Cybermonnaies
mais effets réels
Les
crypto-monnaies sont des monnaies numériques émises sans nécessité de banque
centrale. Il en existe plus de 5 000 pour une valeur de 2 031 milliards
d’euros. Perçues dans le monde riche comme un produit purement spéculatif, les
crypto-monnaies s’installent tranquillement dans les pays en développement dont
le système financier est défaillant. La plus célèbre d’entre elles, le bitcoin, a désormais le statut de
monnaie officielle au Salvador. Virtuelle, cette monnaie ? Elle repose sur
le travail de quantités extravagantes d’ordinateurs bien réels, affreusement
énergivores.
Un nouvel
eldorado
Une
crypto-monnaie est une monnaie virtuelle qui opère indépendamment des banques
et des gouvernements. Elle se base sur les principes de la cryptographie pour
valider les transactions et la génération de la monnaie elle-même. Elle peut être échangée et négociée, comme
n’importe quelle devise physique (ou monnaie fiduciaire). Il existe un grand
nombre de crypto-monnaies disponibles, chacune ayant ses propres
caractéristiques et applications. Une crypto-monnaie repose sur une blockchain, un registre distribué (ou
grand livre de comptes), consultable par tous, qui répertorie l’ensemble des
actions du réseau depuis l’origine. Les informations à ajouter sont appelées
transactions, et sont groupées dans des blocs.
Une transaction peut, par exemple, être un transfert de crypto-monnaie d’une
personne à une autre. Les acteurs du
réseau, appelés nœuds,
possèdent, stockent et vérifient leurs propres versions de la chaîne, depuis le
tout premier bloc. Une blockchain est considérée comme valide lorsqu’il est
possible de la vérifier totalement en partant du premier bloc. La participation
à la création monétaire suit un schéma logarithmique qui a pour objectif de
reproduire la découverte de l’or. Au début, il y a peu de personnes, et en
trouver est simple, puis l’or devient plus difficile et plus coûteux à trouver,
augmentant sa valeur.
La plus
célèbre d’entre elles
Le
bitcoin (de l’anglais bit : unité
d’information binaire et coin « pièce de monnaie ») est une crypto-monnaie
créée en 2009. L’idée fut présentée, pour la première fois, en novembre 2008
par une personne ou un groupe de personnes, sous le pseudonyme de Satoshi
Nakamoto. Les bitcoins sont créés et gérés par un logiciel conformément à un
protocole qui rétribue les agents
(appelés « mineurs ») qui
ont traité des transactions. Ces agents mettent à contribution la puissance de
leurs ordinateurs afin de vérifier, de sécuriser et d’inscrire les transactions
dans un registre virtuel, appelé la blockchain (en français chaîne de blocs,
qui vient du nom de l’entité de base de bitcoin). On estime à un million à
travers le monde le nombre de ces ordinateurs. Pour motiver les mineurs, et
ainsi assurer la sécurité du réseau, le programme prévoit une récompense.
Toutes les dix minutes, 6,25 bitcoins sont créés et peuvent être empochés par
l’un des mineurs ; le premier qui trouve la solution d’un problème
mathématique empoche les nouveaux jetons. Un petit pactole, puisqu’en suivant
le cours actuel du bitcoin, 6,25 jetons
représentent 321 800 euros. Ce problème mathématique, qu’on appelle
« la preuve de travail », repose sur une dépense énergétique
considérable.
En
tant que monnaie, les bitcoins peuvent être échangés contre d’autres monnaies,
biens ou services. Le taux d’échanges de la crypto-monnaie est fixé sur des
places de marché spécialisées et fluctue selon la loi de l’offre et de la
demande. Il est possible d’acheter des bitcoins en ligne sur des plateformes
spécialisées, des bornes physiques ou en échange de n’importe quel bien ou
service avec une personne en possédant déjà.
L’unité
de compte de Bitcoin est le bitcoin. Le système fonctionne sans autorité
centrale, ni administrateur unique. Il est géré de manière décentralisée grâce
au consensus de l’ensemble des nœuds de réseau. Bitcoin est la plus importante
monnaie cryptographique décentralisée, avec une capitalisation de 545 milliards de dollars. Malgré une croissance
de 500% du nombre de marchands acceptant le bitcoin en 2014, la crypto-monnaie
n’est pas très implantée dans le commerce de détail mais continue de
s’implanter dans les échanges commerciaux.
Gouffre
écologique
Pour
la technologie blockchain chaque échange financier doit être validé ; cela
passe par le calcul d’une preuve cryptographique, exigeant une grande puissance
de calcul décentralisée. Miner de la crypto-monnaie consomme énormément
d’électricité. Selon les calculs de l’université de Cambridge, le réseau
consommerait plus de 130 térawattheures (TWh) par an, l’équivalent de la
consommation de la Suède. Et une étude de la revue Nature conclue que les activités de « minage »
consommeront 296 TWh et émettront 130 millions de tonnes de carbone
annuellement en Chine, dès 2024. De quoi empêcher le pays d’atteindre ses
objectifs climatiques, d’autant qu’il dépend fortement du charbon pour produire
son électricité. La dépense énergétique
est fortement liée à son cours et sa valeur a été multipliée par cinq en un an,
ce qui attire de nouveaux mineurs avec des ordinateurs toujours plus puissants.
