Réflexions
sur l’incarcération
Au
1 Janvier 2019, 70 059 personnes
étaient détenues dans les prisons françaises pour 60 151 places
opérationnelles. Alors que la France est en proie à une surpopulation carcérale chronique, d’autres pays ferment des
prisons ! Bien que l’enfermement puisse être source de magnifique évasion
artistique, des voix s’élèvent pour questionner l’abolition du système pénal.
Tour d’horizon
Le
système carcéral est en surpopulation chronique et contraint 2 à 3 personnes,
parfois plus, à partager des cellules de 9m2 et à près de 1 400 personnes à
dormir sur des matelas posés au sol. Le nombre
de personnes détenues a plus que doublé en quelques décennies et a été
multiplié par 2,4 ces 40 dernières années, passant de 29 482 en 1977 à plus de
70 000 aujourd’hui. Cette hausse est sans corrélation avec l’évolution de la
délinquance mais s’explique par un durcissement
des politiques pénales. « Ce
n’est pas la criminalité mais la politique pénale qui détermine le taux de
détention » précise Sonja Snacken, criminologue et ancienne présidente
du Conseil de coopération pénologique du Conseil de l’Europe.
Parmi
les facteurs ayant contribué à l’inflation carcérale en France, on peut
noter :
-
la pénalisation d’un nombre de plus en plus
important de comportements (création des délits de racolage passif,
mendicité agressive, occupation d’un terrain en réunion, maintien irrégulier
sur le territoire, correctionnalisation du défaut de permis de conduire ou
d’assurance, etc.)
-
le développement
de procédures de jugement rapide, comme la comparution
immédiate, qui aboutissent à un taux important de condamnation à l’emprisonnement
ferme (environ 70%)
-
l’allongement de la durée des peines : ainsi de 2002 à 2014, la durée moyenne de
détention est passée de 7,9 à 9,9 mois. On assiste à un double phénomène :
d’un côté, l’augmentation des incarcérations pour de courtes peines de prison
de moins d’un an ou de quelques mois ; et de l’autre, le prononcé de
peines de plus en plus lourdes vis-à-vis d’autres publics
-
l’augmentation
récente de la détention provisoire,
23% en 4 ans.
En
Europe, beaucoup de pays ont vu leur population de détenus décroître. C’est
notamment le cas pour les pays scandinaves, mais aussi pour l’Allemagne et les Pays-Bas. D’autres pays de l’Ouest de l’Europe, comme l’Irlande,
l’Ecosse, l’Italie ou l’Espagne leur emboitent le pas.
Alors
que la France compte 188 établissements pénitentiaires et projette la
construction de 33 nouvelles prisons
pour tenter d’endiguer la surpopulation, de nombreux pays les ferment. La
construction continue de places de prison n’endigue pas la surpopulation
carcérale. Car, avec une telle approche, on n’agit pas sur « les mécanismes qui en sont à l’origine »
rappelle Sonja Snacken. On traite les symptômes, pas les causes.
« Des méthodes efficaces pour
réguler de façon pérenne une population carcérale sont connues et reconnues. De
même qu’il y a consensus sur les pires façons de le faire. La solution
envisagée par le gouvernement français est l’une d’entre-elles » appuie Normann Bishop, fondateur du département de
recherche et développement de l’administration pénitentiaire suédoise et
également expert auprès du Conseil de l’Europe. La prison produit ce qu’elle
entend combattre : elle aggrave l’ensemble des facteurs de délinquance en
précarisant des populations d’ores et déjà « fragilisées d’un point de vue socio-économique et psychologique »,
souligne Sonja Snacken. Elle leur impose une « perte de liberté, d’autonomie, de sécurité personnelle, mais aussi
perte de travail, des liens familiaux et sociaux, pertes financières, dommages
psychologiques ». Autant de facteurs qui « rendent la réintégration
après libération plus difficile et augmente, au lieu de la réduire, la récidive ».
La prison favorise aussi les fréquentations criminogènes et n’offre,
particulièrement en France, qu’une prise en charge lacunaire – voire
inexistante – face aux nombreuses problématiques rencontrées par les personnes
incarcérées. Si bien que près de 2/3
sont recondamnés dans les 5 ans, tandis que le taux tombe de 16 points en cas de peine alternative. Quel que soit le
pays d’ailleurs, l’incarcération produit
plus de récidive que les sanctions en milieu ouvert.
