Crise sanitaire et crise économique
Cet
article fait suite à celui paru dans le PES précédent (« le virus de la crise économique qui vient »)
en portant la réflexion sur les tentatives de sortie de crise, initiées par les
« élites » nationales, et leurs conséquences probables. Si personne
ne conteste que l’arrêt du système économique provoque une crise sérieuse
(désormais), l’ensemble des solutions proposées entendent maintenir le système
capitaliste « coûte que coûte ». Elles prolongent et accentuent les traitements
imposés lors de la crise de 2007-2008, et ce, dans une conjoncture bien plus
défavorable.
Apories du
traitement de la crise de 2007-2008
Pour
éviter des faillites massives, des « plans de sauvetage » massifs ont
été mis en œuvre. Ils ont consisté à déverser des « liquidités » dans
le système financier (9 000 milliards rien qu’aux USA) en espérant que
cette injection de capital fictif se traduirait en une redynamisation de
l’économie réelle. Certes, l’effondrement des banques et autres véhicules
financiers a été évité mais cette avance de capital n’a pas relancé la
croissance capitaliste, ou si peu. Cet effort colossal a été également soutenu
par les Etats, accroissant leur endettement. Dans la logique du système
néolibéral, il fallait également réduire l’imposition des entreprises, des
sociétés, des plus riches, en espérant ainsi que cet « allègement de
charges » favoriserait l’investissement dans la production. Cette croyance dans l’interventionnisme
désintéressé du capital occultait sa véritable nature, à savoir sa recherche du
profit. Or, les banques, comme les riches investisseurs, ont préféré
thésauriser, spéculer. A preuve, à titre d’exemple, le (re)versement de trop
plein de liquidités des banques privées auprès des banques centrales. Ainsi la
BCE, face à l’importance de ces dépôts gratifiants, rémunérés à des taux
positifs, a imposé des taux négatifs pour forcer les banques privées à employer
ces sommes dans l’économie réelle. Ce fut, en grande partie, peine perdue. De
même, les taux d’intérêt extrêmement bas, voire gratuits, octroyés par les
banques centrales n’ont permis qu’une reprise anémique, voire artificielle. On
a surtout assisté à un boom boursier, à des rachats d’actions afin de provoquer
la hausse de leurs valeurs nominales. Ce furent les actionnaires les plus
riches (les 1%) qui en profitèrent sous forme de dividendes et de rémunérations
mirobolantes. D’autre part, avec le recours à l’emprunt à des taux sans
équivalent, la concentration capitaliste s’accéléra sous forme de fusions-acquisitions,
sans effets notables sur la croissance. Les Etats capitalistes eux-mêmes,
surtout européens, furent mis en demeure de pratiquer des politiques
d’austérité visant à résorber les dettes, dont la plupart étaient surchargés.
On assista ainsi à l’étranglement des pays les plus faibles, comme la Grèce.
Cette
logique de transfusion financière, de destruction des acquis sociaux et des
services publics, pour sortir de cet endettement généralisé, visait à
contrecarrer la purge du système capitaliste en crise, nécessaire à sa
reproduction. Ce grand nettoyage n’eut
pas lieu : il aurait signifié la destruction de capital (faillite de
banques et d’entreprises) favorisant une nouvelle concentration. Il aurait
entraîné (comme en 1929-30), la dévalorisation-destruction des forces
productives, une baisse drastique des salaires, et plus générale du prix de la
force de travail, y compris dans sa reproduction (santé, retraites, prestations
sociales). Si cette voie fut suivie, elle le fut de « manière
mesurée » face aux possibles mouvements sociaux irrépressibles. Pour le
dire autrement, c’est bien la volonté des classes régnantes de maintenir (ou de
contenir) les réactions populaires, une forme de consensus social, qui a
prévalu, y compris en soutenant des banques et des entreprises zombies. Bref,
un nouveau cycle d’expansion capitaliste fondé sur la destruction des forces productives n’a pas eu lieu, la stagnation
et la récession l’emportèrent. Il y avait bien sûr une autre voie, celle d’une
rupture radicale avec le système capitaliste mais elle était sans voix et sans
forces.
