Haïti. Un
cauchemar sans fin
(2ème partie)
Nouvelle
domination : la dette odieuse
Charles X décide, cette année-là d’employer la manière forte et
envoie 14 navires de guerre armés de 528 canons dans la rade de Port-au-Prince.
Il lance un ultimatum aux autorités haïtiennes : « soit vous payez 150 millions de francs or pour « dédommager les anciens
colons », et pour avoir l’assurance d’échanges commerciaux privilégiés
avec la France et votre indépendance est reconnue, soit on détruit
Port-au-Prince et on envahit l’île ». La somme exigée est énorme, cela
représentait une année de revenu d’Haïti de l’époque florissante de la perle
des Antilles, 15 % du budget annuel de la France. Or l’économie haïtienne était
bien moins florissante qu’à cette époque. Difficile d’avoir des chiffres précis
mais il semble que cela représentait 8 à 10 fois le PIB d’Haïti en 1825. Il était
donc impossible de payer. Alors la France se montra généreuse en acceptant d’étaler
la dette sur des dizaines d’années et en acceptant qu’Haïti emprunte de l’argent
auprès de banques - uniquement françaises - pour honorer les échéances. Cela
paraît à peine croyable mais, pour indemniser les anciens esclavagistes, les
descendants d’esclaves allaient emprunter des sommes colossales à des banques
françaises et bien sûr devoir les rembourser avec des taux d’intérêt imposés
par ces mêmes banques ! Ce plan était d’un cynisme machiavélique d’autant
plus que certains esclavagistes étaient devenus banquiers. Mais avec 528 canons
qui vous menacent… Le gouvernement
haïtien pour éviter la guerre accepta.
Il ne se rendait absolument pas compte des sommes qu’il lui faudrait payer et
le temps qu’il faudrait pour solder cette dette. Cette double dette était un piège dressé par l’Etat français, les
banques et les anciens esclavagistes, pour saigner à blanc l’ancienne colonie,
empêcher tout développement et la punir
d’avoir été la première à se rebeller face aux colonisateurs. Ce sera
d’ailleurs la seule. Les autorités haïtiennes ne flairèrent pas ce piège
honteux, signèrent et plongèrent leur pays dans un cercle vicieux d’emprunts
pour rembourser un autre emprunt… Haïti
paya jusqu’en 1915 le solde de cette dette et jusqu’en 1952, les intérêts.
La France poussa le cynisme jusqu’à créer une Banque Nationale d’Haïti pour
superviser le paiement de la dette ; seuls des dirigeants français y
siégeaient sous le contrôle du CIC (Crédit Industriel et commercial) qui
chapeautait l’escroquerie. Si cet argent était resté en Haïti, celle-ci se
serait développée au même rythme que les pays voisins (en particulier la
République Dominicaine). Le New York Times estime qu’Haïti aurait eu 115
milliards de dollars de plus à consacrer à son développement (entre 1820 et
2020). Cette double dette plongea les enfants d’Haïti dans la misère. L’île
s’appauvrit, d’autant plus que les dirigeants qui se succédèrent au pouvoir
eurent plus le souci de leurs propres intérêts que de celui du peuple haïtien.
En
1820, Jean-Pierre Boyer, commandant des troupes mulâtres au cours de la
guerre d’indépendance, prend le pouvoir et gouverne 20 ans, sans partage. Il se
nomme chef suprême d’Haïti. Chassé du pouvoir, il est remplacé par Faustin Soulouqué, autre participant à
la guerre d’indépendance, qui s’octroie les pleins pouvoirs. En 1849, il se
proclame président à vie puis empereur
d’Haïti : Faustin 1er. Haïti connaîtra alors une série de
chefs d’Etat à la tête du gouvernement très instable dans une situation globale
chaotique, à tel point qu’entre 1911 et
1915, l’île changera 6 fois de main à la suite d’une série d’assassinats
politiques et d’exils forcés.
