La crise
économique qui s’annonce
Le
pire n’est pas certain. Toutefois, tout dans le domaine économique et financier
semble y concourir. Pour tenter d’en rendre compte, il faut d’abord revenir sur
un certain nombre de décisions politiques préjudiciables vis-à-vis de la
maîtrise d’un système qui, en Europe notamment, a dépossédé les Etats
(volontairement) des moyens de réguler l’économie au profit d’une
financiarisation délétère.
L’abandon de
la souveraineté financière et monétaire
Jusqu’en
1973-1975, les Etats empruntaient à leurs banques centrales à des taux très
bas. Celles-ci détenaient seules le pouvoir de création monétaire. Avec
l’inflation somme toute contenue, les Etats faisaient « rouler » la
dette. C’est ce mécanisme qui a permis, entre autres, la reconstruction
d’après-guerre et l’entrée dans la période dite des Trente Glorieuses. Le
« dirigisme » d’Etat soutenait la production et induisait une
certaine forme de redistribution sociale (sécurité sociale, retraites…) y
compris sous forme d’accès aux services publics. Le capital productif et
commercial était favorisé au détriment du capital financier.
La
saturation des marchés nationaux a ouvert la voie à la nécessité de conquêtes
concurrentielles extérieures. La mondialisation financière en fut l’instrument.
Elle seulement permettait de mobiliser d’énormes capitaux pour investir dans
les pays à bas salaires. Les Européens apparurent très vite comme des
intégristes de la globalisation, abandonnant toute souveraineté monétaire, en
s’alignant sur l’ordo-libéralisme allemand qui a été imposé en 1945-49. Il
s’agissait de gouverner par des règles empêchant l’Allemagne de toutes
initiatives intempestives, notamment, son réarmement. Sa banque centrale
« indépendante » du pouvoir politique était de fait soumise aux
Etats-Unis, aux alliés qui occupèrent le pays avant de relâcher leur emprise. La
France de Mitterrand et l’Italie furent aveuglées par le « miracle
allemand », dû pour l’essentiel à son tissu industriel, au choix de
fabriquer des moyens de production (machines) et de développer l’industrie
automobile puis, ensuite, de contenir, restreindre la masse salariale
(gouvernement social-démocrate de Gerhard Schröder) et, enfin, de délocaliser
dans les pays de l’Est « libérés » de la tutelle « soviétique ».
Elles se résignèrent à larguer leur souveraineté monétaire au profit de la
Banque Centrale Européenne organisée sur les mêmes principes que la Banque de
Francfort. Entre temps, décision fut prise, en France, de déléguer le pouvoir
de création monétaire aux banques privées. L’Etat, quant à lui, se devait
d’emprunter sur les marchés financiers (banques privées, assurances, fonds
d’investissement…). Les motifs invoqués afin d’abandonner la voie keynésienne-fordiste
(1) furent la trop forte inflation qui pesait de fait sur les
créanciers-rentiers et la soi-disant inclinaison des politiciens à augmenter
les salaires et les prestations sociales. En fait, il s’agissait plutôt de
donner tout pouvoir à la finance actionnariale. Aux Etats-Unis, la FED, banque
centrale, ne versa pas dans cet extrémisme : elle n’est pas véritablement
indépendante de la Maison Blanche…
Au bord du
gouffre
L’abandon
de la souveraineté monétaire fut, entre autres, l’entrée dans la mondialisation
financière. Les Etats les plus fragiles s’endettèrent, privatisant leurs
industries, leurs services publics, diminuant les prestations sociales pour se
désendetter. Les crises financières réapparurent, jusqu’à celle de 2008-2009
touchant l’ensemble de la planète. Affolés, les Etats renflouèrent les banques,
s’endettant encore plus et l’Union européenne entreprit, prétendument pour
sauver l’euro, d’obtenir de la Grèce, jusqu’à l’étranglement de sa population,
le remboursement de ses dettes en lui infligeant des programmes d’austérité
draconiens. Il s’agissait, par ailleurs, d’éviter que les velléités de Syriza
fassent tache d’huile dans d’autres pays de l’Union. Et, malgré un référendum
désapprouvant à 75 % un mémorandum austéritaire, Tsipras céda… La BCE avait
interrompu l’alimentation en liquidités des banques grecques et le gouvernement
Hollande, sollicité, avait refusé l’impression des euros grecs qui étaient
réalisés en France (2). Quant au Parlement européen, muet dans toute cette
affaire, il n’a bien sûr pas été consulté.
Mais
cette lapidation de la Grèce ne réglait en rien l’endettement explosif des
Etats européens, en particulier de la France et de l’Italie. La BCE s’est donc
résolue à un nouveau coup de force par rapport à son mandat initial, à savoir racheter de la dette publique puis privée
sur le marché secondaire. Il s’agissait de faire baisser les taux d’emprunt
souscrits par les Etats auprès des marchés financiers, ce qu’elle a réussi, et
surtout, parce qu’il était impensable de faire subir à l’Italie, à la France…
les remèdes de cheval imposés à la Grèce, qui n’a d’ailleurs servi à rien (la
dette grecque représente toujours 180 % du PIB) sinon à obliger la Grèce à
rembourser ses créanciers, de fait et surtout, les banques françaises et
allemandes.