Si
la France accepte un taux de détention croissant, beaucoup de pays ont vu leur
population incarcérée décroître avec, pour chacun, une situation et des
motivations bien particulières. Si, pour les Scandinaves, portés par la
conviction que « les prisons sont un
moyen onéreux de rendre des délinquants plus délinquants encore », une
approche humaniste, rationnelle et
volontariste a prévalu ; d’autres pays n’ont emprunté le chemin de la
décroissance que parce qu’ils y ont été contraints, comme l’Italie. Après une
croissance exponentielle de la population carcérale, le taux d’occupation des
prisons de la péninsule atteignait 153 % en 2010. Face à l’ampleur de la
surpopulation et devant le caractère systémique du problème, la Cour européenne
des droits de l’Homme a condamné le pays par un arrêt-pilote, en 2013,
l’obligeant à agir pour remédier à la situation.
Une
baisse du nombre de prisonniers ne signifie d’ailleurs pas forcément un
assouplissement global des législations : aux Pays-Bas et en Allemagne, la
baisse du taux de détention masque une sévérité accrue pour certains types de
crimes et délits, ainsi que l’abandon d’une approche réhabilitatrice pour les
délinquants qu’on estime « irrécupérables ».
Les
éléments d’une politique réductionniste sont connus. D’abord elle doit reposer
sur un « scepticisme véritable des
législateurs et des praticiens concernant les avantages possibles de la
privation de liberté ». Cela revient à une reconnaissance des « effets délétères de l’emprisonnement, qui
ont déjà été largement démontrés par la recherche » et sont
régulièrement dénoncés par les organisations militantes, ce depuis des dizaines
d’années. Aussi, législateurs et praticiens doivent partager la « conviction que la prison ne devrait pas
servir de réponse à des problèmes qui sont surtout sociaux (pauvreté) ou
sanitaires (alcoolisme, toxicomanie). Or c’est encore en France trop souvent le
cas, d’après Sonja Snacken.
Derrière les
barreaux
Pendant
des siècles, les geôles n’étaient conçues que dans le but de mettre quelques
jours en sûreté ceux qu’on allait juger ou convoyer. C’est la Révolution
française qui a introduit l’incarcération comme une peine en soi.
Officiellement, la prison d’aujourd’hui doit remplir trois rôles : surveiller, punir et réinsérer. La surveillance est une arme
effrayante ; chacun rend compte de ses gestes. La punition est la « peine privative de liberté » par
excellence. Le règlement des prisons de 1839 à 1945 indique que « cette punition doit tirer son efficacité de
l’ennui ou plutôt du harassement moral causé par la monotonie ».Toutes
les condamnations à la détention ont pour points communs d’être déshonorantes
et avilissantes. La subordination permanente qu’on fait subir au prisonnier
pervertit ou démolit les êtres humains. On a le droit d’exiger du condamné
n’importe quoi ; il est fréquent
d’entendre des éducateurs affirmer qu’il faut « briser leur orgueil en les mettant devant leur échec » ou les
discours des psychothérapeutes qui derrière la nécessité de « leur faire intégrer la loi », les
forcent à respecter tout règlement et n’importe quelle injonction d’un
surveillant. Et plus il acceptera n’importe quoi et plus il fera preuve
d’aptitude à la réinsertion.
Le
moyen simple pour obtenir sa soumission passe par sa seule raison de
vivre : sortir. Or il peut être
libéré à mi-peine s’il n’a jamais été condamné auparavant, sinon aux 2/ 3
de la peine, il peut être libéré… Mais les autorités ne le laisseront sortir
que lorsqu’elles le jugeront bon, quand il aura payé les frais de justice, quand
il aura montré patte blanche, quand il se sera écrasé. La réinsertion commence
donc pour le personnel à « conscientiser »
le détenu, à lui faire honte de son acte, du moins de son existence. Pour qu’il
perde toute fierté, il devra demander permission pour tout. Pas un seul de ses
gestes qui ne résulte d’une autorisation. De quoi devenir dément. On estime à 30% le nombre de détenus malades mentaux.
Certes la France détient le record
mondial des suicides, des dépressions et de la consommation de psychotropes.
Mais cela ne suffit pas à comprendre pourquoi tous les trois jours quelqu’un se
tue en prison, sept fois plus que dans la société, et sept fois plus au mitard
– soit 49 fois plus que dehors !
Les psychiatres de la pénitentiaire osent enfin dire que l’allongement
spectaculaire de la durée des peines est à l’origine du désespoir qui brise la
raison.