L’impérialisme
étatsunien prend la relève
Un
malheur n’arrivant jamais seul, dès les années 1900, les Etats-Unis lorgnent
sur Haïti et la verraient bien passer dans leur giron, devenir un de leurs
« satellites » et adopter le dollar. Ils font pression sur les
différents gouvernements pour que la Citibank entre au capital de la banque
nationale. Face au manque d’enthousiasme haïtien, les Etats-Unis, comme la
France de Napoléon, ne font pas dans la dentelle et en décembre 1914, les troupes étatsuniennes entrent en Haïti et
s’emparent des fonds publics haïtiens pour les transférer aux Etats-Unis. Les
soldats qui effectuent cet « acte de piraterie internationale » restent
sur place et sont rejoints en 1915 par un autre contingent de
« marines » qui envahissent le pays, puis établissent, par un traité,
la domination militaire commerciale et financière des USA. Une nouvelle Constitution
est écrite par les états-uniens. L’anglais devient la 2ème langue
officielle après le français.
Après
avoir connu l’invasion espagnole, la
colonisation française, la malhonnêteté de ses propres dirigeants, le peuple haïtien va subir de 1915 à 1934,
l’occupation des USA. Dans un premier temps, la résistance s’organise,
dirigée par Charlemagne Péralte, mais la répression est si violente (environ
5 000 Haïtiens tués entre 1915 et 1920) qu’elle s’éteint progressivement.
Herbert Seligmann, secrétaire de NAACP (association US de défense des droits
civiques), écrit : « des camps
militaires furent construits à travers toute l’île. Les propriétés des
autochtones furent saisies pour un usage militaire ; les Haïtiens qui
portaient une arme sur eux étaient abattus à vue. Des mitrailleuses furent
utilisées contre des foules désarmées… ». Franklin Roosevelt, élu en
1933, décide sous la pression internationale et en accord avec sa
« politique de bon voisinage », de retirer le contingent américain
d’Haïti.
Papa Doc, le
satrape
Mis
sous l’éteignoir durant la présence étatsunienne, un clivage va revenir au
grand jour qui fit, et fait encore aujourd’hui, le malheur d’Haïti. Clivage
entre les mulâtres, descendants métissés des colons et les noirs, descendants
d’esclaves. Les mulâtres se sont toujours sentis supérieurs aux noirs et avec
le soutien de l’armée ont confisqué le pouvoir. Haïti n’a donc jamais été une
société homogène. De plus, les dirigeants mulâtres se sont plus appliqués à
renverser le « clan » au pouvoir qu’à assurer le développement de
l’île. Cette situation a prévalu entre 1934 et 1957 et a enfoncé encore plus le
pays dans le sous-développement. Entre 1946 et 1956, 3 présidents se sont
succédé, tous renversés par des coups d’Etat.
En
1957, pour leur plus grand malheur, les Haïtiens élisent à la présidence un
médecin, apprécié par la population pour sa lutte contre le typhus, dans les
régions pauvres de l’île. Cet homme va-t-il être l’un des premiers dirigeants
haïtiens responsable, honnête, intègre ? Pas du tout, il devient l’un des pires dictateurs du 20ème
siècle. C’est François Duvalier,
surnommé ironiquement par les Haïtiens « Papa
Doc ». Un an après son accession au pouvoir, en réaction à une
tentative de coup d’Etat, il instaure l’état de siège, gouverne par décrets,
interdit les partis d’opposition et mène une politique de répression. Il
organise la « milice des volontaires de la sécurité
nationale » : les sinistres
Tontons macoutes. Ils sont environ 10 000. Duvalier institutionnalise
la terreur : massacres, exécutions sommaires, pillages et viols deviennent
le quotidien du pays. S’appuyant sur le climat de guerre froide et de la peur
du communisme, il est soutenu par les
USA. En 1961, il récrit la Constitution et organise une élection présidentielle
à candidat unique !!! Il est donc réélu avec 1.32 million de voix. Il
meurt en 1971 après 13 ans de pouvoir absolu et le lendemain, son fils Jean-Claude Duvalier, 19 ans, Baby doc, lui succède. Le quotidien des
Haïtiens ne change pas, le pays vit toujours sous la terreur dans une extrême
pauvreté. JC Duvalier lui, vit fastueusement. Il accumule des millions de
dollars en s’impliquant dans nombre de trafics illicites plus odieux les uns
que les autres (il vendra même à son profit des cadavres de Haïtiens à des
écoles médicales étrangères) ! Le calvaire
du peuple haïtien lui, continue. En 1985, la situation est tellement dramatique
que des révoltes éclatent, des magasins sont pillés et le pays s’embrase. En
1986, Reagan fait pression sur Baby doc pour qu’il quitte le pouvoir, ce qu’il
fait en février pour se réfugier… en
France. Il s’exile avec une fortune estimée à 900 millions de dollars, pris
dans les caisses de l’Etat haïtien, en détournant 80 % de l’aide internationale
versée à Haïti. Il est assigné à résidence à Grasse mais continue de profiter de la fortune qu’il a volée au
peuple haïtien.
