Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


lundi 3 octobre 2022

 

Au Royaume Uni, un automne de colère ?

 

Le Royaume Uni, classé « modèle » du néolibéralisme, est touché par la crise. Après un Brexit éprouvant qui lui aurait fait perdre 3 à 4 % de son PIB annuel, il subit, plus vite que d’autres pays européens, les effets de la crise entrainant une hausse de tous les prix, plus particulièrement depuis le 1er avril 2022 « le vendredi sombre » où les factures de gaz ont augmenté de 50 %, en moyenne. Les taxes sur le logement augmentaient de 3.5 % et les « charges » sociales sur les salaires de 1.5%. Puis se sont ajoutées les hausses sur les produits alimentaires, l’hygiène ainsi que celles de l’électricité et du carburant. Dans ce contexte, l’ultralibérale Liz Truss, devenue la 1ère ministre, annonçait encore plus d’austérité et d’autoritarisme pour les classes prolétaires, déclenchant un mouvement de contestation en Grande Bretagne mais également au Pays de Galles et en Ecosse. Les mouvements sociaux et les victoires électorales récentes du Parti nationaliste (SNP) en Ecosse et du Sinn Féin en Irlande du nord, peuvent-ils ébranler l’unité du Royaume ?

 

Manger ou se chauffer

 

Tel est le choix réservé aux prolétaires précarisés. L’Office des marchés du gaz et de l’électricité a pronostiqué, pour un foyer moyen, un triplement en un an (de 1 297 livres/an à 3 549 en octobre 2022)  et prévoit un quintuplement d’ici à mars 2023 (6 616 livres). Les prix alimentaires de base augmentent dans des proportions inédites : lait (26 %), beurre (21 %), farine (19 %), pâtes (16 %). La pauvreté des classes prolétaires s’est déjà lourdement accrue : 17,1 % de la population vit en dessous du seuil de pauvreté, soit 10.5 millions d’habitants (1 travailleur sur 8).  15 millions (plus d’1 foyer sur 2) sera en pauvreté énergétique au 1er janvier 2023 ; ils étaient 4,5 millions en 2021. 6 millions de personnes sont inscrites sur liste d’attente du Service National de Santé, totalement dépecé.

 

Face à cette situation, un mouvement citoyen a lancé la campagne Don’t pay (Ne payez pas), avec l’objectif de récolter 1 million de signatures de personnes s’engageant à ne pas payer leurs factures d’énergie en octobre. Plus de 160 000 signatures pour ceux qui paient par prélèvement automatique sont déjà engrangées ; un sondage révèle que 70 % des personnes soutiennent cette campagne et que 1.7 million seraient prêtes à ne pas payer. Cela reste à concrétiser. Toutefois, on se souvient de 1990, quand plus de 17 millions de personnes ont refusé de payer la Poll tax, nouvel impôt communal forfaitaire, dû par chaque personne (sans tenir compte de ses revenus), mis en place par Thatcher en 1989 ; la poll tax a déclenché un mouvement d’émeutes à Londres, incontrôlable, qui a contraint la dame de fer à démissionner. 

 

Du côté des syndicats, la plupart des fédérations de branches ont rejoint la campagne  Enough is enough (Assez c’est assez) organisée par plusieurs petits syndicats, portant cinq revendications : une véritable augmentation des salaires, la réduction des factures d’énergie, la fin de la pauvreté alimentaire, des logements décents pour tous et la taxation des riches.  

 

Une grande vague de grèves a commencé mi-juin, avec les syndicats RMT, ASLEF, WCU, le PCS, UNITE (1) et d’autres : des grèves « saute-mouton », dites « synchronisées » par les directions syndicales, déclenchées les unes derrière les autres, sans qu’elles se transforment, pour l’heure, en grève générale. Au début de l’été, les cheminots ont démarré les grèves, puis les transports publics les 18 et 20 août (50 000 travailleurs) ; les conducteurs de train ont fait grève les 30 juillet et 13 août (9 compagnies sur 13). Le métro londonien a fait grève le 19 août. Le 21 août, les dockers de Felixstone démarraient une grève de 8 jours (1 900 grévistes sur 2 500 employés). Les travailleurs de British Telecom se mettaient en grève (40 000 travailleurs). Les postiers de la Royal Mail votaient à 97 % des 100 000 travailleurs en faveur de la grève, fractionnée sur 3 jours (fin août). Vint ensuite le tour de la fonction publique : enseignants, pompiers, personnels soignants, éboueurs, personnels des aéroports, puis les travailleurs du secteur industriel.

