Face aux exilés,
le visage hideux de l’Europe
Avec
le retour des talibans au pouvoir en Afghanistan et les conséquences pour
celles et ceux qui vivent là-bas, plus particulièrement les femmes, les prises
de position compassionnelles et alarmistes quant à une future nouvelle
« crise » migratoire ne manqueront pas, à l’heure de la campagne pour
les présidentielles. Macron a dégainé le premier. Dès le 16 août, il promet
protection aux ressortissants afghans. Pas de plan d’évacuation élargi, ni de
visas ou de corridors humanitaires, des opérations ciblées : « de nombreux Afghans, défenseurs des droits,
artistes, journalistes, militants, sont aujourd’hui menacés en raison de leur
engagement… Nous les aiderons ». Mais il affirme aussitôt :
« Nous devons anticiper et nous
protéger contre des flux migratoires irréguliers importants qui mettraient en
danger ceux qui les empruntent, et nourriraient les trafics de toute nature ».
Le ton est donné, laissant place à l’instrumentalisation de celles et ceux qui
sont ballotés d’une frontière fermée à une autre, devenant des errants à la
recherche du droit d’exister. La peur de « l’envahissement »
permettra des mesures de contrôle et d’expulsion renforcées. Bref, l’Union
européenne va pouvoir, à nouveau, prouver qu’elle a une politique migratoire
construite : celle du refoulement et du rejet.
Les exilés, un
moyen de chantage entre les Etats
Les
exilés sont, de fait, considérés comme des marchandises, bloqués aux
frontières, instrumentalisés par certains Etats pour faire pression entre pays
de l’UE ou avec des pays extérieurs à l’UE. Quelques exemples illustrent cette
réalité sordide.
Mi-mai
2021, près de 10 000 jeunes Marocains
et Subsahariens pénétraient dans l’enclave espagnole de Ceuta. Comment de telles arrivées sont-elles possibles à la seule frontière
terrestre de l’UE avec l’Afrique, si « bien gardée » ? C’est que
les relations entre Madrid et Rabat
se sont tendues suite à l’accueil en Espagne, fin avril, pour raisons
médicales, du chef des indépendantistes sahraouis du Front Polisario, Brahim
Ghali (cf encart). Pour montrer sa désapprobation, le Maroc a rendu la
frontière poreuse et diminué drastiquement ses contrôles aux abords des
enclaves espagnoles, acte qualifié par le 1er ministre espagnol de
« manque de respect envers toute
l’UE ». Et le respect des exilés jetés d’un côté à l’autre des
frontières, quand en parle-t-on ?
Au Royaume Uni, plus de 8 000 migrants auraient rejoint les
côtes britanniques à bord d’embarcations de fortune depuis janvier : en 6
mois, un chiffre équivalent à toute l’année 2020. Cela fâche Monsieur Johnson
qui menace de repousser les personnes (comme des paquets encombrants) dans les
eaux territoriales françaises, selon la méthode du pushback (« je te
refile le paquet »), bien connue de Frontex en Méditerranée. Darmanin,
agacé de cette ingratitude britannique, énumère tous les efforts de la France
depuis le traité du Touquet, en 2003, qui transfère la frontière britannique
sur le territoire français, et notamment le doublement des effectifs policiers.
