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Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


lundi 3 octobre 2022

 

Haïti. Un cauchemar sans fin

(2ème partie)

 

 

Nouvelle domination : la dette odieuse

 

Charles X décide, cette année-là d’employer la manière forte et envoie 14 navires de guerre armés de 528 canons dans la rade de Port-au-Prince. Il lance un ultimatum aux autorités haïtiennes : « soit vous payez 150 millions de francs or pour « dédommager les anciens colons », et pour avoir l’assurance d’échanges commerciaux privilégiés avec la France et votre indépendance est reconnue, soit on détruit Port-au-Prince et on envahit l’île ». La somme exigée est énorme, cela représentait une année de revenu d’Haïti de l’époque florissante de la perle des Antilles, 15 % du budget annuel de la France. Or l’économie haïtienne était bien moins florissante qu’à cette époque. Difficile d’avoir des chiffres précis mais il semble que cela représentait 8 à 10 fois le PIB d’Haïti en 1825. Il était donc impossible de payer. Alors la France se montra généreuse en acceptant d’étaler la dette sur des dizaines d’années et en acceptant qu’Haïti emprunte de l’argent auprès de banques - uniquement françaises - pour honorer les échéances. Cela paraît à peine croyable mais, pour indemniser les anciens esclavagistes, les descendants d’esclaves allaient emprunter des sommes colossales à des banques françaises et bien sûr devoir les rembourser avec des taux d’intérêt imposés par ces mêmes banques ! Ce plan était d’un cynisme machiavélique d’autant plus que certains esclavagistes étaient devenus banquiers. Mais avec 528 canons qui vous menacent… Le gouvernement haïtien pour éviter la guerre accepta. Il ne se rendait absolument pas compte des sommes qu’il lui faudrait payer et le temps qu’il faudrait pour solder cette dette. Cette double dette était un piège dressé par l’Etat français, les banques et les anciens esclavagistes, pour saigner à blanc l’ancienne colonie, empêcher tout développement et la punir d’avoir été la première à se rebeller face aux colonisateurs. Ce sera d’ailleurs la seule. Les autorités haïtiennes ne flairèrent pas ce piège honteux, signèrent et plongèrent leur pays dans un cercle vicieux d’emprunts pour rembourser un autre emprunt… Haïti paya jusqu’en 1915 le solde de cette dette et jusqu’en 1952, les intérêts. La France poussa le cynisme jusqu’à créer une Banque Nationale d’Haïti pour superviser le paiement de la dette ; seuls des dirigeants français y siégeaient sous le contrôle du CIC (Crédit Industriel et commercial) qui chapeautait l’escroquerie. Si cet argent était resté en Haïti, celle-ci se serait développée au même rythme que les pays voisins (en particulier la République Dominicaine). Le New York Times estime qu’Haïti aurait eu 115 milliards de dollars de plus à consacrer à son développement (entre 1820 et 2020). Cette double dette plongea les enfants d’Haïti dans la misère. L’île s’appauvrit, d’autant plus que les dirigeants qui se succédèrent au pouvoir eurent plus le souci de leurs propres intérêts que de celui du peuple haïtien.

 

 En 1820, Jean-Pierre Boyer, commandant des troupes mulâtres au cours de la guerre d’indépendance, prend le pouvoir et gouverne 20 ans, sans partage. Il se nomme chef suprême d’Haïti. Chassé du pouvoir, il est remplacé par Faustin Soulouqué, autre participant à la guerre d’indépendance, qui s’octroie les pleins pouvoirs. En 1849, il se proclame président à vie puis empereur d’Haïti : Faustin 1er. Haïti connaîtra alors une série de chefs d’Etat à la tête du gouvernement très instable dans une situation globale chaotique,  à tel point qu’entre 1911 et 1915, l’île changera 6 fois de main à la suite d’une série d’assassinats politiques et d’exils forcés.

