Colombie.
Resistencia popular
Cela
fait presque 2 mois que la Colombie est secouée par une vague de protestation, de
colère sociale de la population la plus précarisée. Ce pays compte 21 millions
de pauvres (dont 7.5 millions de très pauvres), soit 45 % de la population. Les
jeunes sont particulièrement touchés par le chômage : entre 2019 et 2020,
les 18/28 ans sans emploi et sans diplôme (les NiNi) sont passés de 19 à 33 %.
Depuis
le 28 avril 2021, le pays est au bord de l’explosion : les manifestations,
marches et autres protestations n’ont cessé (elles ont rassemblé 5 millions de
personnes), contestant les décisions du gouvernement ultralibéral qui, en
retour, réprime, tue, blesse, comme il sait « si bien » le faire…
Mais les révoltés affirment « ils nous
ont tellement pris qu’ils nous ont même enlevé notre peur ». Les
raisons de la révolte sont profondes. Comment les Colombiens peuvent-ils s’en
sortir sans une force politique interne, permettant d’éliminer les nuisibles et
leurs accointances et soutiens intéressés de la communauté dite
internationale ?
Que s’est-il
passé le 28 avril ?
Des
flots de manifestants sont descendus dans la rue des principales villes de
Colombie, à l’appel du Comité national
de grève, suite à la loi de « solidarité durable » ( !), en
fait, une contre-réforme fiscale de l’ultra-libéral Duque qui consiste à
piocher dans les poches des classes moyennes et
populaires, 6.3 milliards de dollars pour renflouer les caisses de
l’Etat. L’élément déclencheur de la révolte est l’augmentation de la TVA sur les produits de première nécessité,
passant de 5 % à 19 % et celle des taxes
sur l’eau, le gaz et l’électricité. Ces mesures s’ajoutent à la contre-réforme
de la santé et autres politiques publiques qui précarisent encore plus la vie
des Colombiens des classes moyennes et pauvres.
Face
à ce soulèvement populaire, le 2
mai, Duque retirait la réforme fiscale contestée et le ministre géniteur du
projet démissionnait. Mais la contestation s’est amplifiée. Au-delà des
centrales syndicales et de divers mouvements sociaux, ce sont des travailleurs,
des salariés, des étudiants, des organisations paysannes, la Minga indigène et surtout les jeunes
précarisés des quartiers populaires qui organisent des marches, des
manifestations, des fêtes malgré la répression du gouvernement… Du 28 avril au 6 mai, on a dénombré 13 tués, 47 victimes de blessures aux yeux,
234 victimes de violence physique, 22 victimes de violence sexuelle, 98 cas de coups de feu et 1 445 détentions
arbitraires… et 87 « disparus »,
de quoi inquiéter les familles, dans ce pays où l’on estime à au moins
80 582 les disparitions forcées durant les 40 dernières années de conflit
entre les guérillas révolutionnaires, et notamment les FARC (Forces armées
révolutionnaires de Colombie) et les gouvernements successifs..
Dans les
rues l’Etat envoie la police, les Escadrons mobiles Antiémeutes (ESMAD), les
forces militaires et des civils armés. En Colombie ce n’est pas nouveau,
d’ailleurs l’ex-président Uribe (le mentor de Duque, dénommé « le
sous-président ») a affirmé que les soldats et policiers ont le « droit d’utiliser des armes pour défendre
leur intégrité contre l’action criminelle du terrorisme vandale ». (On
croirait entendre du Luc Ferry !).
Les
jeunes se sont placés en première ligne du mouvement. Cali, 3ème ville du pays, est devenue l’épicentre de la rébellion. Située à
proximité des départements affectés par le conflit armé, Cali a accueilli des
réfugiés internes, paysans misérables déplacés par la violence, des aventuriers.