 

Ce formidable mouvement fait espérer en une mobilisation plus large pour une revendication unanime face à l’inflation : l’augmentation de salaires. Mais il faut compter avec le système britannique de cogestion institué entre l’Etat et les syndicats, dont la majorité d’entre eux se considèrent comme les garants du maintien de la paix sociale et de l’ordre public. Dès lors, les directions syndicales contrôlent les grèves « spontanées » (celles que les bourgeois britanniques appellent des « grèves sauvages »). Elles compartimentent les secteurs et contrôlent les actions craignant un vaste mouvement de grève générale, ce qui, pour l’heure n’est pas évoqué et ce n’est pas si simple.

 

En effet, pendant son « règne », Thatcher a encadré d’une main de fer l’organisation des grèves dans un véritable carcan législatif. Après la longue grève (1 an) des mineurs en 1984, contre la fermeture des puits de charbon et la suppression de dizaines de milliers d’emplois, écrasée par la brutale répression thatchérienne, la « dame de fer » a défini les règles : pour déclencher une grève, les syndicats doivent organiser un vote de tous leurs adhérents et obtenir au moins 40 % des voix favorables avec une participation au moins égale à 50 %. Par ailleurs, elle a autorisé le recrutement de salariés « jaunes » (travailleurs intérimaires ou soumis au sordide contrat zéro heure) (2) pour remplacer les grévistes, interdisant aux piquets de grève de s’opposer à leur entrée dans l’entreprise.

 

 Le parti travailliste a accepté toutes ces restrictions et quand il accéda au pouvoir, ne jugea jamais bon de modifier ces lois, au nom de la théorie dite du recentrage de Tony Blair dans les années 1990, à, savoir, prendre ses distances à l’égard des organisations syndicales et de leurs actions. Le Labour avec son nouveau dirigeant (2022), Keir Starmer, est allé même plus loin en matière de servilité au système. Incroyable mais vrai ! Les élus travaillistes de Coventry, en mars 2022, ont eux-mêmes engagé des travailleurs intérimaires pour briser la grève des 70 éboueurs en lutte pour l’augmentation des salaires !

 

Pour preuve de l’intégration des directions syndicales au fonctionnement de ce système, on peut citer les faits suivants : les dirigeants des syndicats des cheminots (RMT) et des postiers (CWU) - syndicats considérés comme les plus « durs » - ont suspendu les grèves prévues les 15 et 17 septembre « pour rendre hommage à la reine » ! De la même manière, le TUC – confédération syndicale -(3) qui devait tenir son congrès le 11 septembre, l’a annulé. Et ce, sans aucune concertation avec la base, en plein mouvement de mobilisation, au moment où de nombreuses familles cherchent des banques alimentaires pendant que les membres de la royauté vivent dans des palais ! Ce qui fit dire à Tarik Ali (4) « Dans le pays qui décapita le roi Charles 1er en 1649, abolit la Chambre des lords et instaura un régime républicain (le Commonwealth )…, la vraie question est de savoir combien de temps va encore durer la plaisanterie ».

 

La main de fer britannique a réussi à brider les syndicats, à les affaiblir : ils sont passés de 13 millions d’adhérents en 1979 à moins de 6 millions aujourd’hui. Seuls 12.8 % des salariés du privé sont syndiqués, 50.1 % dans le secteur public. Le mouvement enclenché peut-il laisser espérer que les syndicats britanniques relèvent la tête ?

 

Cette hypothèse pourrait être favorisée par l’arrivée de l’ultra-libérale Truss au poste de 1ère ministre qui a déjà annoncé  ses mesures austéritaires et autoritaires. Par ailleurs, les récentes victoires électorales du parti national écossais d’une part, et d’autre part, du Sinn Féin irlandais pourraient créer des tensions dans le maintien de l’unité du Royaume.