 

L’impérialisme étatsunien prend la relève

 

Un malheur n’arrivant jamais seul, dès les années 1900, les Etats-Unis lorgnent sur Haïti et la verraient bien passer dans leur giron, devenir un de leurs « satellites » et adopter le dollar. Ils font pression sur les différents gouvernements pour que la Citibank entre au capital de la banque nationale. Face au manque d’enthousiasme haïtien, les Etats-Unis, comme la France de Napoléon, ne font pas dans la dentelle et en décembre 1914, les troupes étatsuniennes entrent en Haïti et s’emparent des fonds publics haïtiens pour les transférer aux Etats-Unis. Les soldats qui effectuent cet « acte de piraterie internationale » restent sur place et sont rejoints en 1915 par un autre contingent de « marines » qui envahissent le pays, puis établissent, par un traité, la domination militaire commerciale et financière des USA. Une nouvelle Constitution est écrite par les états-uniens. L’anglais devient la 2ème langue officielle après le français.

 

Après avoir connu l’invasion  espagnole, la colonisation française, la malhonnêteté de ses propres dirigeants, le peuple haïtien va subir de 1915 à 1934, l’occupation des USA. Dans un premier temps, la résistance s’organise, dirigée par Charlemagne Péralte, mais la répression est si violente (environ 5 000 Haïtiens tués entre 1915 et 1920) qu’elle s’éteint progressivement. Herbert Seligmann, secrétaire de NAACP (association US de défense des droits civiques), écrit : « des camps militaires furent construits à travers toute l’île. Les propriétés des autochtones furent saisies pour un usage militaire ; les Haïtiens qui portaient une arme sur eux étaient abattus à vue. Des mitrailleuses furent utilisées contre des foules désarmées… ». Franklin Roosevelt, élu en 1933, décide sous la pression internationale et en accord avec sa « politique de bon voisinage », de retirer le contingent américain d’Haïti.

 

Papa Doc, le satrape

 

Mis sous l’éteignoir durant la présence étatsunienne, un clivage va revenir au grand jour qui fit, et fait encore aujourd’hui, le malheur d’Haïti. Clivage entre les mulâtres, descendants métissés des colons et les noirs, descendants d’esclaves. Les mulâtres se sont toujours sentis supérieurs aux noirs et avec le soutien de l’armée ont confisqué le pouvoir. Haïti n’a donc jamais été une société homogène. De plus, les dirigeants mulâtres se sont plus appliqués à renverser le « clan » au pouvoir qu’à assurer le développement de l’île. Cette situation a prévalu entre 1934 et 1957 et a enfoncé encore plus le pays dans le sous-développement. Entre 1946 et 1956, 3 présidents se sont succédé, tous renversés par des coups d’Etat.

 

En 1957, pour leur plus grand malheur, les Haïtiens élisent à la présidence un médecin, apprécié par la population pour sa lutte contre le typhus, dans les régions pauvres de l’île. Cet homme va-t-il être l’un des premiers dirigeants haïtiens responsable, honnête, intègre ? Pas du tout, il devient l’un des pires dictateurs du 20ème siècle. C’est François Duvalier, surnommé ironiquement par les Haïtiens « Papa Doc ». Un an après son accession au pouvoir, en réaction à une tentative de coup d’Etat, il instaure l’état de siège, gouverne par décrets, interdit les partis d’opposition et mène une politique de répression. Il organise la « milice des volontaires de la sécurité nationale » : les sinistres Tontons macoutes. Ils sont environ 10 000. Duvalier institutionnalise la terreur : massacres, exécutions sommaires, pillages et viols deviennent le quotidien du pays. S’appuyant sur le climat de guerre froide et de la peur du communisme, il est soutenu par les USA. En 1961, il récrit la Constitution et organise une élection présidentielle à candidat unique !!! Il est donc réélu avec 1.32 million de voix. Il meurt en 1971 après 13 ans de pouvoir absolu et le lendemain, son fils Jean-Claude Duvalier, 19 ans, Baby doc, lui succède. Le quotidien des Haïtiens ne change pas, le pays vit toujours sous la terreur dans une extrême pauvreté. JC Duvalier lui, vit fastueusement. Il accumule des millions de dollars en s’impliquant dans nombre de trafics illicites plus odieux les uns que les autres (il vendra même à son profit des cadavres de Haïtiens à des écoles médicales étrangères) ! Le calvaire du peuple haïtien lui, continue. En 1985, la situation est tellement dramatique que des révoltes éclatent, des magasins sont pillés et le pays s’embrase. En 1986, Reagan fait pression sur Baby doc pour qu’il quitte le pouvoir, ce qu’il fait en février pour se réfugier… en France. Il s’exile avec une fortune estimée à 900 millions de dollars, pris dans les caisses de l’Etat haïtien, en détournant 80 % de l’aide internationale versée à Haïti. Il est assigné à résidence à Grasse mais continue de profiter de la fortune qu’il a volée au peuple haïtien.

