L’Europe
malade d’elle-même
On
va nous le chanter sur tous les tons : Europe ! Europe ! Tous
les politiciens vont entonner les airs d’une Europe plus sociale qui protège
les peuples ou celle d’une Europe des nations qui s’en détachent, tout en
restant prisonnières du carcan néolibéral imposé par les traités. Ouverte à
tous vents, est-elle encore
européenne ? Ce vaste marché qui met en concurrence les Etats à coup
de concurrence sociale et fiscale n’est-il pas en train de produire des
monstres, en réaction à la domination de la finance ? Ce qui se passe à l’Est de sa configuration témoigne
pour le moins d’une déchirure qui
n’est pas prête de se cautériser. L’extrême
droite US, libertarienne, s’emploie à accroître la division parmi les
peuples. En fait, l’Europe telle qu’elle s’est construite, a fait régner la loi
du plus fort. L’Allemagne en a tiré profit jusqu’ici mais sa domination est
désormais de plus en plus fragile. Resterait à aborder, de façon plus détaillée
qu’on ne peut le faire ci-après, la nature du césarisme institutionnel qui
bride les peuples en ne favorisant que la finance cosmopolite.
Une Europe
de moins en moins européenne…
La
pénétration des capitaux extra-européens au sein même de l’UE a pris une telle
proportion que l’on peut douter des velléités de certains qui se revendiquent
de l’Europe puissance. 35 % des actifs (capitaux + immobilisations) sont aux
mains de sociétés étrangères, dont plus de 4 % sont réfugiées et pilotées à
partir des paradis fiscaux. Le spectre chinois est l’arbre qui cache la forêt.
Ces « investisseurs » proviennent non seulement de l’Empire du
milieu, des USA, du Japon, de la Russie, des pétromonarchies… Mais encore, ils possèdent
des secteurs stratégiques : à 56 % pour les produits pharmaceutiques, à 54
% pour l’électronique et l’optique, à 39 % pour les assurances, à 30 % pour le
secteur financier. Quant à la Chine, elle s’intéresse surtout au secteur des
machines-outils et à l’aéronautique. L’Allemagne de Merkel en frémit. Quant à
Macron qui rêvait d’un budget européen plus conséquent pour faire face à la
concurrence étrangère, il a dû remettre ses plans sur la comète face à
l’orthodoxie budgétaire austéritaire des eurocrates, y compris allemands.
…de plus en
plus fracturée
Indépendamment
du Brexit, de l’étranglement de la Grèce, des réticences brouillonnes de
l’Italie, c’est à l’Est que la
« liberté » de circulation des capitaux et des hommes a produit des
déchirures difficilement réversibles. La sortie du capitalisme d’Etat
bureaucratique et policier et la privatisation sauvage qui l’a accompagnée ont
mis sur orbite une kleptocratie maffieuse. Elle s’est emparée des appareils
d’Etat, tout en laissant s’implanter des usines allemandes, françaises… qui
entendaient profiter de la manne de main d’œuvre à bon marché, et, qui plus
est, professionnellement adaptée. L’appauvrissement des populations s’est de
fait accompagné de bien des désillusions. Restait l’eldorado de la migration au
Royaume Uni, en Allemagne… dans ces pays où il semblait permis de s’enrichir
quitte à être exploité. C’est ainsi que s’est amorcé un déclin démographique puis une baisse de la natalité en Roumanie, en
Bulgarie, en Pologne, en Croatie, en Lettonie… Au total, et en moyenne, ce
déclin démographique est de 7 % ; bien évidemment, ce sont les plus jeunes
et les plus éduqués qui partent. Pour exemple, celui de la Roumanie est
probant. De 29 millions d’habitants en 1989, la population est passée en 2017… à
19.7 millions et la fuite par l’exil continue, à raison de 200 000 par an.