En
1988, un président est élu, immédiatement renversé par un militaire, lui-même
renversé. En fait, malgré la chute des Duvalier, les ex « tontons
macoutes » et autres paramilitaires continuent de mener des opérations
punitives contre journalistes et opposants. Entre 1986 et 1990, plus de
1 500 personnes sont assassinées par ces groupes. La misère et les
inégalités s’amplifient.
Une lueur
d’espoir pour sombrer de nouveau dans le désespoir
En
décembre 1990, une lueur d’espoir semble apparaître. Le père Jean-Bertrand Aristide est élu au cours
d’élections régulières, en présence d’observateurs étrangers. Il est partisan
d’une plus grande justice sociale et semble être un homme intègre. Mais il est
renversé dès septembre 1991 et s’exile aux USA. Pendant 3 ans, les milices duvaliéristes
reprennent le pouvoir, 4 000 Haïtiens sont tués. Aristide est rétabli au
pouvoir par l’administration Clinton à
condition d’appliquer un programme néolibéral (surnommé le plan de la mort
par beaucoup d’Haïtiens). L’armée est démantelée. Aristide met en place un plan
d’austérité entraînant une immense déception dans la population. Il quitte le
pouvoir en 1996, un président pro-américain René Préval lui succède, puis Aristide est réélu en 2000 mais la
situation est tellement instable qu’en 2004 il est exfiltré par un commando
américain. Il s’illustre pourtant le 7 avril 2003 en « osant » demander des réparations à la France. Il
réclame le remboursement de la double dette que la France a imposée à Haïti en
échange de son indépendance. Il pousse même jusqu’à chiffrer très très
précisément le préjudice et réclame donc officiellement à la France la somme de 21 685 135 571 dollars et
48 cents. Ce qui est la fourchette basse du « manque à gagner »
reconnu par les économistes, la fourchette haute étant de 115 milliards de
dollars. Cette demande est bien sûr traitée par le mépris côté français. Régis
Debray (1) la qualifia de « demande démagogique pour enfant de 7 ans »,
prônant « une logique de solidarité
et non de remboursement ». En 2006, Préval est à nouveau élu. En 2011
c’est Michel Martelly qui devient
président, lui qui est impliqué dans le scandale PetroCaribe : des hommes
d’affaires et des politiques proches du pouvoir détournent une grande partie de
l’aide vénézuélienne (4.2 millions de dollars) destinée à l’amélioration des
services publics. En 2016, Jovenel Moïse
lui succède. Tous ces présidents appliquent une politique néolibérale qui
amplifie les inégalités. Sur une population de 10.8 millions d’habitants, 70 %
vivent sous le seuil de pauvreté et 24 % sous celui de pauvreté extrême. La
part du budget de la santé est passée de 16 % en 2004 à 4.3 % en 2018 dans le
budget de l’Etat. Le taux de chômage
avoisine les 60 %. On importe en 2020, 80 % du riz consommé en Haïti, dans un
marché contrôlé par une poignée d’importateurs richissimes.
Calamités,
chaos et maffiacratie
En
plus de tous ces problèmes, Haïti est victime d’un tremblement de terre le 12
janvier 2010, détruisant une partie des infrastructures et faisant 230 000
morts et ce, en plus des cyclones
habituels. Le pays est plongé dans un
chaos total, 3 000 détenus se sont enfuis du pénitencier de
Port-au-Prince : pillages, meurtres, viols, trafics d’enfants sont le
quotidien de Port-au-Prince. Le choléra y sèmera également misère et détresse.