 

En 1988, un président est élu, immédiatement renversé par un militaire, lui-même renversé. En fait, malgré la chute des Duvalier, les ex « tontons macoutes » et autres paramilitaires continuent de mener des opérations punitives contre journalistes et opposants. Entre 1986 et 1990, plus de 1 500 personnes sont assassinées par ces groupes. La misère et les inégalités s’amplifient.  

 

Une lueur d’espoir pour sombrer de nouveau dans le désespoir

 

En décembre 1990, une lueur d’espoir semble apparaître. Le père Jean-Bertrand Aristide est élu au cours d’élections régulières, en présence d’observateurs étrangers. Il est partisan d’une plus grande justice sociale et semble être un homme intègre. Mais il est renversé dès septembre 1991 et s’exile aux USA. Pendant 3 ans, les milices duvaliéristes reprennent le pouvoir, 4 000 Haïtiens sont tués. Aristide est rétabli au pouvoir par l’administration Clinton à condition d’appliquer un programme néolibéral (surnommé le plan de la mort par beaucoup d’Haïtiens). L’armée est démantelée. Aristide met en place un plan d’austérité entraînant une immense déception dans la population. Il quitte le pouvoir en 1996, un président pro-américain René Préval lui succède, puis Aristide est réélu en 2000 mais la situation est tellement instable qu’en 2004 il est exfiltré par un commando américain. Il s’illustre pourtant le 7 avril 2003 en « osant » demander des réparations à la France. Il réclame le remboursement de la double dette que la France a imposée à Haïti en échange de son indépendance. Il pousse même jusqu’à chiffrer très très précisément le préjudice et réclame donc officiellement à la France la somme de 21 685 135 571 dollars et 48 cents. Ce qui est la fourchette basse du « manque à gagner » reconnu par les économistes, la fourchette haute étant de 115 milliards de dollars. Cette demande est bien sûr traitée par le mépris côté français. Régis Debray (1) la qualifia de « demande démagogique pour enfant de 7 ans », prônant « une logique de solidarité et non de remboursement ». En 2006, Préval est à nouveau élu. En 2011 c’est Michel Martelly qui devient président, lui qui est impliqué dans le scandale PetroCaribe : des hommes d’affaires et des politiques proches du pouvoir détournent une grande partie de l’aide vénézuélienne (4.2 millions de dollars) destinée à l’amélioration des services publics. En 2016, Jovenel Moïse lui succède. Tous ces présidents appliquent une politique néolibérale qui amplifie les inégalités. Sur une population de 10.8 millions d’habitants, 70 % vivent sous le seuil de pauvreté et 24 % sous celui de pauvreté extrême. La part du budget de la santé est passée de 16 % en 2004 à 4.3 % en 2018 dans le budget de l’Etat.  Le taux de chômage avoisine les 60 %. On importe en 2020, 80 % du riz consommé en Haïti, dans un marché contrôlé par une poignée d’importateurs richissimes.

 

Calamités, chaos et maffiacratie

 

En plus de tous ces problèmes, Haïti est victime d’un tremblement de terre le 12 janvier 2010, détruisant une partie des infrastructures et faisant 230 000 morts et ce, en plus des cyclones  habituels. Le pays est plongé dans un  chaos total, 3 000 détenus se sont enfuis du pénitencier de Port-au-Prince : pillages, meurtres, viols, trafics d’enfants sont le quotidien de Port-au-Prince. Le choléra y sèmera également misère et détresse.

