Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


dimanche 29 janvier 2017

Espagne.
La fabrique du consentement, grippée

Il peut paraître utile de revenir sur  les mouvements sociaux espagnols et sur la modification du rapport des forces politiques, qui s’en trouve désormais profondément modifié sans pour autant avoir produit de rupture. Tous ont plus ou moins en tête l’occupation massive des places, ce mouvement des Indignés qui a effaré les classes dominantes. Toutefois, ce qui a précédé cette mobilisation d’ampleur et ce qui s’en est suivi n’a guère été médiatisé. L’accent a plutôt été mis sur la situation en Grèce : la mise à genoux de Syriza par la Troïka. Dans ce qui suit, je voudrais mettre en lumière l’origine, les faits et les raisons qui, en Espagne, ont ébranlé le consensus idéologique permettant l’alternance du système bipartisan, acquis aux remèdes du néolibéralisme. La crise de 2007-2008 a bien évidemment accéléré ce processus et provoqué l’émergence de forces politiques nouvelles (Podemos et Ciudadanos). Néanmoins, cet ébranlement n’a pas surgi dans un ciel serein, l’orage a été précédé d’éclairs et de coups de tonnerre. Lorsque les « subalternes », pour reprendre l’expression de Gramsci, se sont mis en mouvement par vagues successives, le compromis(sion) historique mis en place à la mort de Franco s’est fissuré. L’éclatement de la bulle immobilière en 2008 a accentué les brèches. Evoquer cette brève histoire peut aider à percer les conditions de rupture avec le système du capitalisme financiarisé, à l’heure où l’Europe néolibérale se défait par en haut. Dans un prochain article, je reviendrai sur cet objet politique nouveau qui s’est construit dans et en dehors du mouvement social, à savoir Podemos.

1 – Le consensus idéologique et ses premières fissures

A la mort de Franco (1975), les classes dominantes s’accordent pour mettre en place un régime de transition préservant leurs privilèges, tout en rejoignant le modèle du capitalisme européen. Ce compromis, conclu entre les conservateurs issus du franquisme et le parti Socialiste (PSOE), maintient les intérêts de la monarchie, de l’église et de l’armée. Il est validé par le pacte de Moncloa, les lois d’amnistie qui enterrent la répression franquiste, et par la Constitution de 1978 qui institue de fait le bipartisme. « Ni vainqueurs, ni vaincus », tel est le mot d’ordre repris en chœur par les médias. En 1986, l’Espagne entre dans l’Union Européenne et l’Otan et approuve en 1982 le traité de Maastricht. Le mythe fondateur, celui de la monarchie démocratique, requiert le consentement de tous et, depuis 1992, le PSOE est au pouvoir… Felipe Gonzales ne le cèdera au Parti Populaire qu’en 1996… après avoir préparé le terrain aux recettes néolibérales. Il faut toutefois attendre la loi du 11 avril 1998 pour que celles-ci prennent la vigueur du capitalisme sauvage. Les municipalités se voient retirer le caractère urbanisable des terrains : tous les terrains sont déclarés constructibles. Le boom immobilier, et la bulle qui s’en suivra, trouve son origine dans cette loi. Mais, avant même qu’elle ne produise ses effets, l’apathie des dominés va être ébranlée par une succession de mouvements qui vont politiser des fractions de la population.

Non à la guerre, non aux attentats, non aux mensonges d’Etat

En 2003, l’invasion de l’Irak provoque une émotion populaire qui fait déferler dans les rues plusieurs millions de personnes (1 million à Madrid, autant à Barcelone…). Aznar s’est rangé derrière Bush et c’est inacceptable. Le 11 mars 2004, l’attentat de Madrid (130 morts) provoque un nouveau raz-de-marée. Contre toute vraisemblance, Aznar, son gouvernement, les médias, accusent l’ETA basque. Le 12 mars, 8 à 11 millions d’Espagnols sont dans la rue pour condamner le terrorisme mais ils ne sont pas dupes de la manipulation. « Nous voulons la vérité » scandent-ils ; des dirigeants du parti populaire (PP) qui s’étaient insérés dans les manifestations sont hués et certains quittent les rangs sous escorte policière. Des manifs de casseroles se produiront ensuite devant les sièges du PP.
En 2004, le rejet du PP se traduit dans les élections. Zapatero du PSOE les remporte. On le croit social et pacifiste, des milliers de manifestants, devant le siège du PSOE, scandent « Tu portes nos espoirs »…