Et survint
la crise sanitaire
Avant
même son apparition, la récession était annoncée, les tensions entre Etats
s’amplifiaient, ouvrant la perspective du repli nationaliste et du rejet du multilatéralisme,
sous l’égide des Etats-Unis. La première puissance mondiale, déjà sous Obama,
plus encore avec Trump, s’est engagée dans une guerre commerciale contre le
capitalisme d’Etat chinois expansionniste. Puis vint cette guerre du pétrole
opposant l’Arabie Saoudite, la Russie et les Etats-Unis. Faire baisser le prix
du baril afin d’asphyxier le pétrole de schiste US, lui ravir les parts de
marché qui l’avaient hissé au premier rang des producteurs de pétrole, en
inondant le marché qui ne pouvait plus l’absorber, aujourd’hui encore moins
qu’hier. Dans la même période, ou la précédant de peu, la première et la
deuxième vague des printemps arabes déstabilisèrent les pouvoirs en place ou
déchaînèrent les forces répressives jusqu’à étendre le domaine de la guerre
impitoyable (Syrie, Yémen). Le retrait relatif de l’empire étatsunien s’est
accompagné d’une politique de sanctions et d’embargos contre l’Iran, la Russie
et même l’Europe, sommée d’une part d’appliquer les sanctions US au détriment
de ses parts de marché acquises (Iran…) et d’autre part d’augmenter ses
dépenses militaires (OTAN).
C’est
sur ce terreau délétère qu’est
survenue la pandémie du corona virus, révélant, par ailleurs, la fragilité
systémique de l’économie mondiale : la délocalisation de la production de
médicaments, les chaînes de production en cascades de biens tels les masques
chirurgicaux, l’abandon par les Etats centraux de toute politique sanitaire susceptible de faire face
à une épidémie, ainsi que l’austérité, le management imposé aux hôpitaux…, à la
recherche fondamentale, furent autant de facteurs cumulatifs aggravant la crise
sanitaire. Pour tenter de la résorber, et afin d’éviter le sur-engorgement des
hôpitaux démunis de lits en nombre suffisant, ne restait que le confinement
durable, dans l’attente de livraison de masques, de matériels de protection les
plus prosaïques (gels, blouses…), d’appareils respiratoires. On y ajouta les
effets de manche des politiciens, bien divisés au départ, sur les solutions les
plus appropriées. En effet, mettre l’économie à l’arrêt n’était pas a priori,
dans leurs gènes, ni d’ailleurs la protection de la vie des populations, une
priorité. Ils durent néanmoins s’y résoudre, avec plus ou moins d’empressement.
Et, très rapidement, l’activité économique fut réduite (30%), les chutes
boursières s’enchaînèrent avant d’être quelque peu rassurées par l’injection à
tout va de liquidités pour sauver les actionnaires. L’on assista de nouveau à l’endettement catastrophique des Etats,
les banques centrales recourant par ailleurs à la « monnaie par hélicoptère »(1). A la différence du jour d’avant,
celui de 2007-2008, la production à l’arrêt, le recours au chômage
partiellement pris en charge par l’Etat, du moins dans certains pays européens,
ou la distribution aux USA, de revenus… momentanément, sont contraires à tout
apurement des dettes contractées. Ils sont autant de recettes de TVA, de recettes
fiscales en moins. Quant au recours aux instances européennes comme roue de
secours sur notre continent, il s’avère des plus laborieux, les égoïsmes
nationaux jugulant toute solidarité réelle. Même pas question (pour le
moment ?) de grand emprunt européen, partageant le risque et soulageant
les pays les plus en difficultés. Les coronabonds réclamés par l’Italie ne sont
pas de saison, ni pour l’Allemagne, les Néerlandais… et Macron dans tout ça,
naviguant à vue entre les pays du sud (Espagne, Italie, Portugal) et Merkel.
Il
est un dilemme plus préoccupant pour
les classes dirigeantes. Elles ne peuvent résoudre, en même temps, la crise
sanitaire et la crise économique. Elles sont tenues à espérer la fin du
confinement afin de remettre au plus vite les gens au travail. La pression en
ce sens des patrons est très forte. Certains d’entre eux, comme Amazon, Peugeot
Vesoul, font prendre des risques aux ouvriers dans des secteurs non essentiels.
Par ailleurs, les mesures de sécurité et de distanciation sont loin d’être
respectées partout. Et l’on assiste ainsi à l’injonction paradoxale « Restez
confinés » pour les uns, « allez
au boulot » pour les autres, ces petites mains si indispensables. Qui
plus est, en haut lieu, l’on redoute au sortir de la crise sanitaire, la
« gilets-jaunisation » des mouvements sociaux. D’où la
stratégie de la com, tout azimut, afin de contrôler, apaiser la sourde colère
qui traverse le corps social. Bref, les gouvernements sont pris en tenaille
entre deux nécessités contradictoires, contenir la crise sanitaire par le
confinement et relancer au plus vite la
machine économique d’exploitation capitaliste
Colmatage ou
rupture
Malgré
tout, les dirigeants des appareils syndicaux, la gauche dite critique, les
écolos, s’en remettent au pouvoir, au gouvernement, aux parlementaires. Certes,
ils avancent des revendications, demandent des inflexions politiques, souhaitent
même, pour certains, la fin du néolibéralisme et de la domination du
capitalisme financiarisé, prônant un retour au keynésianisme et à
l’interventionnisme de l’Etat. Toutefois, ils demandent à être entendus par une caste oligarchique qui
s’est déjà révélée sourde à leurs
injonctions. Ils refusent de s’en prendre au pouvoir, certains que la voie
législative est la seule possible, oubliant déjà la leçon infligée par les
Gilets Jaunes. Il va sans dire que Macron et sa bande feront quelques concessions,
en particulier en direction de l’hôpital public mais, au-delà, ce sont bien d’autres choses qui s’annoncent :
les « retroussez- vos manches »,
la surveillance généralisée et la répression. Le PDG de Peugeot a déjà annoncé
la couleur : des semaines de 60 heures pour produire autant que nécessaire,
pour ne pas perdre des parts de marchés au profit notamment des Asiatiques, Japonais
et Coréens !