Et le préfet du Pas-de-Calais invente tous les jours : il vient
d’interdire dans 6 communautés de communes du département, la vente et l’achat
de plus de 10 litres de carburant à emporter, sauf usages professionnels ou
nécessités dûment justifiées ! Londres presse Paris et l’UE de trouver un
accord sur le dossier des renvois : on le comprend, Johnson, lui qui avait fait du contrôle des frontières l’un des
plus importants arguments en faveur du Brexit, de voir tous ces arrivants,
c’est enrageant, d’autant que depuis le 1er janvier, le RU est sorti
du régime d’asile européen commun et ne
peut plus bénéficier du règlement Dublin, donc ne peut plus renvoyer les
demandeurs d’asile dans leur pays d’entrée en UE. Le flegme british s’émousse… Les
oppositions travaillistes et ONG britanniques dénoncent la non application du
droit international obligeant au sauvetage en mer, et le caractère criminel, honteux,
de la réaction du gouvernement britannique. Darmanin, côté français, ne lésine pas sur les moyens ; il a fait
procéder, le 13 septembre, au 3ème démantèlement (depuis l’été),
d’un camp d’une centaine de migrants à Calais, mobilisant un arsenal policier : 2 vans de la Police aux
Frontières, 8 camions de CRS, 6 vans de gendarmerie mobile et 11 voitures de la
gendarmerie nationale, plusieurs motos de la police nationale. Cette stratégie
ne marche pas et les organisations militantes, comme La Cabane juridique pointent la vanité des expulsions en
flagrance (confiscations de tentes et de bâches) toutes les 48 heures ainsi que
les expulsions mensuelles plus conséquentes : tous ces moyens
disproportionnés ne serviraient-ils pas au pouvoir pour prouver
« l’envahissement » ? Les personnes emmenées pour une mise à
l’abri, pour la plupart ne peuvent plus demander l’asile en France (soit parce
qu’elles ont été déboutées, soit parce que le demandeur est « dubliné »)
finissent le plus souvent à la rue… Et voilà que la ministre britannique Pattel
menace de ne pas verser les 62.7
millions € promis à la France (qui fait valoir que ça lui coûte 200
millions par an) « à moins que
davantage de bateaux ne soient interceptés ». Si ce n’est pas du chantage,
qu’est-ce donc ?
Depuis
le début de l’été, les Etats baltes et
la Pologne ont vu une augmentation des arrivées en provenance de Biélorussie. La Lituanie a recensé, mi-août,
plus de 4 000 arrivées depuis début 2021 (81 pour toute l’année 2020). La
Pologne et la Lettonie sont également concernées : plus de 10 000
personnes, venues d’Irak, d’Afghanistan ou d’Afrique, bloquées aux frontières UE/Biélorussie.
Pays baltes et Pologne ont durci immédiatement leurs politiques migratoires, en
violation du droit international et européen qui garantit l’accès à une
procédure d’asile équitable. Chacun s’est enfermé
dans son Etat forteresse, la
Lituanie a décidé de construire une clôture le long de la frontière avec la
Biélorussie. Que s’est-il passé ? Le despote biélorusse Loukachenko a,
volontairement, acheminé des milliers de migrants vers Minsk, ses garde-frontières
les poussant ensuite vers le territoire de l’UE (Lituanie, Lettonie et Pologne),
et ce, en rétorsion de leur accueil des
opposants biélorusses pourchassés par lui-même.
Ce
chantage, la Turquie l’a exercé en mars 2020, pour contraindre l’UE à lui
apporter un soutien concret en Syrie (à Idlib notamment) et a menacé d’ouvrir
ses frontières et de laisser les migrants « se répandre » en UE, via
la Grèce qui, aussitôt, a renforcé ses frontières.
L’accueil
des exilés, les notions de protection et d’asile, ne sont plus un sujet en soi
en UE. On assiste à une mise en scène publique d’un mauvais théâtre de
boulevard fait de tiraillements et de mensonges entre Etats, se jouant sur
le dos des exilés, leur fermant les portes d’entrée d’un inaccessible Occident.
2 – Les
portes d’entrée en UE se ferment
Le
retour des talibans au pouvoir constitue pour une partie de la population, une
menace à laquelle les Afghans tenteront d’échapper, soit en résistant à
l’intérieur du pays, soit en cherchant asile et protection ailleurs. Le Haut-Commissariat
des Nations unies pour les réfugiés (HCR) estime à environ 500 000 le nombre de personnes déplacées à l’intérieur
du pays depuis début 2021 et à près d’un demi-million supplémentaires qui pourraient
fuir d’ici fin de l’année, en priorité dans les pays frontaliers.
Evoquant
« le devoir moral » de l’UE, Mme Von der Leyen use d’hypocrisie
pour tenter de dissimuler le refus de voir les bouleversements d’aujourd’hui et
de demain, dus pour une grande part aux interventions occidentales. Refusant
d’envisager une stratégie d’accueil, les ministres de l’intérieur de l’UE ont
adopté le 31 août une déclaration sur la « nécessité d’accroître le soutien » aux pays limitrophes de
l’Afghanistan afin qu’ils accueillent et protègent les Afghan-e-s. Autrement
dit : faites comme je dis mais pas
comme je fais ! L’UE est prête à débloquer une aide humanitaire de 200 millions € au profit de l’Afghanistan,
du Pakistan, de l’Iran et du Tadjikistan en 2021. Les Etats européens, quant à
eux, renforceront les contrôles aux frontières extérieures de l’UE avec le
soutien « musclé » de l’agence Frontex. Seul le ministre de l’immigration
luxembourgeois a plaidé en faveur de la réinstallation, demandant un engagement
de l’UE à hauteur de 40 000 à 50 000 places. Autriche, Danemark,
République tchèque, Hongrie et Slovénie se sont opposés à tout accueil en UE.