Ce sont 20 % de la population active qui résident à l’étranger, certes mieux -
mais quand même - que la Croatie (14 %). La tendance est générale. Il n’y a pas
à s’étonner de l’existence dans certaines villes, d’appartements vides, de
bibliothèques désertes, de piscines fermées, de ramassage des ordures ménagères
suspendu et, plus généralement, de l’état déplorable des infrastructures
publiques, y compris des hôpitaux.
Rien
de surprenant face à la pénurie de main d’œuvre que des grèves éclatent et que les ouvriers mal payés, obtiennent jusqu’à
18 % d’augmentation salariale, comme en Hongrie, après quelques jours de grève.
La pénurie de main d’œuvre, un chômage inexistant (et pour cause) ne laissent
guère de marge de manœuvre aux dirigeants d’entreprises et aux actionnaires étrangers.
La flexibilité à l’ouest n’est plus de mise à l’est, même si les profits tirés
de salaires bien plus faibles sont encore loin d’être négligeables. Toutefois,
les eurocrates du libre-échange et de la libre circulation des hommes et des
capitaux commencent à avoir des sueurs froides face au raidissement
identitaire, nationaliste et xénophobe des kleptocrates de l’Est. Certes,
l’argent de la diaspora atténue les crispations sociales mais ce ne sont pas
les imposantes demeures kitch de quelques enrichis à l’ouest qui font vivre un
pays. Quant à faire revenir cette main
d’œuvre, dont l’esprit critique s’est aiguisé, c’est incompatible avec la
corruption qui règne parmi les élites politiciennes. Reste à recourir aux « bons
soins » de la gangrène d’extrême droite dont les chantres sont aux USA.
Les
fabriques de monstres
Ils
peuvent compter sur le ressentiment des populations, face à l’arrogance et à la
condescendance des eurocrates, et cultiver la haine. Des milliardaires
libertariens ont entrepris des campagnes de diffusion de fausses infos en
Europe, tel Robert Mercer, ce dirigeant d’un fonds spéculatif. Il finance des
sites conspirationnistes d’extrême-droite (et Steve Banon aux USA). On peut
citer l’institut Gatestone, Secure America New Fondation (contre
l’immigration et soutien d’Israël), Robert Shillman finance, outre des sites,
plusieurs groupes d’extrême droite en Europe et des « centres » tel Rebell Radio Gong et Horowitz. Harris media, basé au Texas, s’est
plutôt spécialisé dans les appels à la violence contre les musulmans, tout en
finançant l’AFD allemand. Et puis, il y a les fameux frères Koch qui, par
facebook et instagram, prospectent et ciblent des profils types. A l’aide de
vidéos anxiogènes, utilisant également la publicité sur Google, tous diffusent
des mensonges de désinformation haineuse, pêle-mêle, contre l’IVG, le chômage,
l’immigration…en plusieurs langues, à l’aide de collaborateurs de sites bien
rémunérés. De quoi fracturer encore plus les Etats européens, et d’abord ceux
de l’Est.
Alors ?
Changer ou sortir de l’Europe. Rien de simple
Toute
volonté de changer l’Europe se heurte aux
murs des traités qui ont organisé l’austérité et, par conséquent, le
dumping social, environnemental et fiscal, suscitant la concurrence entre les
Etats afin que les capitaux y fassent leur marché, y compris en délocalisant ou
(et) en trouvant refuge dans les paradis fiscaux. La banque centrale
européenne, sans aucune légitimité démocratique, verrouille encore plus toute
tentative de relance, tout comme les critères de convergence depuis 1992 (3 %
de déficit budgétaire ; 60 % de dette par rapport au PIB), qui désormais,
ne parviennent guère à s’appliquer mais restent sous la férule des eurocrates
et de l’Allemagne. La procédure de révision des traités, contrainte par la
règle de l’unanimité, ainsi que l’article 50 qui prévoit le retrait de l’Union,
démontrent, s’il en est besoin, au travers de l’expérience du Brexit, que la
camisole est pesante. Le parlement européen, sans délibération souveraine,
reste charpeauté par la commission européenne et le conseil des chefs d’Etat et
de gouvernement. L’Allemagne dominante, la seule pratiquement à accumuler des
excédents budgétaires, ne peut que s’opposer à toute modification du statu quo.