Elle compte près de 3 millions d’habitants et la plus grande population noire
du pays. Cali est toute proche du port sur le Pacifique par lequel entrent 60 % des marchandises ; les
blocages ont donc conduit à l’envoi rapide des militaires, par l’Etat et les
agro-industriels. Le maire écolo, dès
le 2ème jour des manifestations, a demandé au gouvernement une assistance militaire. Défiant le
pouvoir et les 3 500 militaires envoyés en renfort, ouvriers, travailleurs
informels, femmes et étudiants défilent à n’en plus finir et organisent 21
« points de résistance ». Affrontements avec les forces de
l’ordre : 36 morts à Cali (dans
la cinquantaine sur l’ensemble du pays). Duque ne lésine pas sur les
moyens : fusils de guerre, grenades et gaz lacrymo, mitraillage depuis des
hélicoptères, unités militaires aéroportées pour encercler les quartiers…
Une
« garde indigène », une
sorte de police communautaire non armée, faite de 3 000 hommes et femmes de la Minga sont arrivés en renfort une semaine durant, pour protéger les
jeunes souvent attaqués la nuit, dans les espaces autonomes et autogérés qu’ils
ont constitués. Pour la première fois, une jeunesse noire et métisse issue des
quartiers pauvres a manifesté.
Barrages,
barricades citadines, entrave aux déplacements, paralysie des transports, des
services et de l’activité économique, les difficultés d’approvisionnement
provoquent le mécontentement des classes aisées. Des pratiques inquiétantes ont
été relevées : appel lancé aux habitants de Cali pour qu’ils envoient l’emplacement
des manifestants ; des groupes de policiers en civil pourchassent des
manifestants et tirent à balle réelle ; appel à créer un front commun
entre membres de la sécurité privée et police/armée ; des habitants d’un quartier chic Ciudad Jardin, tirent à balles réelles sur la foule issue des
banlieues pauvres.
Tous
ces évènements sont le résultat de 40 ans de paramilitarisme, d’un Etat
instigateur de la violence, assassin de son peuple et des militants
communautaires, politiques et sociaux, provoquant la haine de classe, le
racisme. L’acharnement policier contre les manifestants est aussi une fuite en
avant, en réaction à la chute de
popularité de l’uribisme qui voit son élection de 2022 menacée.
La braise
couvait sous la cendre.
En novembre 2019, dans un mouvement contre le néolibéralisme (au Chili,
en Equateur, en Haïti) des protestations massives ont secoué la Colombie, à
l’initiative des centrales ouvrières (CUT, CGT, CTC), contestant la politique
économique, la privatisation des
caisses de retraite, les réformes affectant le monde du travail ainsi que le sabotage des Accords de paix signés en
2016 par l’Etat avec les FARC, et les
assassinats de dirigeants sociaux. Les
étudiants qui réclamaient davantage de ressources pour l’éducation
supérieure, vinrent en renfort. Plus d’un million de personnes s’étaient mobilisées
dans les principales villes du pays. Duque fit intervenir les militaires pour
rétablir l’ordre, le mouvement fut
férocement réprimé : 27 morts, 22 000 arrestations, 3 649
blessés. Au mois d’octobre 2020, la
vague d’explosion sociale déferla à nouveau, soutenue par quinze organisations indigènes, paysannes et
afro-colombiennes ; 8 000 membres de la Minga indigène voulurent
rencontrer Duque pour lui présenter leur demande d’un pays « plus
démocratique, pacifique et égalitaire ». Il refusa de les recevoir.
