La crise que l’on n’ose voir venir
En
apparence, la crise de 2007-2008 et le sauvetage des banques qui s’en est
suivi, semblent s’être dissous dans l’endettement des Etats. L’heure serait à
l’austérité budgétaire et au recul des conquis sociaux pour alléger les dettes
publiques, dites souveraines. Quoique, venant perturber ce jeu, au
multilatéralisme mondialisé se substitue en partie un unilatéralisme
nationaliste, comme remède à l’impossibilité d’une relance de la
« croissance » mondiale. En fait, la plupart des médias occultent des
réalités plus sombres : l’endettement des entreprises, l’endettement des
pays pauvres sur fond de ralentissement prononcé du commerce mondial, l’entrée
en récession de nombreux pays et le phénomène de thésaurisation spéculative que
camouflent les paradis fiscaux. Qui plus est, les banques privées, malgré
l’injection de liquidités qu’elles ont connue, sont toujours à la peine. Quant
aux banques centrales, les potions administrées pour relancer la
« croissance » n’ont rien de magique, bien au contraire. Selon leurs
experts, les Etats qui le peuvent, devraient les suppléer en recourant à un
type de relance keynésienne… Sur fond de conflits commerciaux, de lutte des
puissances entre elles, y compris par la guerre et la répression, une séquence
de l’histoire du capitalisme est en train de se clore. Le moment que l’on vit
se caractérise par le déchirement des formations sociales, les soulèvements
populaires, les répressions étatiques y compris par la guerre et la déportation
des populations. Ce sont quelques-unes de ces réalités que les descriptions qui
suivent voudraient illustrer.
La dette des
entreprises privées (et des ménages). Vers des faillites ?
La
dette de l’ensemble des entreprises au niveau mondial,
serait, selon certains économistes les plus avisés, le ferment de la prochaine
crise économique et financière. Elle correspond à 91,4 % du PIB mondial, à
comparer à celle des Etats (87,2 %) et des ménages (58,4 %). Le système est
donc assis sur une montagne de dettes « immobilisées ». Même le FMI
s’en inquiète dans des termes euphémisés : « En cas de ralentissement économique (ce qui est déjà en œuvre) de l’activité, 40 % de la dette des
entreprises dans les huit plus grandes économies (soit 19 000 milliards de
dollars) serait exposée à un risque de défaut (faillite) ».
L’énorme bulle en constitution est
de plus activée par le recours à l’endettement pour payer leurs propres
échéances de remboursement ou pour financer les opérations de fusions-acquisitions
qui sont, de fait, le signe de concentration capitaliste avec son cortège de
restructurations-licenciements.
Et
lorsque l’on braque son regard sur un certain nombre de pays, l’on ne peut que
s’interroger sur le maillon le plus faible de cette chaîne de créances :
la dette privée des pays asiatiques
dits émergents a augmenté de plus de 66 % depuis 2008. Même la Chine est
touchée. Et que dire de la dette étasunienne : 250 % du PIB si l’on ajoute
celles de l’Etat fédéral, des entreprises et des ménages. Selon certains
« elle est devenue folle » :
15 300 milliards de dollars soit 75 % du PIB ! Oui mais, la France
c’est 315 % au total, 143 % seulement ( !) pour les entreprises et 60 %
pour les ménages. Et l’Allemagne ne totalise que 178 % de dettes… Bref, tous
ces chiffres auxquels il faut bien recourir donnent le tournis.
Mais
ce n’est pas tant pour mesurer la course à l’abîme du capitalisme financiarisé. Comme le dit
Elizabeth Warren, candidate aux primaires démocrates aux USA : « les fonds d’investissement pillent les
entreprises… ce sont des vampires qui (en) sucent le sang en s’enrichissant
lorsqu’elles s’effondrent ». Le mécanisme utilisé, dit LBO, consiste en
rachat d’actions (en partie ou en totalité) d’entreprises en difficulté. Ces fonds spéculatifs empruntent sur
les marchés, font supporter le poids de cette dette à l’entreprise acquise,
tout en exigeant des rendements de leurs dividendes supérieurs à 10 %. La firme
est exsangue, c’est la faillite. Ne reste plus qu’à brader les machines et à
l’Etat concerné à supporter un « plan social pour le (non) emploi »
PSE et, au passage, à rafler les brevets. Aux USA, le trésor de guerre accumulé
par ces fonds dits d’investissement, est de 1 200 milliards de dollars ;
5,8 millions d’employés dans ces fonds spéculatifs travaillent à dépecer les
entreprises et à contaminer le marché de la dette (3 000 milliards de
dollars fin 2018) et de la finance.
