Horreur en
« Arabie heureuse »
L’Arabie
heureuse est le nom donné à une région du sud de la péninsule arabique par les
Romains quand ils l’ont découverte. Son nom arabe était « al yiumna »
qui signifie « prospérité ». En effet, la partie ouest était montagneuse
et relativement bien arrosée, les habitants maîtrisant parfaitement les
techniques d’irrigation. On y a retrouvé les ruines d’un barrage (2 000
avant JC) de 600 m de long et de 15 m de haut, associé à des canaux ; ces ouvrages
permettaient de pratiquer une agriculture qui répondait, sans problèmes, aux
besoins des populations. On vivait plutôt bien dans cette région, à cette
époque. Elle correspond au Royaume de Saba, un parmi les nombreux qui occupèrent
la région. Cette zone a bien changé : aujourd’hui, c’est le Yémen. En plus de ce passé prospère,
ce pays d’une superficie égale à la France et peuplé de 28 millions
d’habitants, possède une autre caractéristique surprenante : il est très
jeune, puisqu’il existe seulement depuis le 22 mai 1990.
Depuis
l’Antiquité, il fut composé de multiples royaumes autonomes, relativement à
l’abri des convoitises des grandes puissances, ceci, jusqu’au développement du
commerce mondial. Sa position géographique faisait alors d’Aden, le grand port
du sud, une escale idéale sur la route des Indes. Le détroit de Bab al Mandeb
permettait, lui, de contrôler l’accès à la mer Rouge, peu important dans un premier
temps, mais qui devint vital à la construction du canal de Suez, en 1869. L’Empire
ottoman contrôlait alors, partiellement et sporadiquement, la partie nord du
pays et les Anglais, eux, la partie sud, en particulier le port d’Aden, dès
1880.
Union et
désunion du Yémen
En
1962, dans le nord du pays, un coup d’Etat renversa le principal royaume. Cette
partie devint la République Arabe du
Yémen, dirigée par Al Abdallah Saleh. La capitale était Sanaa et le régime
était pro-occidental. Le territoire de cet Etat, appelé communément le Yémen du nord, correspond à
« l’Arabie heureuse » favorable à l’agriculture.
En
1967, dans la partie sud, zone
désertique et beaucoup plus pauvre, une révolte contre les Britanniques donna
naissance à la République Démocratique
Populaire du Yémen (Yémen du Sud).
Ce régime à parti unique, soutenu par l’URSS, fut immédiatement combattu par
les monarchies du Golfe et les Occidentaux qui, par de multiples interventions
militaires, tenteront de le déstabiliser. Malgré ces agressions répétées, le
pays mit en place des réformes très progressistes dans cette région :
éducation universelle, santé gratuite, égalité Hommes/Femmes inscrites dans la
Constitution, code de la famille progressiste… Mais, économiquement, pour ce
pays constamment en état de guerre, ce fut un échec et c’est, exsangue, qu’il
entama les négociations d’union avec le Yémen du nord.
Arriva
ce qui devait arriver : en 1990,
naquit de cette union la République du
Yémen. Ses voisins terrestres sont l’Arabie Saoudite au Nord, Oman à l’est
et il a des frontières maritimes avec la
Somalie, Djibouti et l’Erythrée, par l’intermédiaire du golfe d’Aden et de la
mer rouge. Le nouveau président fut celui du Yémen du nord, Saleh, idem pour la
capitale, Sanaa. Cela créa immédiatement une rancœur des populations du sud,
qui se sentirent, à juste titre, quelque peu flouées. Malgré cela, les débuts
de l’union se passèrent plutôt bien. Une nouvelle Constitution fut
adoptée : système politique multipartiste, élections libres. Par contre,
la première grande décision de politique internationale qui fut de soutenir
l’Irak dans la guerre du Golfe, en 1991, lui attira les foudres des USA et de
l’Arabie Saoudite : la monnaie fut attaquée, dévaluée, et l’Arabie Saoudite
expulsa 1 million de travailleurs yéménites de son territoire.