Outre
l’énergie nécessaire au minage, la construction des ordinateurs consacrés
exclusivement au minage de bitcoin représente, elle aussi, une pollution
considérable. Pour Pierre Boulet, professeur d’informatique à l’Université de
Lille, « le matériel fabriqué pour
le minage, c’est de la pollution brute ». L’extraction des matériaux
et métaux précieux comme le cobalt ou le lithium dans les mines du Congo, leur
assemblage, leur transport et leur recyclage sont des processus extrêmement
coûteux en termes d’énergie et d’empreinte carbone.
Monnaie
officielle
C’est
une première mondiale : le Salvador, petit pays d’Amérique centrale, a
adopté officiellement le Bitcoin comme monnaie légale – au risque d’être accusé
de jouer au monopoly avec l’argent public. Le Salvador est le laboratoire
parfait pour une telle expérience. Le
pays compte 6,5 millions d’habitants dont 70% ne possèdent pas de compte bancaire.
Leur principale source de revenus provient de l’argent envoyé par les membres
de leurs familles ayant émigré aux Etats-Unis. A en croire Nayib Bukeke, le
président salvadorien, l’arrivée du bitcoin va créer des emplois et favoriser
l’inclusion financière de milliers de personnes qui vivent en marge de l’économie
formelle. Il a tweeté : « La capitalisation du bitcoin s’élève à 680
milliards de dollars. Si 1% de cette somme est investie au Salvador, cela
augmentera notre PIB de 25% ».
Lors
du lancement de l’application sur smart-phone, le 7 septembre, Bukeke a « donné »
à chaque Salvadorien 30 dollars en bitcoins, et 200 distributeurs automatiques
de billets ont été installés pour les changer en dollars, la première monnaie
officielle. Le 24 septembre, le cours du bitcoin avait baissé et les
Salvadoriens n’avaient plus que 26 dollars. En revanche, s’ils avaient acheté 1
000 dollars en bitcoin en juin, ils auraient eu 1 280 dollars. Les utilisateurs
sont aussi divisés que les experts par cette crypto-monnaie qui monte et
descend à vitesse grand V et n’est pas reconnue par la Banque mondiale ou le
Fonds monétaire international.
Dans
le monde en développement, il semblerait que les crypto-monnaies soient en
train de prendre racine à bas bruit. Elles s’y sont vite fait une place dans le
quotidien, notamment dans les pays abonnés à l’instabilité financière ou qui
n’offrent qu’un accès très limité aux services financiers traditionnels tels que
les comptes bancaires. D’après Chainalysis,
c’est le Vietnam qui affiche le plus
fort taux d’adoption des crypto-monnaies dans le monde : c’est l’un des 19 marchés émergents de son
top 20, les Etats-Unis étant la seule économie développée à figurer dans le
classement en 2021, à la huitième place.
Le
coût et la complexité des services financiers traditionnels poussent beaucoup
de gens vers les crypto-monnaies, quitte à jongler avec plusieurs. Ryan Taylor,
PDG d’une plateforme de monnaie numérique au Venezuela constate que le Dash sert aux menus achats, le bitcoin pour les achats plus
importants (en raison de frais plus élevés), et le litecoin pour des usages tels que le règlement d’un abonnement à la
télévision par satellite, par exemple. La crypto-monnaie est aussi un substitut
aux envois d’argent traditionnels qui peuvent atteindre des coûts prohibitifs.
Reste que, selon certains observateurs, il peut être extrêmement dangereux
d’utiliser des crypto-monnaies, notamment pour les envois d’argent à
l’étranger.
Mise en
garde
« Si les consommateurs placent leur
argent dans ce type de produits, il faut qu’ils soient prêts à tout perdre », a prévenu la Financial Conduct Authority (le
gendarme de la finance) au Royaume-Uni. Le comité de Bâle, qui réunit les autorités
de régulation bancaire a déclaré en juin que « la croissance des crypto-actifs et des services connexes peut
susciter des inquiétudes sur la stabilité financière et augmenter les risques
auxquels sont confrontées les banques » dont la fraude, le piratage et
le financement du terrorisme.
La
protection des consommateurs, notamment contre les arnaques de toute nature,
est un gros enjeu. Les plus vulnérables, dans les pays les plus pauvres, en
font souvent les frais. « Il y a
beaucoup de battage autour et je pense que les gens les plus désespérés sont
ceux qui seront les plus tentés de se lancer » redoute Kim Grauer.
Sans compter que beaucoup de régulateurs nationaux se trouvent démunis face à
des sociétés d’actifs numériques qui ne déclarent aucune domiciliation.
Au
Salvador, le gouvernement a préféré
adopter la crypto-monnaie plutôt que de lui couper les ailes. Sachant que c’est
un pays à part entière, qu’il ne fait pas l’objet de sanction, qu’il est membre
du FMI et est inséré dans le système
financier international, il y aura
forcément des enseignements à tirer dans la manière d’installer une monnaie
numérique négociable sur le plan international comme mode de paiement.
Cette
nouvelle bulle financière spéculative, initiée par des libertariens, opposés à
toute règlementation étatique, lorsqu’elle crèvera, risque de provoquer une
crise d’ampleur. Elle aura permis entre temps aux plus riches de s’enrichir
encore plus et, après coup, de provoquer un séisme où les plus désargentés
n’auront que leurs larmes pour pleurer. Est-ce que les dominants finiront par
interdire le change de ces monnaies virtuelles avec du dollar ou autre, alors
que l’on désespère de les voir supprimer les paradis fiscaux ?
Stéphanie Roussillon
Sources :
reporterre.net/Le-bitcoin-monnaie-virtuelle-mais-gouffre-environnemental-reel
Courrier International n°1614
Série Arte
sur YouTube « La création du bitcoin »