En France, les patrons s’inquiètent de la nature de ces fonds « rugueux »,
« agressifs » qui s’attaquent à Pernod Ricard, Suez, Lagardère, Essilor,
Casino (cf encart). Même l’Allemagne est
touchée : Thyssen-Krupp est à bout de souffle, Siemens vend des actifs
pour ne conserver que ses machines-outils et ses robots, Continental envisage
la suppression de 20 000 emplois. Volkswagen et toute l’industrie
automobile est fragilisée, non seulement par le scandale du dieselgate et ses
innombrables procès, mais également par ses « surcapacités », comme
ils disent. Le recours au travail partiel se généralise, évitant ainsi, pour le
moment, des licenciements massifs. Selon l’institut IFO de Munich :
« il est hautement probable que
l’économie allemande entre en récession ». D’ailleurs, la production
automobile a reculé de plus de 11 % sur les 8 premiers mois de l’année.
Vers la
récession. Les pays les plus pauvres, les plus touchés
Ce
qu’il est convenu d’appeler la « croissance », celle du capital,
surtout dans un système financiarisé, est en berne. Elle n’atteindrait que 3 %
au plus, au niveau mondial, la Chine se maintenant à 6 ou 6,5 % en 2019. Dans les
pays dits riches, elle stagnerait à 1,7 %, les USA subissant un décrochage à 2
% en 2020. Et le FMI de tirer la sonnette d’alarme : les « économies
avancées » ont une trop faible productivité, une démographie vieillissante,
les Etats concernés doivent relancer les dépenses budgétaires d’investissement,
l’Allemagne et les Pays-Bas qui possèdent des excédents budgétaires, doivent
les utiliser. Et tous ces experts de s’affoler : « le commerce mondial prend la direction d’une
croissance nulle » (+ 1,2 % en 2019) ; la guerre commerciale à coups
d’augmentation des droits de douane et de sanctions ne peut qu’aggraver la
situation et provoquer la fin du multilatéralisme. Que va devenir l’Organisation
Mondiale du Commerce ? Déjà les USA prévoient de se retirer de l’organe
des différends, ces juges qui doivent régler « à l’amiable » les
conflits entre les Etats et les multinationales, au profit de ces dernières… L’OMC
y survivra-t-elle ? Et Sedkar du FMI est atterré de constater que les pays
asiatiques émergents doivent se préparer (sic !) à une hausse des
faillites lors du prochain changement de politique monétaire des économies « avancées »
(1) qui seront d’autant plus agressives pour récupérer les emprunts souscrits.
En
effet, la dette des pays les plus pauvres s’est considérablement accrue passant
de 3 462 milliards de dollars en 2008 à 7 810 en 2018. Dépendants des
politiques monétaires des pays riches, ils sont particulièrement vulnérables.
Rien qu’en Afrique subsaharienne, les créanciers privés possèdent désormais 41
% des encours de dette contre 17 % en 2009. Rachid Bouhia de la CNUCED
déplore « que la dette n’est plus un instrument financier à long
terme (permettant le « développement ») mais un actif financier
risqué soumis aux intérêts à court terme des créanciers » cupides.
Autrement
dit, au-delà des termes choisis pour désigner les pays pauvres, il faut
s’attendre à l’accroissement de la misère dans ces pays, à son
« cortège » de migrations des populations et à des irruptions de
colères sociales, d’autant que les remèdes utilisés semblent amplifier la crise
à venir.