En
effet, la dette publique française atteint 125 % du PIB et plus alarmant, la
dette privée 150 %. De même, en Italie (sans parler des autres pays, sauf
l’Allemagne) où la dette publique de 165 % devrait passer à 180 % du PIB en
2021.
Or,
à la différence des banques privées, la BCE peut créer de la monnaie pour se
sauver elle-même. Dans son bilan, elle accumule déjà 2 200 milliards de
rachat de dettes européennes dont 400 milliards de dettes publiques pour la
France. Elle possède, certes, un coussin de sécurité de pure forme, alimenté
par les Etats, mais ces fonds propres pour protéger l’euro, non seulement, ne
pèsent rien au regard du PIB européen de 10 000 milliards d’euros, mais
surtout, ne servent à rien puisque la BCE peut se renflouer elle-même.
Tout
ce mécano n’est guère susceptible de sauver l’UE : ce n’est pas un Etat
fédéral, la concurrence exacerbée entre les Etats est la norme, les
législations sociales et fiscales sont différentes, etc.
A quoi
faut-il s’attendre pour le moins ?
L’épidémie
de Covid 19, qui a surgi dans ce contexte, n’arrange rien : avec le
premier confinement, 1/4 de la
production s’est mis à l’arrêt, la croissance a rétrogradé d’environ 10 % en
France. Malgré les garanties de l’Etat, les entreprises, craignant de
s’endetter plus encore, rechignent, préférant la valorisation de
l’actionnariat, avec son cortège de licenciements et les procédures de fusions-concentrations
capitalistes. On assiste donc à une crise de l’offre (de produits) et de la
demande (la fameuse épargne de précaution que le ministre de l’économie Bruno
Lemaire vilipende !).
Si
la politique macronienne se poursuit dans le sens de l’austérité renforcée et
la vente d’actifs (privatisations), la trappe déflationniste risque de
s’ouvrir. Le million de chômeurs en plus attendus, les faillites d’entreprises,
vont y concourir d’autant plus que le trio Bercy, Bruxelles, Berlin pousse
toujours à la restriction de l’intervention de l’Etat dans l’économie. D’un
côté, les entreprises endettées ne veulent plus s’endetter (3) provoquant la
baisse des transactions dans le secteur productif, quand il n’est pas à
l’arrêt, et la classe « moyenne » s’engage dans la voie du
déclassement et, de l’autre, la Bourse et les profits financiers explosent.
Face
au spectre des années 30, Merkel a fini par admettre, très timidement au
demeurant, qu’il fallait faire de la dette communautaire pour tenter de s’en
sortir. Cette mutualisation de la dette, réclamée par certains depuis des
lustres, vise à éviter que les marchés financiers jouent la dette de certains
pays contre d’autres et finissent par faire exploser l’UE inégalitaire.
C’est
ainsi qu’est née l’idée d’un plan de relance européen, destiné toutefois, à la
tentative de réparer les dégâts économiques provoqués par le Covid.
Financé par un prêt de 750 milliards d’euros, abondé proportionnellement par
chaque Etat de l’Union, il apparaît bien dérisoire. Bien qu’il ne soit pas
encore approuvé par les pays concernés, Macron le fanfaron, s’est
auto-congratulé en annonçant 100 milliards pour « France relance »… en
2 ans. Ce n’est là qu’une arnaque communicationnelle : aux 40 milliards
d’euros de l’UE, qu’il faudra rembourser avec les intérêts, il prétend en ajouter
60 milliards, alors que 30 sont déjà budgétés. Or, les pertes accumulées en
2020 se chiffrent à 230 milliards. Bref, le pourcentage de la dette par rapport
au PIB va encore progresser. Le « com-pédant » jupitérien va
continuer de prêcher l’austérité comme l’invite le rapport Arthuis (4) qu’il a
lui-même télécommandé.
Vers un
krach boursier ?
Le
découplage entre l’explosion des actifs financiers et l’économie réelle
stagnante, voire récessive, pourrait bien provoquer un désastre planétaire,
bien plus grand que la crise financière de 2008. D’autant que, depuis cette
date, très peu de mesures ont été prises pour réguler la finance. La séparation
des comptes de dépôts et des fonds spéculatifs est restée dans les tiroirs, et,
face aux contraintes toutes relatives imposées aux banques privées pour
restreindre leur appétit spéculatif (et les risques qu’elles prennent), elles
se sont empressées de créer des banques de l’ombre qui, n’étant pas considérées
comme des institutions financières ( !), échappent… aux radars des Etats. Ces
objets financiers non identifiés font courir des risques colossaux, tout comme
le trading à haute fréquence (spéculation par algorithmes) ainsi que le recours,
dans la plus grande opacité, aux marchés de gré à gré. Ces derniers ne sont pas
répertoriés par les Chambres de compensation internationales qui centralisent
les transactions financières (comme Clearstream sur laquelle avait enquêté Denis
Robert). Cerise sur le gâteau, l’UE a décidé de les privatiser pour les mettre
en concurrence, ce qui a conduit ces institutions prétendant réguler et
garantir les transactions, à réduire les garanties en cas de défaut des
créanciers (baisse des commissions). Tout cela pour dire que tous les
ingrédients sont réunis pour l’éclatement de bulles financières, conduisant au
krach, en d’autres termes, à l’effondrement des prix des actifs financiers,
leur validité n’étant plus soutenue par l’économie réelle.