Les
motivations de mécontentement sont profondes et sont liées, également, à l’attitude cynique du gouvernement
quant à la mise en œuvre des Accords de
paix avec les FARC. Après 4 ans de négociation, la plus ancienne et
importante guérilla du pays, signait, le 26 septembre 2016, un accord de paix,
contenant six points principaux : réforme rurale intégrale, participation
politique, fin du conflit, solution au problème des drogues illicites,
réparations aux victimes : 13 511 guérilleros ont déposé les armes,
ôté leurs bottes noires et quitté leur treillis. Depuis, le constat est
implacable et la frustration terrible : emmenée par Uribe et son Centre démocratique, l’extrême droite a
exercé une énorme pression pour torpiller les accords, travail de sape que
Duque a parachevé. A la place de la paix, c’est un massacre quotidien qui
s’exerce, au compte-gouttes, passant inaperçu au niveau international :
904 dirigeants sociaux et 276 ex-combattants des FARC revenus à la vie civile
ont été assassinés depuis le 1er novembre 2016. Alors que les
ex-guérilleros respectent leurs engagements, comparaissent et assument leurs responsabilités,
les promesses du gouvernement se transforment en farce tragique.
Il
en est ainsi pour le projet de réforme
rurale promise : 3 millions d’hectares de terre devaient être
attribués à près de 14 millions de paysans et 7 millions d’hectares de petites
et moyennes propriétés devaient être régularisées. Fin 2020, pas un hectare n’a été remis aux paysans
sans terre et seuls 10 554 ha
avaient été régularisés sur l’objectif
de 7 millions annoncés. Une poignée de propriétaires terriens continuent à
posséder plus de 40 millions d’hectares, pratiquant l’élevage extensif du bétail
et exploitant le palmier à huile, la canne à sucre et autres cultures
industrielles.
L’ouverture, par ailleurs, en
1990, du marché national à la production agricole au Brésil, Chili, Chine
ou Canada, fait baisser le prix des productions colombiennes. Pour survivre,
des dizaines de milliers de familles cultivent
la coca de manière illicite. Pourtant, figurait, à l’accord de paix, un programme
national intégral de substitution des cultures d’usage illicite : 215 244 familles ont signé des
accords collectifs de substitution volontaire de cultures illicites. Mais… seules 99 907 familles ont été intégrées
au programme. Les 116 147 autres n’ont eu d’autre choix que de continuer à
dépendre de la feuille de coca et de la pasta. Duque choisit alors
l’éradication forcée en envoyant ses groupes mobiles accompagnés de militaires
ou de policiers. Poussés par la misère, les paysans n’ont d’autre choix, pour
survivre, que d’abattre des pans de forêt pour replanter la coca un peu plus
loin. De 48 000 hectares en 2013,
les cultures de coca sont passées à
212 000 fin 2019.
Les narcos (paramilitaires) eux se portent bien. Après la supposée démobilisation en 2006 de
13 000 hommes des Autodéfenses unies de Colombie AGC), responsables, avec
d’autres groupes armés, de près 80 % des crimes commis contre les civils depuis
le début des années 1980, des Bandes criminelles émergentes et groupes armés s’organisent.
Ces structures criminelles sont directement impliquées dans la production et le
transport de la cocaïne et agissent dans le champ politique. Les AGC ont été
l’une des principales responsables de l’augmentation des assassinats sélectifs
de dirigeants communautaires et sociaux, de militants politiques de gauche et
de déplacements forcés de population.
S’ajoute
à ça, la putréfaction à la tête du
pouvoir : Uribe assigné à résidence, accusé de fraude procédurale et
corruption, démissionne de son poste de sénateur en août 2020, évitant ainsi la
Cour suprême de justice. Duque, le président, est embourbé dans le scandale dit
de la Nenepolitique : les écoutes téléphoniques d’un narcotrafiquant
suspecté d’homicide, mettent au jour l’achat de voix par Uribe et
l’organisation d’une fraude électorale pour favoriser l’élection de Duque en
2018.
Entre
2002 et 2008, sous la présidence d’Uribe (et avec comme ministre de la défense
le futur prix Nobel de la paix, Santos) ce sont 6 402 Colombiens qui ont
été assassinés de sang-froid par l’armée, dans 29 des 32 départements du pays.