Eteindre
l’incendie avec ce qui embrasera le suivant
Retour
sur le remède de cheval employé lors de la crise de 2007-2008 : les Etats,
les banques centrales, ont injecté des milliers de milliards de dollars pour
sauver les banques privées infestées de crédits pourris (les subprimes). Avec
ces capitaux fictifs issus de la création monétaire, ces dernières devaient servir
à relancer l’économie réelle par l’investissement productif. En outre, les
banques privées devaient en profiter pour vendre sur le marché secondaire leurs
actifs pourris. Or l’investissement tant privé que public n’a pas suivi. Les
Etats, pour résorber leur endettement, ont renforcé leurs politiques
d’austérité en diminuant par conséquent la consommation des ménages les plus
touchés. Qui plus est, en privatisant leurs secteurs rentables, acquis pour
l’essentiel par emprunts, ils ont accru l’endettement général. Quant aux entreprises,
elles ont misé sur la rentabilité immédiate en licenciant, en se concentrant
sur les secteurs susceptibles de trouver preneur sur le marché. Bref, on est
entré dans un cycle de surproduction
(les économistes parlent de surcapacité) et de sous-consommation, du fait de l’incapacité d’acheter les produits
mis sur le marché. Mise à part la production de produits de luxe destinés aux
super-riches, les remèdes antérieurs (recours au crédit, publicité) semblent,
au niveau mondial, insuffisants. Dans la plupart des pays, la classe dite
moyenne se rétrécit, la pauvreté et la précarité gagnent le plus grand nombre.
Certes, il y a des exceptions (la Chine) mais pour combien de temps ! S’est donc constituée pour les milliers
de milliards créés par les banques centrales, une énorme bulle financière.
Pour
tenter de la contenir et d’éviter un nouvel effondrement des banques privées,
la banque centrale européenne, pour ne prendre que cet exemple, a racheté des
dettes privées et publiques à raison de 20 milliards d’euros par mois, espérant
à terme, les revendre sur le marché dit secondaire. Elle n’a fait que déprécier
ces actifs. Comme elle ne parvenait pas à convaincre les banques privées
d’investir dans l’économie réelle, ces dernières préférant thésauriser dans les
paradis fiscaux par l’intermédiaire de leurs filiales et reverser une partie de
leurs liquidités à la banque centrale elle-même, la banque centrale a décidé
d’utiliser ce dernier levier pour pénaliser les banques frileuses. Ainsi, leurs
dépôts ont été taxés à 0,5 %. Comme cela ne semblait produire aucun effet
d’importance, sinon alimenter la spéculation immobilière, la BCE, dans le même
temps, a réduit à rien (de l’ordre de 0 %) son taux directeur. Autrement dit, les banques privées pouvaient se servir gratos auprès de la BCE pour prêter à des taux rémunérateurs auprès
des entreprises et des particuliers. Et là encore, le remède se révéla poussif.
Les banquiers centraux sont désormais pris de panique : « la politique monétaire ne peut pas tout, les
gouvernements doivent faire leur part », en d’autres termes, investir
directement dans l’économie réelle, soit dans les infrastructures, soit en
augmentant les salaires. Diantre, il faudrait revenir aux politiques interventionnistes,
voire keynésiennes ? Les Etats comme l’Allemagne qui possèdent des
excédents budgétaires, refusent, les autres, endettés, ne peuvent souscrire à
cette injonction, empêtrés qu’ils sont dans leurs politiques austéritaires et
de bradage des biens publics. De fait, les taux pratiqués par les banques
centrales sont une véritable bombe à retardement.
Cela
n’a nullement empêché l’accroissement des dettes publiques. Les 36 pays de l’OCDE
ont vu leurs dettes passer de 50 à 73 % du PIB de 2007 à 2018. Même si les taux
d’emprunt ont baissé sur les obligations, la dette de l’Etat français culmine à
2 375 milliards d’euros soit près de 100 % du PIB. En Inde, pour prendre
un autre exemple, on assiste à un écroulement des investissements (- 72 %),
malgré la baisse des taux directeurs de la banque centrale indienne, et ce, 5
fois d’affilée. En revanche, ce qui a
explosé, ce sont les créances
douteuses car il ne reste, pour les rapaces, que la spéculation à tout crin
pour enrichir quelques-uns au détriment du plus grand nombre.
Thésaurisation
et spéculation comme remèdes ?