L’UE
semble en être consciente ( !), elle vient de créer un « fonds de
résolution » en cas d’effondrement… de 55 milliards qui devrait être
opérationnel en… 2023… dérisoire ! Bien qu’assurés qu’ils sont trop gros pour
faire faillite et que, donc, les Etats viendront à leur secours, les
mastodontes financiers (en France : Crédit Agricole, BNP Paribas, Société
générale, BPCE Natixis) ont quelque frayeur, celle des retraits intempestifs
aux guichets en cas de faillite. C’est la raison pour laquelle, ils exercent un
lobbying intensif pour imposer le recours exclusif à la monnaie digitale et
scripturale, espérant faire disparaître ainsi les billets de banques et la monnaie
et, par conséquent, les queues émeutières en cas de krach.
Bifurcation
possible, souhaitable ?
Dans
l’immédiat, il faudrait annuler une grande partie des dettes : les
rentiers se sont assez gavés depuis plus de 30 ans. Mais cela ne saurait
suffire. La création monétaire et les prêts accordés devraient être ciblés de
manière dirigiste pour opérer un virage écologique et social. Cette
« monnaie active », dirigée vers des projets verts et la souveraineté
alimentaire et industrielle de proximité, suppose une volonté politique dont ne
sont pas porteuses les classes dominantes. Comme le propose Gaël Giraud (5), qui
croit à la possibilité d’un capitalisme vert, on peut imaginer le développement
des transports publics, la rénovation thermique des bâtiments, la polyculture,
des circuits courts au sein des centres villes, les marchés à proximité des
gares, la fermeture des supermarchés, la refondation du tissu urbain, ou
imaginer que l’on puisse, en France, fabriquer de nouveau du tissage, des
téléphones, des téléviseurs, des ordinateurs… Quelles forces sociales peuvent-elles
imposer une bifurcation dans cette direction, alors même, qu’à l’orée des 30
prochaines années, avec la destruction de l’écosystème, elle est une nécessité
vitale ? Comme le dit la chanson : « le monde doit changer de base », ceux qui ne sont rien (comme
dit Macron) doivent aspirer à être tout. Encore faut-il qu’un nouvel imaginaire
s’impose. Certes, l’on est plus ou moins sorti de la « mondialisation
heureuse » qui tourne au cauchemar mais la prise de conscience d’un autre
avenir désirable fait défaut. Faut-il se contenter du bidonnage de Biden, qui
semble se détacher du néolibéralisme prédateur ?
Gérard
Deneux, le 19 avril 2021
(1)
lire Une autre histoire des Trente Glorieuses.
Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre sous
la direction de Céline Pessis, Sezin Topçu, Christophe Bonneuil, ed. La
Découverte
(2)
faut-il préciser
que les prêts des banques peuvent être vertueux lorsqu’ils constituent une
avance pour la production de la richesse à venir pour autant qu’ils satisfassent
des besoins réels
(3)
sur les 300 milliards
de prêts garantis par l’Etat, seuls 150 ont été appelés par les entreprises.
(4)
Rapport sur la
dette, plaidant pour une meilleure maîtrise de la dépense publique, établi par
la Commission pour l’avenir des finances publiques, présidée par J. Arthuis
(ancien ministre de l’économie de Chirac)
(5)
Gaël Giraud,
auteur de L’illusion financière, ed.
l’Atelier
Sources pour
cet article : Gaël Giraud, invité sur Blast
media
« Cataclysme
mondial et chômage de masse : ce qui nous attend en 2021 »
encart
(si besoin)
Heureux comme un milliardaire en France
La
France est le pays européen où les milliardaires sont les plus riches, « ce pays où les impôts sont beaucoup trop
élevés et les freins à l’entreprise beaucoup trop forts, selon les médias
détenus par ces mêmes milliardaires », ironise Lucas Chancel
(économiste au Laboratoire sur les inégalités mondiales)
Celui-ci
a agrégé, par nationalité, le patrimoine des milliardaires européens, à partir
du classement des 500 plus grandes fortunes mondiales de Bloomberg. La France arrive grande 1ère, avec 354 milliards € cumulés. L’Allemagne
est 2ème avec 281 milliards, suivie du Royaume-Uni avec 147
milliards. Les autres pays retenus – Suède, Italie, Espagne - n’atteignent même
pas la plus grosse fortune française, celle de Bernard Arnault, détenteur d’un
gros matelas de plus de 100 milliards€.
Alternatives Economiques (8.04.2021)