Dès
le début du mandat de J. Moïse, les
manifestations sont quotidiennes, revendiquant notamment la hausse du salaire
minimum fixé alors à 300 gourdes haïtiennes, soit 4€/jour. En 2019, à la demande du FMI, le prix des carburants augmente de 50 % alors que des
scandales de corruption, impliquant des ministres et le président lui-même,
éclatent. La seule réponse à ces revendications c’est la violence ; en
septembre 2019, 17 personnes sont tuées au cours de manifestations. Le réseau
national de défense des droits humains indique « Les autorités actuelles bafouent les acquis démocratiques du peuple
haïtien et violent systématiquement ses droits. Elles n’ont jamais pris au
sérieux les différents mouvements de protestation d’une population en proie à
tous les maux, réclamant la jouissance de ses droits civils, économiques,
politiques et sociaux ». Le 7 juillet
2021, J Moïse est assassiné. Depuis, le 1er ministre Ariel Henry dirige le pays.
Actuellement,
Haïti est un territoire sans Etat. Seuls quelques quartiers de Port-au-Prince
sont plus ou moins administrés et sécurisés. Le reste du territoire est
« administré » par des gangs
qui établissent leurs propres lois. Pour ces bandes organisées, c’est la loi du
plus fort qui prévaut, pour la population pauvre c’est la débrouille pour se
nourrir au jour le jour. Entre les 8 et 17 juillet 2022, plus de 450 personnes
ont été tuées au cours de violences entre les gangs de la Cité Soleil,
bidonville de Port-au-Prince. Près de 3 000 personnes dont nombre
d’enfants seuls ont dû quitter leurs habitations (si on peut appeler ainsi les
tôles et les bâches plastiques sous lesquelles ils vivent). Les gangs ont même
attaqué le palais de justice de la capitale. Il et bien sûr impossible
d’organiser des élections présidentielles dans ces conditions. Pour les
privilégiés, car il y en a, c’est une vie repliée sur eux-mêmes dans des
quartiers, des maisons sécurisées par des polices privées.
Certes,
le typhus et autres tremblements de terre n’ont pas arrangé la situation mais la cause de ce désastre est ailleurs. Elle
est dans la spoliation systématique de richesses d’Haïti par les Espagnols, les
Français, les Américains, et hélas, par beaucoup de leurs propres hommes
politiques tout au long de l’histoire. Avec une mention spéciale à la France qui a surexploité St Domingue et
osé imposer aux esclaves et à leurs
descendants, d’indemniser les esclavagistes
(avec un pistolet sur la tempe). Cette surexploitation française a eu pour
conséquence une déforestation intense. Voilà pourquoi, aujourd’hui, Haïti est
surpeuplée, économiquement exsangue, semi-désertique alors que la République
dominicaine est luxuriante, touristique en développement économique : les
populations partagent la même île mais pas le développement. En Haïti, le revenu moyen est d’environ
1 300 dollars, il est plus de 8 000 en République dominicaine. En
Haïti, on vit en moyenne 15 ans de moins qu’en République dominicaine. La dette
a entraîné Haïti dans un cycle perpétuel de remboursements, sapant son
développement et créant une instabilité quasi permanente. Entre 1804 et 1820, Haïti a connu 52 chefs d’Etat, 25 % allant au terme
de leur mandat, 58 % furent renversés,
8 % assassinés, 9 % morts durant leur mandat. Saint-Domingue, capitale de la
République dominicaine, est une ville moderne avec métro, eau courante, égouts.
Port-au-Prince, à l’exception de quelques quartiers, est un bidonville.
Ce
sont les raisons pour lesquelles la République dominicaine, en 2002, a érigé un
mur à la frontière pour empêcher les Haïtiens de venir librement sur son
territoire (qui sont tolérés… pour couper la canne à sucre). 70 % des
Haïtiens vivent sous le seuil de pauvreté, avec moins d’un dollar par jour,
soit 4 à 5 fois moins qu’un chien de Floride !
Si
« l’espoir fait vivre »,
pour les Haïtiens, c’est « le
désespoir qui fait survivre » !
Jean-Louis
Lamboley, le 24.09.2022
(1)
Régis Debray,
écrivain, prétendument ché guévariste, puis mitterrandiste, fut nommé par
Chirac en 2004 pour diriger une Commission de réflexion sur les relations de la
France avec Haïti, concluant que la « restitution
(des sommes payées) n’était pas
pertinente »
Pour
aller plus loin, lire
Haïti n’existe pas :
1804-2004 : 200 ans de solitude de
Christophe Wargny - éd. Autrement, 2008