Le boom immobilier et les perdants. 2006

Les banques ont accordé des prêts immobiliers souvent supérieurs aux biens en y incluant mobiliers et voitures ; la frénésie de construction et d’achat s’est traduite entre 2003 et 2006 par l’édification de 3 millions de logements, soit la production, pour la même période, de celle de l’Allemagne, du Royaume-Uni et de l’Italie réunis. Quant aux prix de l’immobilier, ils ont été  multipliés par trois de 1998 à 2006. Des phénomènes paradoxaux vont se conjuguer pour rendre, à terme, la situation intenable ; le taux d’abandon scolaire s’accroît sous l’impulsion des salaires attractifs dans le bâtiment (13.3 % de travailleurs) ; la précarisation de l’emploi, sous l’effet des mesures régressives du droit du travail et la quasi inexistence de logements sociaux, donnent naissance à deux mouvements : « Jeunesse sans futur » « Tu n’auras jamais de logement dans ta putain de vie » et V de Vivienda, qui deviendra, la PAH, Plateforme des personnes affectées par les prêts hypothécaires. A l’origine, il s’agissait d’aide psychologique et matérielle aux personnes expulsées. Particularité espagnole, datant d’une loi de 1909 : à la première échéance non remboursée, les banques peuvent se saisir du bien, le mettre aux enchères et ponctionner sur les salaires, le capital et les intérêts restant dus… Devant les effets iniques de cette législation, que n’ont pas remis en cause ni la droite ni le PSOE, le mouvement de soutien aux expulsés va se politiser et essaimer dans toute l’Espagne.

2008. La loi SINDE et les activistes en ligne

Le gouvernement à majorité PSOE, par la loi susmentionnée, interdit le téléchargement des produits culturels : levée de boucliers des blogueurs, hackers, journalistes, activistes en ligne. Internet doit rester un espace libre de toute ingérence de l’Etat. Le discrédit de la caste politique s’accentue d’autant que les révélations mettent au jour la corruption qui gangrène le PSOE et le PP, notamment dans le détournement de la collecte des droits d’auteurs. Circule sur les réseaux sociaux le mot d’ordre : « Ne vote pas pour eux ».

2 – La crise de 2008. La brèche dans le consensus bipartisan

En préalable, il faut souligner que l’économie espagnole repose sur trois axes : l’agriculture intensive, le tourisme et la construction. L’entrée dans l’Europe n’a guère provoqué une industrialisation. Quant aux banques, tout particulièrement les caisses d’épargne, gérées par les régions, elles ont favorisé la corruption et la gabegie : des aéroports jamais ouverts, des autoroutes superflues, des opérations immobilières véreuses.

La crise venue des Etats-Unis (dite des subprimes) a fait éclater la bulle immobilière espagnole. L’Etat, pour éviter des faillites en série, a injecté 200 millions d’euros entre 2008 et 2013, dans l’opération de sauvetage. La dette publique s’est envolée. Face aux difficultés rencontrées pour rembourser les créanciers, le Conseil européen lance un ultimatum à Zapatero : pas d’aide de la Troïka et du FMI sans mesures drastiques de régression sociale. Il précise ses conditions : réduction de 15 milliards d’euros des dépenses publiques, le passage de 65 à 67 ans pour l’obtention des pensions de retraite et leur gel, la hausse de la TVA ainsi que la flexibilisation accrue du travail, dans un contexte déjà marqué par la précarisation.    

Des conséquences dramatiques

Le taux de chômage qui était de 8% en 2007, bondit à 18% en 2009 pour atteindre 27% en 2013, affectant, à 50%, les jeunes. Face à l’incapacité de nombreux ménages de faire face à leurs échéances de prêts, les expulsions permises par la loi de 1909, se multiplient. Entre 2006 et 2012, plus de 300 000 procédures d’expulsion sont dénombrées. L’indignation prend des proportions inégalées : PSOE et PP prétendront que les Espagnols ont vécu au-dessus de leurs moyens alors qu’éclatent des affaires de corruption qui les désignent à l’opprobre public, pots de vin, rétro-commissions, voitures de luxe… L’affaire Gürtel qui atteint tous les trésoriers du PP et va provoquer des mises en examen spectaculaires, tout comme l’affaire dite ERE de détournement en Andalousie d’aides aux salariés licenciés servant en fait des élus et adhérents du PSOE et du PP, sont emblématiques (100 millions volés). Au total, selon une estimation basse, ce sont 40 milliards d’euros par an qui auraient été détournés ! La caste (politiciens des partis dominants, banquiers, capitalistes du BTP…) est désignée, notamment dans les réseaux sociaux et la petite chaîne de télévision alternative, la télé K et son émission hebdomadaire la Tuerka(1).

Le coup de tonnerre du 15 mai 2011

Dans ce contexte, les mobilisations à caractère économique se succèdent. Le 15 mai, à l’issue d’une longue journée de manifestations, le soir, un groupe de 40 personnes décide de camper sur la Puerta del Sol en réclamant la « démocratie réelle maintenant ». Dans la nuit du 15 au 16, les forces anti-émeutes dispersent violemment la centaine de personnes. Les campeurs lèvent les mains : « Voici nos armes ». La répression est filmée par téléphones portables, retransmise sur les réseaux sociaux ; elle suscite une telle émotion populaire que le lendemain, 17 mai, dans plus de 200 villes les places centrales sont occupées. Le mouvement du 15 M est lancé : 200 avocats volontaires se mobilisent ainsi que de nombreux médecins. Des assemblées citoyennes se succèdent, hors partis et organisations ; les individus prennent la parole délégitimant le pouvoir en place : « Nous sommes ceux d’en bas ».