Toute
cette histoire pèse dans la mémoire du peuple dont celle des jeunes qui,
aujourd’hui se mobilisent malgré les répressions policières. Cela peut-il mener à un réel changement ?
Réactions de
la communauté internationale
Seuls
l’Argentine, le Venezuela et la Havane ont protesté. L’Union européenne, l’organisation
des Etats américains se sont dits « préoccupés ». Le Haut-Commissaire
des Nations-Unies aux droits de l’Homme s’est dit « alarmé ».
Côté
Etats-Unis, si le porte-paroles adjoint
du département d’Etat « invitait les
forces de police à faire preuve de retenue », le secrétaire d’Etat Blinken, lors de la 51ème conférence
annuelle de Washington, a parlé des atteintes aux droits humains et du déficit
démocratique au Venezuela, à Cuba, au Nicaragua, en Haïti … sans prononcer un mot sur la
Colombie !! Biden ne souhaite aucune rupture avec la Colombie, pièce
maîtresse de la politique étatsunienne en Amérique latine et dans les Caraïbes.
Bogota est le premier récipiendaire d’aide militaire et l’un des principaux
acheteurs d’équipements de combat américains sur le continent. La NSA (agence
nationale de sécurité US) aide la Colombie (seul partenaire de l’OTAN en
Amérique latine), pour les écoutes et l’espionnage. Biden affirme placer la
démocratie et les droits humains au cœur de ses préoccupations mais ne s’interroge
pas sur le sabordage systématique exercé par Duque sur les Accords de paix avec
les FARC. Il faut dire que la Colombie a joué un rôle clef dans les différentes
tentatives de renverser Maduro et qu’il compte bien convaincre les USA qu’il
reste leur soutien indéfectible.
Sous
les yeux de la « communauté internationale » se déploie une barbarie
militariste, l’effondrement du prétendu « Etat de droit » et
l’application du terrorisme d’Etat. Serait-ce
l’impasse incontournable dans lequel le capitalisme ultralibéral conduit
les peuples ? L’acharnement policier commandité par l’Etat colombien,
est-il le signe de sa chute prochaine ?
Les dirigeants de droite (Changement radical et Parti libéral, n’avaient
pas voté le texte de « réforme fiscale car c’était « la pire
chose qui puisse arriver à la classe moyenne ». Les centristes et les
Verts l’avaient rejeté. Même Uribe s’était prononcé contre. Ce mouvement
populaire d’ampleur exceptionnelle annoncerait-il le crépuscule de l’uribisme
et de son entourage mafieux ? Mais il n’entend pas lâcher le pouvoir
facilement.
Ceux
qui ont animé les blocages, les manifestations, sont des jeunes
« marginalisés » par le néolibéralisme, privés d’accès à la santé, à
l’éducation, au travail. Ils ne croient ni aux institutions, ni aux partis
politiques. Ils s‘organisent d’en bas,
dans les quartiers. Ce soulèvement a dépassé la représentativité traditionnelle
des organisations syndicales. Que peut-il se passer ? Démission de Duque ? Renforcement de la
violence d’Etat ? Naissance d’un mouvement par en bas qui crée une
assemblée constituante et populaire ? Pour l’heure, l’inquiétude des
dirigeants communautaires est réelle : « on
connaît les jeunes, on sait pourquoi ils sont dans la rue. On s’inquiète de
savoir s’il y aura une sortie négociée, au moins avec les autorités locales
parce qu’avec le gouvernement ça va être difficile. Qu’est-ce qui va leur
arriver à ces jeunes ? On connaît l’histoire de notre pays ! ».
Même
si des lueurs réapparaissent dans le ciel de certains pays d’Amérique latine
(Brésil, Chili, Pérou…), l’Etat colombien n’hésite pas à assassiner son peuple.
Odile
Mangeot, le 23 juin 2021
Sources :
Mémoire des luttes de Maurice
Lemoine, alencontre.org, le Monde
Diplomatique juin 2021,
bastamag