 

Le Royaume Uni peut-il se désunir ?

 

Depuis le Brexit qui a divisé les Britanniques, lors du référendum en 2016, approuvant à 51.89 % la sortie de l’UE au 31.01.2020, des crises successives se sont déclenchées au sommet : Partygate (5), vote de confiance gagné de justesse par Johnson, suivi de 50 démissions (ministres, secrétaires d’Etat et assistants parlementaires). Puis les Tories ont perdu des élus lors des élections locales de mai 2022 et Johnson a été poussé à la démission en juillet 2022. Les Conservateurs ont désigné la nouvelle 1ère ministre, Liz Truss, (jusqu’aux prochaines élections à la Chambre des Communes en 2024), la 1ère ministre la plus mal élue du Royaume Uni : elle n’a recueilli que 57 % des voix au sein de son parti  (environ 90 000 voix pour une population de 68 millions de personnes), soit 0.3 % de l’électorat britannique.

 

Elle s’est entourée de ministres très à droite affichant leurs positions ultralibérales, anti-écologiques et notamment : son principal conseiller économique, M. Sinclair fondateur d’un think tank anti-impôts et anti contribution fiscale verte ; le ministre des entreprises, de l’énergie et de la stratégie industrielle, J. Rees-Moog, archi-brexiter et climatosceptique, hostile aux énergies renouvelables ; le ministre des finances, Kwasi Kwarteng, pro-gaz de schiste ; la ministre de l’intérieur, Suella Braverman qui soutient le projet de déportation au Rwanda des réfugiés pour qu’ils y déposent leurs demandes d’asile, partisane de la sortie de la Convention européenne des Droits de l’Homme (6)

 

Son crédo ? Défiscalisation, réduction d’impôts pour les entreprises, mesures néolibérales, une véritable fuite en avant vers toujours plus d’inégalités, dans ce pays où elles ne cessent de se creuser : en 2022, les 250 plus grandes fortunes sont désormais plus importantes que celles accumulées par les 1 000 plus grosses, en 2017 ; les revenus des dirigeants des grandes entreprises ont augmenté de plus de 25 %.

 

A peine nommée, elle annonce  ses remèdes pour lutter contre l’inflation (de 10.1 % en juillet, prévue à 13% fin 2022). Adepte du moins d’Etat, il faut cesser, dit-elle, de concentrer les politiques publiques sur la redistribution et estime juste le fait de rendre de l’argent aux plus riches sous forme de baisses d’impôts. Elle prévoit une nouvelle dérégulation du marché du travail (en rognant par exemple sur le temps de travail au-delà de 48H/semaine) et veut durcir les sanctions contre les grévistes. Elle exclut le recours à une taxe sur les superprofits des compagnies d’énergie et choisit de recourir à la dette publique, les contribuables paieront.

 

Pour lutter contre l’envol des prix de l’électricité, elle relance l’exploitation du gaz et du pétrole, valide une centaine de licences de forage en mer du nord et lève le moratoire sur la fracturation hydraulique. Face à la l’ampleur de la crise, elle s’est sentie obligée pour soulager les entreprises et ménages en risque de faillite ou de pauvreté énergétique, d’accorder des aides aux particuliers sur les factures d’énergie… jusqu’aux prochaines élections (2024) et pendant 6 mois aux entreprises. La transition écologique n’est pas sa priorité et les Britanniques se souviennent qu’en tant que ministre de l’environnement (2014/2016), elle a réduit les subventions accordées aux fermes solaires et aux parcs éoliens, les qualifiant de « fléau pour le paysage ». 