Des
commandes de grenades lacrymogènes et autres doux instruments de paix sociale
ont été passées tout récemment. En outre, la tendance liberticide de gestion
des populations en recourant aux nouvelles technologies (traking, caméras de
reconnaissance faciale) sont à portée de mains. Enfin, la peur d’une nouvelle
vague d’épidémie pourrait bien justifier l’interdiction de grèves et de
manifestations.
La
rupture doit d’abord se manifester par les exigences
à faire valoir. Ensuite, elles doivent se traduire par le renforcement et
l’éclosion de forces révolutionnaires, porteuses de l’objectif à atteindre : la transformation sociale
anticapitaliste.
Il
est certain que, par rapport à la crise sanitaire, il faut exiger que
l’ensemble de la population soit testée en attendant la mise au point d’un
vaccin. Plus fondamentalement, cela signifie la mise en place de dispensaires
sur tout le territoire comme dans les années 1950-1960, afin de dépister puis
soigner. D’où la nécessité plus large de crédits pour la recherche, l’hôpital
public, la formation de médecins, infirmières… et, par conséquent, la rupture
avec le système de santé actuel : retour à la dotation globale de fonctionnement
des hôpitaux, définie et sous contrôle des soignants et des associations de
patients, dissolution de l’ordre des médecins, des pharmaciens, corporations
nées sous Vichy, socialisation des cliniques privées et rattachement aux
hôpitaux publics. Ce secteur pose le problème plus général du renforcement et
de l’extension du service public.
Plus
fondamentalement, il s’agit de s’attaquer aux différentes formes du
capitalisme, financier, industriel, commercial, sans omettre la rente foncière
et immobilière. On peut citer à cet égard, la nationalisation des banques, la
rupture avec la BCE, la séparation des banques de dépôts des banques
d’investissement et de toute la finance avec les paradis fiscaux ainsi que la
suppression de la Bourse, l’audit des dettes et l’abolition de la plupart
d’entre elles.
La
nationalisation des secteurs clés de l’économie, définis en fonction des
besoins réels de la population, pose la question de la reconversion d’un certain
nombre d’entreprises, de la relocalisation d’autres, tout particulièrement
l’industrie pharmaceutique. De même, la nationalisation-socialisation
des grandes enseignes commerciales devrait s’imposer tout en assurant et promouvant
le commerce de proximité et le développement de coopératives, y compris dans
les domaines de l’artisanat et de l’industrie.
Quant
aux rentes foncières et immobilières, il serait nécessaire de les réduire à
leur plus simple expression, à savoir, l’entretien des terres et des immeubles.
Dans ce dernier secteur, la construction de logements décents est plus
qu’indispensable. Dans la société nouvelle à construire, logements insalubres,
taudis, bidonvilles doivent être détruits. Il va sans dire également que
l’éradication des inégalités et des poches d’accumulation éhontée de richesses
doit être drastiquement prescrite. Rien ne justifie qu’un PDG, trader, rentier
gagnent 300 fois plus qu’un chercheur, un médecin et 600 fois plus qu’un
ouvrier, dont on découvre, en pleine crise financière, l’utilité sociale.
Imposer un revenu maximum, une échelle par exemple de 1 à 4, serait largement
suffisante. Avec un SMIC à 2000€, cela signifierait 8000€ pour les mieux
payés !
Ce
catalogue non exhaustif n’a pour fonction que d’indiquer que tout est à la fois possible et, pour
l’heure, improbable. Il ne peut être un programme de gouvernement dans le
cadre même du système parlementaro–capitaliste. La démocratie représentative
actuelle est incapable de l’imposer, l’appareil d’Etat lui-même ne peut l’admettre ;
en d’autres termes, l’oligarchie dominante et tous les appareils à son service s’y
opposeront jusqu’à la dernière extrémité. Ce qui importe, dans la conjoncture
présente, c’est d’abord que ces idées de transformation sociale radicale infusent
dans le corps social et en premier lieu au sein des classes ouvrières et populaires.