Les
paradis fiscaux, malgré les révélations des lanceurs d’alerte, sont loin
d’avoir disparu. Les avoirs qui y sont détenus atteindraient, au bas mot,
7 900 milliards d’euros, ce qui représenterait 40 % des profits des
transnationales, soit une base taxable (au profit des Etats) de 600 milliards.
Pour le dire autrement, les entreprises, fonds d’investissement et
super-riches, pour échapper à la spirale négative de rendements insuffisants à
leur gré, préfèrent thésauriser en
échappant à l’impôt dans l’attente de jours meilleurs ou en spéculant.
Reste que l’argent ne produit pas de l’argent comme le poirier des poires et
que pointe la dévalorisation de ces actifs, la fameuse bulle.
Toutefois,
dans l’immédiat, la fuite en avant continue. Les banques européennes privées se
doivent de nettoyer leurs bilans et tenter de se débarrasser des 606 milliards
de crédits dits douteux. La solution est de vendre à des fonds
« d’investissement » spéculatifs à bas prix, soit pour Blakstone, à
17 % de leur valeur. Autre exemple, celui des banques grecques percluses de
leurs 30 milliards d’euros à risque et des 75 milliards de créances
douteuses : quoi de mieux que de recourir à la titrisation, ce plan
dénommé Hercule du nouveau gouvernement
très droitier, consistant à vendre ces actifs pourris sur le marché. Pour appâter
les voraces, la garantie de l’Etat est proposée, ce qui signifie qu’en cas de problème…
l’Etat grec indemnisera les fonds vautours ; bien évidemment, cette
décision du gouvernement grec a reçu l’aval de la commission européenne. Les
classes populaires grecques n’ont pas fini de souffrir.
Quant
aux petites classes moyennes, employées dans les banques privées, rien qu’en
Europe, elles vont déchanter. Quoi de mieux, pour espérer le retour à la
rentabilité, que de « dégraisser » ? La Société Générale annonce
la suppression de 3 900 postes, la Deutsche Bank 18 000, la Commersbank
4 300, Unicrédit Italie 10 000, HSBC 14 000 et HSBC France, la
suppression-cession de 264 agences où travaillent 9 000 salariés.
Faut-il
croire Immanuel Wallerstein, ce sociologue et historien du capitalisme (2)
récemment décédé, qui, en novembre 2014 déclarait : « la possibilité d’accumulation du capital
dans l’économie réelle, qui est la raison d’être du capitalisme, n’existe plus.
La crise structurelle a commencé dans les années 70 ; l’effondrement se
produira entre 2030 et 2050 ». Effondrement ? Entre temps, vont
certainement se multiplier, outre le dérèglement climatique et ses catastrophes
environnementales, les risques de guerre, de déportations de population fuyant
les conflits et la misère ; des soulèvements populaires et la mobilisation
des classes moyennes déchues, appelant à la restauration de l’ordre
nationaliste et xénophobe, tel est l’horizon d’aujourd’hui et de demain.
Gérard
Deneux le 25.10.2019
(1)
Soit
l’augmentation inéluctable à terme, des taux directeurs des banques centrales
(2) Pour comprendre l’évolution du capitalisme,
découvrir et redécouvrir Immanuel
Wallerstein, en particulier :
- Capitalisme et économie monde (t. 1 et
2) de 1450 à 1640 (1980) éd. Flammarion
- L’après libéralisme. Essai sur un système
monde à réinventer (1999) ed. L’Aube
- L’utopistique ou les choix politiques du
21ème siècle (2000) ed.
l’Aube
- Le capitalisme historique (2002) ed. La
Découverte
- L’universalisme européen. De la colonisation
au droit d’ingérence (2008) ed. Demopolis
Encart
Les 5 fonds
d’investissement US les plus actifs
en France et
en Europe
Elliot Management gère 38
milliards d’euros.
Principales cibles : Pernod
Ricard, Telecom Italia, ATT Bayer
Third
Point gère 18 milliards. Cibles :
Nestlé, Sony, Essilor
ValueNetCapital : 14 milliards. Cibles : Olympus, Citigroup
Cevian
Capital : 14 milliards. Cibles : Tyssen krupp, Ericson
Trian Partners : 10,5 milliards. Cibles : Général Electric, Procter
et Gamble