L’un
des principaux dangers est aussi celui du délire mystique. La prison est le
lieu idéal de radicalisation de la haine.
Quand un homme désaxé est gavé de son indignité, il ne demande pas mieux que
d’accomplir son salut au nom d’une autre justice.
En
plus de cet environnement nauséabond, la plupart des surveillants
pénitentiaires sont des recalés de la police ou d’autres
administrations et beaucoup sont d’extrême droite.
Les
rapports de l’Observatoire des Prisons, de la Ligue des Droits de l’Homme, du
Défenseur des droits et les multiples condamnations de la France par la Cour
européenne des Droits de l’Homme se succèdent sans que l’Etat français ne
réagisse. A l’instar de l’Armée, la Justice est, elle aussi, une « grande muette ». L’Etat est
hors-la-loi jusqu’aux règles du Code du travail qui ne s’appliquent pas aux
détenus lorsque leur est attribuée une activité. Il n’y a pas de contrat et le
taux horaire est de 45% du SMIC pour une activité de production, et 33% du SMIC
lorsque le détenu est affecté au service général. Surexploitation, main-d’œuvre bon marché, esclavage au service de
l’Etat et de grandes entreprises… et silence total de la part des centrales
syndicales. Dans son livre L’abolition de
la prison (ed. Libertalia), Jacques Lesage de La Haye écrit : « L’évolution des prisons vers les entreprises
privées et les multinationales met en évidence le fait que le système carcéral
cherche de plus en plus de profit. Un de ses principaux objectifs est la
rentabilité : pendant ce temps, les entreprises associées à l’industrie du
châtiment tirent des bénéfices considérables du système de gestion des
prisonniers et ont tout intérêt à ce que la population carcérale continue de
s’accroître ».
Un mal
nécessaire ? (1)
La
punition est-elle nécessaire à la justice ?
Le droit pénal, par définition, est fondé sur la peine. Une peine est une
souffrance qu’on inflige. Est-ce bien de faire du mal à quelqu’un ? Est-ce
intelligent ? Utile ? A qui ?
Est
puni celui qui est jugé coupable d’avoir
enfreint la loi, laquelle varie selon les groupes. La loi n’est pas
l’expression d’une éthique quelconque : au service du pouvoir disposant
des plus grandes forces de coercition, elle
n’existe que par la sanction. Quelle que soit la situation, la loi est toujours celle du plus fort.
En démocratie, c’est la police qui fait respecter la loi, la Justice qui punit
les contrevenants.
Les
défenseurs de l’incarcération argumentent qu’il faut punir et sécuriser. Les
coupables ont fait souffrir, ils doivent souffrir à leur tour. On élimine ceux
qui gênent ; on enferme des hommes excités et tout, en prison, concourt à
les énerver davantage. On peut se demander d’où vient cette croyance selon
laquelle en mettant des individus
dangereux en cage ils deviennent inoffensifs. Punir celui qui a tué, c’est
seulement lui montrer notre colère ; notre agressivité épouse la sienne.
Il ne sert à rien de s’abaisser chaque fois jusqu’à ce degré de misère. Quant à la délinquance courante, on peut agir politiquement (agir dans la cité).
La délinquance augmente non de la
pauvreté mais de l’écart grandissant entre pauvres et riches. Dans ce cas,
ce n’est plus tant l’envie qui anime le voleur que la rébellion.
L’autre
argument est sécuritaire : on met des délinquants en prison pour s’en
protéger. Mais c’est raté puisqu’on en sort. L’administration pénitentiaire ne
peut donc garder la société des malfaiteurs. La prison ne met en sécurité
personne, elle génère agressivité et
rancune. Chaque jour sortent des individus plus pauvres, plus furieux, plus
désespérés et plus avilis qu’ils n’étaient entrés. 25% des sortants de prison se retrouvent sur le trottoir de leur
liberté avec moins de 15 euros sur eux. Et le récidiviste apparaît comme
l’incarnation d’une pure perversité ?
La
question alors n’est pas « Comment
punir » mais « Comment
n’être jamais ni violeur ni voleur ? ». La manière dont on punit
autrui révèle toujours jusqu’à quel degré de cruauté on peut descendre. Or on
peut concevoir la vie autrement. Dans certaines familles, il est exclu
d’abaisser l’enfant par le châtiment, la sanction, la menace, la punition qui
sont les armes de celui qui se veut le plus fort contre le faible et ne font
passer de génération en génération qu’une chose, le goût pervers des
auto-flagellations ou le désir de punir. Un enfant qui n’a jamais connu la
clémence lorsqu’il a fait une bêtise n’éprouvera aucune pitié face à ses
victimes. De la même façon, celui qui aura été condamné froidement à une peine
sévère pour un hold-up n’hésitera pas à tuer tout aussi froidement lors d’un
prochain braquage. La prison appelle la récidive parce qu’elle jette dehors des
désaxés, miséreux, perdus pour tous.