En
1994, les anciens dirigeants du
Yémen du sud, exclus du
gouvernement, firent sécession et proclamèrent la République démocratique du Yémen, soutenus par l’Arabie Saoudite
qui ne voulait pas d’un Yémen unifié et
fort dans la péninsule. En juillet, l’armée yéménite reprit le contrôle du sud,
mais le bilan fut lourd : près de 10 000 morts et l’exil de nombreux
dirigeants de l’ex-Yémen du Sud. La réunification est à nouveau en place mais
l’histoire de la République du Yémen commence bien mal, d’autant plus que les
premières élections présidentielles (1999) mettent sérieusement en doute le
régime multipartiste puisque Saleh est élu avec 96.3 % des voix (en 1990, il
avait été nommé). Sa première mesure fait passer le mandat de 4 à 6 ans. En
fait, il restera au pouvoir jusqu’en 2011.
« Révolutions »
yéménites
Au
début des années 2000, la situation semble stable, le gouvernement fort et pas
très démocratique du « riche » nord domine le sud. Et pourtant, c’est
du Yémen du nord que vont venir les ennuis pour celui-ci. En 1962, lors de la
révolte contre la monarchie, le gouvernorat de Saada, région pauvre et enclavée
à la frontière avec l’Arabie Saoudite, avait soutenu la monarchie et, après sa
chute, le gouvernement yéménite du nord lui accorda une certaine autonomie. En
fait, elle fut laissée totalement à l’abandon et la misère s’y développa. Un
mouvement de contestation y vit le jour.
Une
branche de ce mouvement se tourna vers la lutte armée : les Houthis. Ils se réclament du
zaïdisme, une branche du chiisme ; leur devise est on ne peut plus
claire : « Dieu est le
plus grand. Mort à l’Amérique. Mort à Israël. Maudits soient les Juifs.
Victoire à l’Islam ». Les Houthis ne sont pas des enfants de chœur
mais, comme les talibans en Afghanistan, ils sont soutenus par une grande
partie de la population car ils se sont substitués à l’Etat qui l’avait
totalement abandonnée.
En
2004, de grandes manifestations font
peur au gouvernement yéménite, déjà aux prises avec des foyers d’insurrection
d’islamistes affiliés à Al Quaida. Il décide de frapper fort. Il intervient
militairement avec le soutien de l’Arabie Saoudite ; des centaines de
civils y perdent la vie ainsi que le chef houthi. Il sera enterré dans une
prison de peur que sa tombe ne devienne un lieu de recueillement. Les
populations civiles souffrent de l’utilisation de bombardements au phosphore
blanc par l’armée yéménite et se rapprochent encore plus des Houthis. L’Arabie
Saoudite envoie des hommes sur le terrain et, surtout, assure le blocus
maritime de la côte nord du Yémen pour que les Houthis ne soient pas
ravitaillés par l’Iran.
En
2011, quand le Yémen connaîtra, lui
aussi, son « printemps arabe », cette région du nord est
toujours incontrôlée par le gouvernement central. Le printemps yéménite sera
très suivi, surtout par les jeunes et les femmes, et toujours de manière
pacifique, malgré une répression forte (52 morts le 18 mars 2011). Les
participants réclament plus de démocratie, la fin de la corruption et de
meilleures conditions de vie. Sous la pression, Saleh quitte le pouvoir en
2012 ; il est remplacé par son 1er ministre, ce qui n’augure
pas de grands changements. 2 000 morts, 22 000 blessés, 1 000
personnes arrêtées, c’est le bilan de cette « révolution yéménite ».
Tempête décisive et Redonner
l’espoir : un fiasco
Les
Houthis profiteront de cette période trouble pour avancer vers le sud et, en janvier 2015, ils prennent la capitale
Sanaa, puis Aden. Ils contrôlent ainsi toute la partie riche du Yémen.
Pour
l’Arabie Saoudite, il est insupportable de voir des chiites contrôler le Yémen.
A partir de mars 2015, à la tête
d’une coalition de pays sunnites (Emirats Arabes Unis, Qatar, Maroc, Koweït…),
elle lance l’opération Tempête décisive, avec le soutien
des USA. L’objectif est, par une opération militaire très intense, de chasser
les Houthis vers le nord et de réinstaller le gouvernement yéménite. Les moyens
militaires sont très importants : 150 000 hommes, 200 avions de
combat, des navires… Du 26 mars au 21 avril 2015, la coalition mène en moyenne 120 raids/jour, pendant que la marine
bloque les ports. Le 21 avril, la coalition annonce la fin de l’opération qui
est un échec. Certes, les Houthis ont reculé dans le sud mais ils contrôlent
toujours le nord, en particulier Sanaa. Le bilan humain est très difficile à
connaître, mais les morts civils se comptent par centaines, victimes des combats,
mais aussi du blocus imposé par l’Arabie Saoudite.