Pire
encore ! Le ministre afghan des réfugiés et du rapatriement, début
juillet, a exhorté les Etats européens à faire preuve de solidarité en cessant les
renvois pour 3 mois. Si certains Etats ont répondu oui immédiatement (Suède, Finlande),
si les Pays-Bas, la France et l’Allemagne ont suspendu les renvois forcés, la
Grèce et l’Autriche – malgré la sommation de la Cour Européenne des droits de
l’Homme le 2 août, demandant à cette dernière de suspendre le renvoi d’un
Afghan - ont décidé de les poursuivre. Près de 1 200 personnes depuis
début 2021 auraient été renvoyées de l’UE. Plus cynique encore : des pays
ont suspendu officiellement les éloignements mais n’ont pas renoncé aux
transferts au titre du règlement Dublin vers des pays européens qui, eux, pratiquent
les expulsions. Ainsi un Afghan a été renvoyé le 24 août vers l’Autriche par
une préfecture française (1). Le 3 septembre, le parlement grec a proposé une
loi visant à accélérer les expulsions de migrants déboutés de l’asile,
notamment des Syriens et des Afghans, les exposant à un renvoi vers la Turquie,
que la Grèce a déclaré « pays tiers sûr ».
Dans
les faits, la politique de renvoi n’est pas probante. La Cour des comptes européenne a établi un rapport critique des
procédures de réadmission menées par l’UE. Chaque année, depuis 2008, seul un
tiers retourne effectivement dans un pays de renvoi. Elle conclut à l’efficacité
insuffisante du système de retour du fait du « manque de synergies » entre les Etats membres. En France, Macron fanfaronnait et affirmait
pouvoir atteindre, en fin de mandat, un taux de réalisation des OQTF
(obligations à quitter le territoire français) à 100 %, il en est bien loin, à
12/15 %. Il doit compter, en effet, avec la volonté des pays d’origine à délivrer ou non des laissez-passer consulaires - ce qui ne
va pas de soi – et il se heurte également au refus de partir des exilés. Cette
politique n’est qu’une machine à produire
des sans-papiers.
La Grèce ne veut plus d’exilés mais de nouveaux lieux de détention voient le jour,
s’ajoutant aux camps de migrants ressemblant à des prisons à ciel ouvert. Le pushback, refoulement forcé et illégal de
migrants en mer Egée se pratique couramment. « Ils font de la politique avec les réfugiés. Je me vois comme une
balle que la Grèce passe à la Turquie, que la Turquie passe à l’Iran et que
l’Iran tire vers un autre pays » déclare un exilé. C’est une politique
sans issue.
3 – Le
visage hideux de l’UE
L’exilé,
une marchandise. La preuve ? Le Danemark a délocalisé le droit d’asile et
pratique la sous-traitance. Il a
signé un protocole d’accord avec le Rwanda, chargé de la migration, l’asile, le
retour et le rapatriement des demandeurs d’asile du Danemark. Il y a de
l’argent à gagner. Le HCR voit là une façon de ne pas assumer les obligations
en matière d’asile, mais son rôle se limite à souligner que c’est contraire à
l’esprit de la Convention de 1951 sur les réfugiés. Il craint un processus
d’érosion progressive du système de protection internationale créé il y a 70
ans.
Face
au fiasco du retrait étatsunien d’Afghanistan, l’UE craint une émigration de
masse. L’Allemagne et la Suède ont déjà prévenu qu’elles ne procèderont pas à
l’accueil des Afghans comme elles l’ont fait pour les Syriens. Par ailleurs, la répartition des exilés au
sein de l’UE la divise profondément. Il n’y a donc à ses yeux qu’une
solution : arrêter le flux avant
qu’il n’atteigne l’UE, dans les pays voisins qui pourraient être financés.
Certes, dit un député d’Europe du nord, « c’est un peu cynique, ou ironique, de demander aux autres de garder
leurs frontières ouvertes alors que nous voulons fermer les nôtres… C’est
drôle, ils ont du mal à comprendre ». Ce n’est pas gagné, d’autant que
le dialogue avec le Pakistan ou l’Iran ne soulève pas l’enthousiasme, tout
comme avec la Turquie estimant que l’UE ne tient pas ses engagements de 2016 (4
millions de Syriens sont établis en Turquie).