 

Dès le début  du mandat de J. Moïse, les manifestations sont quotidiennes, revendiquant notamment la hausse du salaire minimum fixé alors à 300 gourdes haïtiennes, soit 4€/jour. En 2019, à la demande du FMI, le prix des carburants augmente de 50 % alors que des scandales de corruption, impliquant des ministres et le président lui-même, éclatent. La seule réponse à ces revendications c’est la violence ; en septembre 2019, 17 personnes sont tuées au cours de manifestations. Le réseau national de défense des droits humains indique « Les autorités actuelles bafouent les acquis démocratiques du peuple haïtien et violent systématiquement ses droits. Elles n’ont jamais pris au sérieux les différents mouvements de protestation d’une population en proie à tous les maux, réclamant la jouissance de ses droits civils, économiques, politiques et sociaux ». Le 7 juillet 2021, J Moïse est assassiné. Depuis, le 1er ministre Ariel Henry dirige le pays.

 

Actuellement, Haïti est un territoire sans Etat. Seuls quelques quartiers de Port-au-Prince sont plus ou moins administrés et sécurisés. Le reste du territoire est « administré » par des gangs qui établissent leurs propres lois. Pour ces bandes organisées, c’est la loi du plus fort qui prévaut, pour la population pauvre c’est la débrouille pour se nourrir au jour le jour. Entre les 8 et 17 juillet 2022, plus de 450 personnes ont été tuées au cours de violences entre les gangs de la Cité Soleil, bidonville de Port-au-Prince. Près de 3 000 personnes dont nombre d’enfants seuls ont dû quitter leurs habitations (si on peut appeler ainsi les tôles et les bâches plastiques sous lesquelles ils vivent). Les gangs ont même attaqué le palais de justice de la capitale. Il et bien sûr impossible d’organiser des élections présidentielles dans ces conditions. Pour les privilégiés, car il y en a, c’est une vie repliée sur eux-mêmes dans des quartiers, des maisons sécurisées par des polices privées.

 

Certes, le typhus et autres tremblements de terre n’ont pas arrangé la situation mais la cause de ce désastre est ailleurs. Elle est dans la spoliation systématique de richesses d’Haïti par les Espagnols, les Français, les Américains, et hélas, par beaucoup de leurs propres hommes politiques tout au long de l’histoire. Avec une mention spéciale à la France qui a surexploité St Domingue et osé imposer aux esclaves et à leurs descendants, d’indemniser les esclavagistes (avec un pistolet sur la tempe). Cette surexploitation française a eu pour conséquence une déforestation intense. Voilà pourquoi, aujourd’hui, Haïti est surpeuplée, économiquement exsangue, semi-désertique alors que la République dominicaine est luxuriante, touristique en développement économique : les populations partagent la même île mais pas le développement.  En Haïti, le revenu moyen est d’environ 1 300 dollars, il est plus de 8 000 en République dominicaine. En Haïti, on vit en moyenne 15 ans de moins qu’en République dominicaine. La dette a entraîné Haïti dans un cycle perpétuel de remboursements, sapant son développement et créant une instabilité quasi permanente. Entre 1804 et 1820, Haïti a connu 52 chefs d’Etat, 25 % allant au terme de leur mandat, 58 % furent renversés, 8 % assassinés, 9 % morts durant leur mandat. Saint-Domingue, capitale de la République dominicaine, est une ville moderne avec métro, eau courante, égouts. Port-au-Prince, à l’exception de quelques quartiers, est un bidonville.

 

Ce sont les raisons pour lesquelles la République dominicaine, en 2002, a érigé un mur à la frontière pour empêcher les Haïtiens de venir librement sur son territoire (qui sont tolérés… pour couper la canne à sucre). 70 % des Haïtiens vivent sous le seuil de pauvreté, avec moins d’un dollar par jour, soit 4 à 5 fois moins qu’un chien de Floride !

 

Si « l’espoir fait vivre », pour les Haïtiens, c’est « le désespoir qui fait survivre » !    

 

Jean-Louis Lamboley, le 24.09.2022

 

(1)   Régis Debray, écrivain, prétendument ché guévariste, puis mitterrandiste, fut nommé par Chirac en 2004 pour diriger une Commission de réflexion sur les relations de la France avec Haïti, concluant que la « restitution (des sommes payées) n’était pas pertinente »

 

Pour aller plus loin, lire

Haïti n’existe pas : 1804-2004 : 200 ans de solitude de Christophe Wargny - éd. Autrement, 2008