La préservation de l’écosystème, la lutte contre les pollutions, l’aspiration à
une vie saine, sont autant d’éléments favorisant la culture d’un terrain propice
à changer de société.
Reste
l’indispensable lutte des classes et
l’évacuation d’illusions sur la capacité du système de se réformer. C’est
d’elle et uniquement d’elle que surgira une nouvelle hégémonie, une nouvelle
conception de vivre en société. De ce processus complexe de prise de conscience,
au sens large (politique, culturel, de solidarité), peuvent surgir des formes
démocratiques s’instituant comme alternatives au pouvoir institué. A terme, on
ne pourra le faire avec l’appareil existant et les « élites » qui le
perpétuent.
Dans
l’immédiat, il est nécessaire, non pas de proposer au pouvoir des solutions afin
qu’il puisse en partie les reprendre à son compte pour se relégitimer, mais
essentiellement le railler, le pourfendre, le ridiculiser, en s’appuyant
toujours sur des faits vérifiés (et il n’en manque pas) afin de le déstabiliser,
accentuer la division dans ses propres rangs. En effet, toute sa politique de communication,
ses éléments de langage sont bâtis pour tenter de maintenir un consensus en sa
faveur. Qui plus est, dans la conjoncture présente, il est dans l’obligation de
faire des concessions. Celles-ci doivent être comprises comme autant de reculs
décrédibilisant le pouvoir, sa politique présente comme celle qu’il a pu mener
antérieurement. Pour filer la métaphore de la guerre de tranchée, au sens
gramscien, ce combat symbolique doit s’appuyer, favoriser la lutte des classes
et l’organisation de « bataillons » sur des bases radicales. C’est en
suscitant la démocratie par en bas, en soutenant les formes « d’institutions »
contestant le système (assemblées générales, coordination des luttes, comités
de grève…) que l‘on modifiera le rapport de forces sociales. Aller dans ce sens
signifie qu’il faut nécessairement destituer, symboliquement, les institutions
actuelles. En d’autres termes, s’en tenir à une critique convenue du
néolibéralisme, du capitalisme financiarisé, laisse supposer qu’un retour au
keynésianisme avec les institutions actuelles serait possible. Cette illusion
d’un capitalisme rénové, vert, dans le contexte de crise économique, risque
d’ouvrir un boulevard à une rupture apparente, celle du nationalisme xénophobe fascisant. Prévoir le pire, celui d’une alliance
entre l’extrême centre, la droite extrême dite sociale LR et l’extrême droite,
comme l’exemple de nombreux pays nous y invite, c’est déjà conforter les
assises du camp révolutionnaire. Pour éviter de se diluer, il faut se
délimiter : les aspirations à l’égalité, à la justice sociale, à la
démocratie radicale, ne sauraient être des béquilles verbales à ceux qui
prétendent à un capitalisme à visage humain.
Gérard
Deneux, le 12.04.2020
(1)
Expression
utilisée par Milton Friedman. Economiste libéral et monétariste, il considère
notamment que la société n’est faite que d’individus consommateurs. En cas de
crise, il suffirait de relancer la consommation par l’injection de liquidités
dans le marché libre, directement aux particuliers, aux entreprises… sans
passer par l’Etat. Il est également partisan des « théories » du
chômage naturel… Créateur de l’école de Chicago, considéré comme l’un des pères
du libéralisme, il soutint et promut ses théories à grande échelle, notamment
au Chili, lors de la dictature de Pinochet. Les transfusions monétaires, outre
l’endettement (fictif ?) des banques centrales, produisent non pas la
relance mais l’épargne de précaution et la spéculation, accentuant encore les
inégalités sociales.
L’UE choisit Black Rock
Black Rock, le plus
grand gestionnaire d’investissements au monde, l’un des investisseurs les plus
importants de huit des plus grandes firmes pétrolières de la planète, détient
plus de 87 milliards de dollars de parts dans des entreprises d’énergies
fossiles. Il s’est opposé ou abstenu dans 82 % des résolutions concernant le
climat dans les entreprises dont il possède des actions, actionnaire de premier
plan dans 12 banques de rang mondial,
Ce même Black Rock dont
le PDG Fink a conseillé Macron dans sa contre-réforme sur les retraites (1), a
remporté un appel d’offres organisé par la Commission européenne et rédigera un rapport sur la manière dont la
supervision bancaire de l’UE pourrait prendre en compte le climat !
La transition écologique
ne saurait être menée avec de telles institutions ! C’est confirmé !
OM
(1)
PES n° 59 « Qui va
battre en retraite ? » p. 3