Pistes
abolitionnistes
Les
abolitionnistes ont lutté contre
l’impossible : l’esclavage, la peine de mort. Combat utopique et perdu
d’avance puisque l’esclavage comme la punition par la mort avaient existé de
tout temps et devaient donc, comme la soumission des femmes et des enfants, de
tout temps exister. D’autres abolitionnistes ont engagé le combat contre la
prison. On leur oppose indéfiniment cette même résignation : oui,
incarcérer est un peu navrant, mais il n’y a pas moyen de faire autrement. On
soupçonne les abolitionnistes d’angélisme. Mais n’est-ce pas plutôt de l’autre
côté qu’est l’angélisme, quand on s’imagine que la prison peut permettre à la société
de se protéger de la délinquance en amendant les détenus ?
Depuis
mai 68, certains pays passent aux actes. Aux Pays-Bas, en 1970, seulement 35 condamnations de trois ans ou plus ont été prononcées, 49 personnes
accusées d’homicides ont été condamnées à des peines de moins de trois ans. Au
cours des années 90, dans presque toutes les contrées du monde, la population
carcérale a augmenté de 20% et d’au moins 40% dans la moitié des pays. A deux
exceptions près : la Suède et surtout la Finlande, seul Etat au monde à
avoir enregistré une baisse constante des incarcérations tout au long de ces
quinze dernières années. Sur 100 000 habitants, 700 sont en prison aux
Etats-Unis, 54 en Finlande ; certes la délinquance est moindre en Finlande
mais si l’on compare à des pays comparables en ce domaine, on voit qu’il y a
cinq fois plus de détenus en Lettonie, Lituanie ou Estonie. Il y a en Finlande
une volonté politique forte, qui s’est enracinée du temps du communisme en
URSS, d’échapper à la violence d’un Etat policier.
On lutte efficacement contre le viol, le
racket, les agressions physiques quand on s’attaque à la misère matérielle ou
sexuelle, à l’alcoolisme, au manque de perspectives. La fermeture des prisons s’accompagnerait forcément
d’une refonte totale de l’éducation (exit la culture du viol, etc.).
La
prison peut et doit disparaître, parce qu’elle est afflictive, un désastre
volontairement organisé par et contre des hommes, parce qu’elle est un supplice, qu’un châtiment est toujours une sordide affaire.
Stéphanie
Roussillon
D’après
le livre de Catherine Baker Pourquoi faudrait-il punir ? ed. Tahin-Party,
résumé sur inkokiosques.net
Evasion
artistique
L’enfermement peut aussi engendrer de la créativité
artistique. Ainsi des résistants politiques, des victimes de guerre ou de leurs
passions ont été jetés dans des geôles immondes, traités comme on ne traite pas
même les animaux, humiliés. Leur enfermement a suscité d’admirables poèmes ou
littératures. Ainsi Yannis Ritsos
(1909-1990), poète grec communiste, déporté du fait de ses opinions politiques
de 1948 à 1952 et pendant la dictature des colonels (1967-1974)
Li-ber-té
Tu rediras le même mot
nu
celui
pour lequel tu as vécu
et tu es mort
pour lequel tu as ressuscité
(combien de fois ?)
le même mot.
Ainsi toute la nuit
toutes les nuits
sous les pierres
syllabe à syllabe
comme le robinet qui coule
dans le sommeil de l’assoiffé
goutte à goutte
encore et encore
sous les pierres
toutes les nuits.
Epelé sur les doigts
simplement
comme on dit j’ai faim
comme on dit je t’aime
si simplement
en respirant
devant la fenêtre.
li-ber-té
Athènes, 1971
La prison,
ça rapporte à qui ?
Au 1er janvier 2019, 74 établissements
pénitentiaires fonctionnent avec des partenaires privés. Ils accueillent près
des 2/3 de la population détenue. Bouygues et Eiffage dominent le marché
conception/réalisation des prisons. Sodexo et Gepsa dominent dans les autres
fonctions (entretien/maintenance/restauration).
Sources : OIP