Alors,
faut-il barricader l’UE derrière des murs
anti-migrants ? Déjà 1 000
kms de murs ferment les entrées terrestres. En 2015, la Hongrie construit un mur sur la frontière serbe de 175 kms de
long avec des barbelés de 4 mètres de haut. Ce mur a inspiré l’Autriche, la Slovénie à la frontière croate, la Grèce à la frontière turque
(40 kms sous surveillance électronique, 1 200 gardes-frontières
supplémentaires sur terre et en mer, un des plus sophistiqués technologiquement)
et bien d’autres, comme Ceuta et Melilla fermant les passages venant d’Afrique.
Les très nombreux qui passent par la mer sont arrêtés par l’agence européenne
Frontex qui les renvoie vers les prisons libyennes, notamment. Les Grecs ont,
même, envisagé un mur en mer Egée ! « L’UE a du sang sur les mains » (3), c’est elle et ses Etats
membres qui décident de renforcer les frontières au mépris de la protection des
personnes. Cette politique violente, exercée par l’agence Frontex, fait l’objet
d’actions dans 7 pays et l’association Front-Lex,
qui a engagé un recours contre elle pour violation de droits humains,
évoque le « caractère génocidaire »
de la politique menée à l’encontre des migrants.
Jusqu’à
quand une telle politique peut-elle durer ? La vieille Europe peut-elle
vivre en s’enfermant ? Comment lutter contre les fausses « bonnes
raisons » de rejeter les migrants qui représenteraient, comme ils disent,
des flux incontrôlables « d’irréguliers », un poids économique
insupportable, etc… En revisitant l’histoire récente du droit d’asile, Karen
Akoka (4) nous propose les réflexions suivantes.
Depuis
30 ans, l’interprétation très restrictive de la Convention de Genève impose de
prouver qu’on a été individuellement persécuté pour obtenir le statut de
réfugié. Cette restriction n’est pas inscrite dans la Convention. D’ailleurs, après
la guerre du Vietnam, en 1975, Giscard d’Estaing a acheminé par avion
130 000 personnes. Pas question, alors, de discuter sur les
« vrais » ou les « faux » réfugiés. Inutile de prouver les
persécutions individuelles. Il y avait un intérêt politique à accorder l’asile
à des personnes fuyant un pays communiste. Il s’agissait de décrédibiliser
cette idéologie. Quand les gouvernants affirment que le poids démographique et
économique serait insupportable, ont-ils évalué le coût du non-accueil et les
sommes dépensées pour les murs érigés, les forces de l’ordre démultipliées, les
technologies sophistiquées, les centres de rétention, les retours en avion,
etc. ?
Tenant
compte de ces constats, il y a nécessité à défendre une politique migratoire
d’accueil, pour permettre aux populations subissant la guerre, la misère et les
persécutions mais aussi les catastrophes climatiques qui s’annoncent, de
trouver refuge et protection. Solidarité internationale ou barbarie ?
Odile
Mangeot le 19.09.2021
sources :
France Terre d’Asile, InfoMigrants
(1)
France Terre
d’Asile
(2) à l’air libre
Médiapart émission du 14.09.2021 - Employés oubliés de l’armée, la France ne
s’honore pas
(3) Agir pour la
paix et association Front-Lex (PES n° 75 - rubriques Ils, elles luttent/ Nous avons lu
(4)
Karen Akoka,
sociologue, auteure de L’Asile et l’exil,
la Découverte 2020
Encart
Le conflit au Sahara occidental, ancienne colonie espagnole classée « territoire
non autonome » par les Nations Unies, oppose depuis plus de 45 ans le
Maroc au Polisario, soutenu par l’Algérie.
Encart
Depuis
le 15 août, la France aurait accueilli
2 500 Afghans (personnels civils de recrutement local-PCRL) auxiliaires de l’armée française,
l’Allemagne, 2600, l’Espagne 2 200 et prévoit d’en accueillir jusqu’à
4 000, l’Italie propose d’en accueillir 5 000, le Royaume Uni a
annoncé un programme pluriannuel de 20 000. Il faut rester prudent sur ces
chiffres qui ne sont que des annonces.