Le
21 avril 2015, l’opération Restaurer l’espoir remplace Tempête décisive. On y retrouve la même
coalition, mais maintenant, soutenue par la vente d’armes et la formation,
entre autres, par le Royaume-Uni, le Canada, l’Allemagne et la France.
Depuis
cette date, cette opération s’est transformée en bourbier militaire où personne
ne prend l’avantage, et surtout, en une catastrophe humanitaire pour les civils
qui, en plus de la guerre, subissent, depuis 6 ans, le blocus imposé par la coalition avec l’aide de ses soutiens, dont la France. Profitant du chaos,
Daesh et Al Quaïda tentent de prendre poids dans la zone à travers des
attentats et autres exactions.
C’est
une situation dramatique pour la population : plus de 4 millions de
Yéménites ont été déplacés à l’intérieur du pays vers des zones plus sûres,
mais, aujourd’hui, tout le pays est en situation de guerre. 28 000
Yéménites ont fui leur pays. 20 millions de personnes (70 % de la population)
dépendent de l’aide humanitaire. Celle-ci étant très irrégulière, s’installent
alors des situations de famine. 80 % de la population vit sous le seuil de
pauvreté. Six années de guerre ont gravement endommagé routes, hôpitaux,
écoles… Le Yémen a vu revenir sur son territoire des maladies que l’on pensait
éradiquées, comme le choléra (500 000 cas, 3 000 décès) et, tout
comme ailleurs, le coronavirus s’est répandu. Il n’y a quasiment plus d’Etat au
Yémen et les fonctionnaires ne sont plus payés. Le Yémen connaît la pire crise
humanitaire actuelle.
La France,
complice
Cette
situation est souvent présentée comme la conséquence d’une guerre civile.
Certes, il y a bien un conflit entre les Houthis chiites et l’armée yéménite
(sunnite) mais c’est surtout une guerre de l’Arabie Saoudite qui ne veut pas
voir les Houthis diriger le pays, devenant ainsi un allié de l’Iran à sa porte.
L’Arabie
Saoudite a, ainsi, fait appel à tous ses amis pour se dissimuler derrière une
coalition, mais c’est bien elle qui mène le bal. Ce sont des bombes
américaines, britanniques, françaises qui tuent les civils yéménites. Barak
Obama, prix Nobel de la paix, a vendu pour plus de 115 milliards d’armes à Ryad
durant ses deux mandats. Il a utilisé des drones pour bombarder les populations
civiles, bien plus que ces prédécesseurs. La France n’est pas en reste :
elle a livré pour 1.4 milliard € de matériels de guerre à l’Arabie Saoudite et
300 millions aux Emirats Arabes Unis. Ces chiffres ne tiennent pas compte des
ventes de ces derniers jours (cf encart). Rappelons que l’ONU, par la résolution
2216 de 2015, a instauré un embargo sur les ventes d’armes aux Houthis, mais
pas sur celles de la coalition.
Dans
ce concours d’hypocrisie, la Suisse est parmi les meilleurs. Elle a repris ses
ventes d’armes à l’Arabie Saoudite en 2016, déclarant « qu’il n’y a pas de raison de supposer que ce
matériel soit utilisé dans les hostilités au Yémen » !
Jean-Louis
Lamboley, le 12.12.2021
Encart
Spécificité
française
C’est
le gouvernement, et lui seul, qui décide des ventes d’armes, le Parlement n‘a rien
à dire.
Amnesty International affirme que toutes les parties prenantes au conflit
(coalition, Houthis, Daesh, Al Quaïda) sont dans l’illégalité : attaques
aveugles, bombardements illégaux (hôpitaux, écoles, marchés), détentions
arbitraires, disparitions forcées, actes de torture, violences sexuelles,
entraves à l’aide humanitaire, ces agissements sont des crimes de guerre.
La France, par son soutien à l’une des parties en conflit, est
donc complice de ces crimes de guerre et du drame
humanitaire qui se jouent au Yémen. La récente visite de Macron aux Emirats
Arabes Unis et en Arabie Saoudite, notamment, avec les contrats d’armement
signés, montre que c’est loin d’être terminé. Les emplois « sauvés »
en France dans l’industrie de l’armement sont très chèrement payés par le
peuple yéménite.