Le 20 mai, à l’approche des élections municipales et législatives qui vont suivre, la commission électorale déclare les campements illégaux. Colère sur les places  noires de monde : « Nous sommes tous illégaux ». Le pouvoir n’ose réprimer. Les victoires électorales du PP ne changent rien, au contraire, elles durcissent la contestation : devant les municipalités, les manifs de casseroles proclament : « ils ne nous représentent pas ». Certes, la victoire de la droite a un goût amer mais l’abstention a bondi de 5% et, surtout, 651 000 bulletins blancs et nuls ont été dénombrés. La colère redouble lorsque, le 26 mai 2011, les partis dominants (PP et PSOE unis) introduisent dans la Constitution la « règle d’or budgétaire » : le remboursement de la dette est prioritaire sur toute dépense publique. Le « coup d’Etat financier » est dénoncé avec virulence.

Le 12 juin, les campements sont levés : un million de personnes y ont participé de manière intensive. Certes, il y a une certaine lassitude vis-à-vis de l’intransigeance du pouvoir, l’absence d’alternative claire mais la volonté d’en découdre est toujours présente : « Nous ne partons pas, nous nous propageons ».

3 – Le nouveau cycle de mobilisations : la PAH et les marées (2012-2013)

La Plateforme contre les prêts et les expulsions se renforce et essaime dans plus de 220 villes. En 2016, on dénombre plus de 1 600 expulsions stoppées et 2 500 familles relogées « illégalement » dans des squats. La PAH lance une initiative législative populaire qui recueille plus de 1,5 million de signatures. Malgré son caractère « modéré » (moratoire sur les expulsions, reconversion des prêts en loyers encadrés), le parlement refuse d’en débattre. Une campagne de scratches est lancée : ce sont des manifestations devant les résidences des députés, avec force bruits de casseroles, désignant à l’opprobre public la caste. Des contradictions au sein des députés aboutiront à une loi édulcorée pour calmer le jeu.

De 2012 à 2013, des marées de toutes les couleurs sont autant de coups de boutoir contre le pouvoir. Elles prennent la forme de marathons, de chaînes humaines, de manifestations, de diffusions vidéo sur les réseaux sociaux. Il y a les marées vertes à la suite du non renouvellement de 3 000 postes d’enseignants contractuels, des coupes budgétaires dans les cantines scolaires et de l’introduction de cours de religion. Puis les marées blanches des femmes protestant contre les crèches privées trop chères et contre l’inégalité salariale, les marées grenat sur la santé publique et les restrictions de couverture des Espagnols émigrés dans d’autres pays européens (2 millions !). Les marées bleues s’insurgent contre la privatisation de l’eau, la marée jaune contre les restrictions budgétaires en matière culturelle qui affectent tout particulièrement les bibliothèques. Les marées marron contre la pollution et pour l’environnement écologique, les marées rouges pour l’emploi et contre la précarité.

Toutes ces marées convergent le 25 février et le 22 mars 2013. Ce fut d’abord la manif « contre le coup d’Etat des marchés financiers » puis « la marche de la dignité » : des cortèges partis de 8 villes convergent sur Madrid et rassemblent des milliers de personnes pour réclamer « Du pain, du travail, un toit pour toutes et tous ».

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Le processus de mobilisations destituant n’a pas trouvé, malgré les assemblées citoyennes, sa traduction politique. La naissance et le développement d’un nouveau parti à caractère hybride, s’inscrivant dans le cours électoral qui va suivre la séquence de mobilisations, peut-il provoquer la rupture avec le système bipartisan acquis au néolibéralisme et aux politiques d’austérité ? Ce sera le sujet du prochain article.
Il n’en demeure pas moins, au vu des évènements relatés ci-dessus, que la légitimité du système issu de la transition est ébranlée. Demeurent les questions de l’articulation des mouvements sociaux avec des propositions alternatives crédibles. En outre, la succession des élections démontre que c’est, pour le moins, l’hégémonie du PSOE qu’il convient de briser. De même, les forces politiques traditionnellement à gauche du PSOE (syndicats et Izquierda Unida, PS + dissidents du PSOE) n’ont guère impulsé les mouvements ; ils ont, de fait, été débordés, voire ignorés. Enfin, le nombre d’activistes et de manifestants, s’il reflète un processus de prise de conscience, ne réduit pas pour autant la distance entre les militants et la masse mobilisée, bien qu’il prouve, pour reprendre les termes du « comité invisible » que « ce n’est pas le peuple qui produit le soulèvement, c’est le soulèvement qui produit le peuple » contre les classes dominantes. Reste à en tirer les leçons, y compris en France.

Gérard Deneux, le 20.01.2017

Sources : Podemos, la politique en mouvement d’Alberto Amo et Alberto Minguez, 2016, ed. La dispute

(1)   voir prochain article sur l’émergence et le développement de Podemos