 

Concernant l’unité nationale, elle affiche un réel mépris vis-à-vis de Nicola Sturgeon, réélue 1ère ministre écossaise : « il faut l’ignorer » alors que le SNP (Parti national écossais) dirige le gouvernement écossais depuis 15 ans et que la moitié des Ecossais souhaite un second référendum d’indépendance (celui de 2014 ayant choisi le maintien dans l’Union). Même dédain face à la victoire historique du Sinn Féin (parti réclamant le rattachement de l’Irlande du nord à la République d’Irlande) aux élections de 2022, plaçant Michelle O’Neill 1ère ministre. Truss déclare vouloir remettre en cause l’accord du Vendredi Saint (1998) ayant mis fin au conflit armé de 3 décennies (3 500 morts) et organisant le fonctionnement apaisé entre unionistes et nationalistes. Position bien « hardie » quand on sait que les Irlandais du nord s’étaient prononcés majoritairement contre le Brexit mais avaient dû l’accepter. Aujourd’hui, ils sont fort mécontents du protocole frontalier Royaume Uni/Union Européenne prévoyant le contrôle des marchandises de Grande Bretagne à leur arrivée en Irlande du Nord. Des tensions en perspectives pouvant raviver des conflits.  

 

Provocations ou « bête » rigidité ? Certes, la désunion n’est pas pour demain mais le pari est risqué et pourrait faire dérailler Truss compte tenu de sa faible légitimité, d’autant que les mécontentements sont multiples en Grande-Bretagne entre le Nord-ouest et la riche région londonienne, notamment. Dans les rangs des Conservateurs, ça grince, ils ne réussissent pas, toutefois, à s’accorder sur la stratégie à adopter. Leur grand avantage est la faiblesse des Travaillistes de Starmer dont la stratégie générale a consisté à démontrer aux électeurs qu’il n’était pas Jeremy Corbyn. La direction du Labour n’a cessé de faire la chasse à ceux qui sont de sensibilité de Gauche radicale et s’est débarrassée de Jeremy Corbyn ; elle est allée jusqu’à exclure Ken Loach, qui avait, comme 400 000 autres personnes, rejoint le parti avec Corbyn. Et pourtant, ils ont bien constaté que l’attention de Corbyn aux aspirations populaires avait multiplié par 4 le nombre d’adhérents. Starmer, lui, s’attache à afficher sa prise de distance à l’égard des organisations syndicales : dès le début de la grève à British Airways, dans les ports et les transports, il a interdit aux membres responsables de son parti, députés ou ministres, de se montrer aux piquets de grève. L’un d’eux a bravé l’interdiction = viré !

 

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Face à la plus grande vague de grèves depuis une trentaine d’années, Truss annonce la couleur : elle  « ne laissera pas le Royaume Uni être rançonné par des syndicalistes militants » ! Elle promet une répression plus dure, ce qui pourrait renforcer la colère. L’hiver du mécontentement, qui avait tout bloqué en 1979, peut-il se reproduire en 2022 ? Le potentiel militant semble énorme et de nombreuses manifestations sont prévues à partir du 1er octobre. Flotte dans l’air un parfum appelant à construire un front uni et solidaire. Mais, sans rupture avec le système, les solutions néolibérales risquent de prévaloir. La classe dirigeante, pour se maintenir, n’a d’autre solution que la répression antipopulaire et la relance de la compétitivité dans l’arène de la concurrence internationale. Que peut-elle céder ? Telle est la question face à un mouvement de protestation qu’elle se devra d’apaiser pour ne pas être débordée par une crise politique immaîtrisable. 

 

Odile Mangeot, le 23.09.2022

 

Sources : le Monde Diplomatique (mai 2022 et Manière de voir 2016), Politis, Rapports de forces, NPA, Révolution permanente, le Monde

 

(1)    RMT : transports publics, ASLEF : conducteurs de train et transports publics, TSSA : transports et de l’industrie de voyage, CWU : postiers et métiers de la communication.  UNITE (2ème syndicat le plus important)

(2)   contrat zéro heure : créé en 2010, contrat de travail ne prévoyant pas le temps de travail (c’est à la merci de l’employer : 1 H, 35 H ou 70 H… 

(3)   TUC (Congrès des syndicats) : seule organisation fédératrice des syndicats britanniques (71 membres, 7 millions d’adhérents)

(4)   Tariq Ali, historien et écrivain, membre de la gauche radicale britannique (le Monde 20.09.2022)

(5)   Partygate : Johnson organisait des fêtes au 10 Downing street en plein confinement qu’il imposait aux Britanniques

(6)   Politis du 15.09.2022