La possible transformation de l’UE, vouée au néolibéralisme, n’est qu’une
illusion, entretenue pour la faire accepter telle qu’elle est.
Toutefois,
les nuages s’accumulent contre cette entité non identifiée, ni Etat fédéral, ni
coopération entre nations, et toute fêlure provoque la psychose des élites et
l’hystérie médiatique : après la Grèce essorée par la Troïka, le Brexit
chaotique qui dure, les velléités italiennes, vient la montée des
souverainistes nationalistes et xénophobes. Le résultat des prochaines élections
européennes reflètera encore plus, demain, le processus en cours de démantèlement
par le haut de cette construction ubuesque où les capitaux sont rois et ne
lésinent pas, face à l’absence de règles qui les jugulent, à s’expatrier comme
bon leur semble.
La finance
cosmopolite et les peuples
Une
enquête du Times vient de révéler que
sur 93 milliardaires recensés au Royaume Uni, 28 ont choisi l’exil fiscal. Leur
destination : Jersey, Monaco, la Suisse, le Portugal. Echapper à l’impôt
et aux incertitudes du Brexit, porteuses d’augmentation de taxes. Ainsi, Jim
Ratcliffe, dont la fortune est évaluée à 21 milliards d’euros, se vante d’avoir
« économisé » 4 milliards d’impôts sous le ciel monégasque. Quant à
Simon Nixon, réfugié à Jersey, c’est 168 millions qu’il ne versera pas au fisc
britannique. C’est ainsi que 6 800 Britanniques contrôlent déjà, à distance,
12 000 entreprises britanniques. Bref, les grands patrons n’ont pas de
patrie, tout comme les oligarques russes ou d’autres nationalités.
Autrement
dit, prise en tenaille entre, d’une part, les égoïsmes nationaux, la rapacité
de la finance dérégulée, le creusement des inégalités et, d’autre part, le
carcan néolibéral institué et le mécontentement des peuples, la construction
européenne se délite par le haut et, par
le bas, reçoit des coups de boutoir des peuples, qui n’en peuvent plus de
subir les régressions imposées. Même l’Allemagne risque de devenir la grande
malade de l’UE. Sa grande ouverture aux exportations qui l’ont propulsée est
sensible aux fluctuations du commerce mondial qui se rétrécit. Le
ralentissement de l’investissement des entreprises, son hinterland à l’est
moins productif, le vieillissement de sa population bien que freiné par le
phénomène migratoire, le niveau élevé de l’épargne de précaution des Allemands
préoccupés de leurs vieux jours, tout comme l’incertitude politique européenne
et germanique avec la succession de Merkel et la montée de l’AFD, sont autant
de facteurs de déstabilisation de l’UE construite pour l’Allemagne de Schroeder.
La pauvreté, avec les jobs à quelques euros, s’est installée au cœur même de la
puissance centrale de l’UE.
Quant
aux peuples, désappointés, au travers des mouvements sociaux, des soulèvements,
ils cherchent leurs voies sans perspectives pour l’heure de sortir de ce labyrinthe technocratique.
Sortir
de l’Europe, désobéir aux traités, se réapproprier le levier monétaire,
reconquérir le pouvoir démocratique sur l’économie, enrayer dans le même temps
la fuite des capitaux… oui, mais quelles forces politiques, enracinées parmi
les classes ouvrières et populaires, peuvent se frayer un tel chemin ?
Pratiquement aucune. Il faut donc s’attendre à d’autres coups de boutoir contre
cette Europe-là pour parvenir à s’en défaire.
Gérard
Deneux le 25.03.2019