec des propositions alternatives crédibles. En outre, la succession
des élections démontre que c’est, pour le moins, l’hégémonie du PSOE qu’il
convient de briser. De même, les forces politiques traditionnellement à gauche
du PSOE (syndicats et Izquierda Unida, PS + dissidents du PSOE) n’ont guère
impulsé les mouvements ; ils ont, de fait, été débordés, voire ignorés.
Enfin, le nombre d’activistes et de manifestants, s’il reflète un processus de
prise de conscience, ne réduit pas pour autant la distance entre les militants
et la masse mobilisée, bien qu’il prouve, pour reprendre les termes du « comité invisible » que « ce n’est pas le peuple qui produit le
soulèvement, c’est le soulèvement qui produit le peuple » contre les
classes dominantes. Reste à en tirer les leçons, y compris en France.
Gérard Deneux, le 20.01.2017
Sources :
Podemos, la politique en mouvement
d’Alberto Amo et Alberto Minguez, 2016, ed. La dispute
(1)
voir prochain article sur l’émergence et le
développement de Podemos