Inde.
Victoire des paysans
Depuis
novembre 2020, la révolte paysanne contre la libéralisation du secteur
agricole, n’a cessé de s’amplifier jusqu’à obtenir, un an plus tard, une
victoire historique. Des centaines de milliers de paysans venus principalement des
Etats du Pendjab, de l’Haryana et de l’Uttar Pradesh, ont défié le gouvernement
d’ultra-droite du 1er ministre Modi ; ils se sont organisés de
manière remarquable pour tenir un siège
long d’encerclement de la capitale New Delhi. Les médias occidentaux n’ont pas
relayé du tout ce formidable mouvement. Contre quoi lutte-t-il ? Quelle
est sa force ? S’il peut crier victoire, pour autant, ne sera-t-il pas
vite menacé par les tenants de l’agrobusiness et de l’agro-alimentaire, amis de
Modi, cet ultra-libéral, nationaliste, très autoritaire ? Telles sont les
questions que nous nous sommes posées.
Les
paysans survivent pour la grande majorité sur de très petites exploitations, la
moyenne nationale est de 1 hectare. « Nous
sommes des paysans pauvres, nos parcelles sont si petites qu’il faut les
rentabiliser au maximum avec des engrais, des pesticides et donc prendre des
crédits. On vit au jour le jour. Sans les prix garantis, ce sera la fin pour la
grande majorité d’entre nous ». L’endettement des ménages
d’agriculteurs, en pourcentage de leur revenu annuel, est passé de 50% en 2003
à 61 % en 2013, sans compter leur endettement auprès de prêteurs non
institutionnels. Les plus pauvres ne peuvent rembourser leurs dettes, les taux
d’intérêt étant très élevés, pour ceux dont l’épargne annuelle par ménage est
de 27.20€ (1). Depuis la fin des années 1990, 300 000 paysans se sont suicidés.
Entre 1991 et 2011, l’Inde a perdu 15 millions d’agriculteurs (soit 2 000
personnes par jour) qui sont allés grossir les rangs des ouvriers sans terre
aux revenus misérables. En 2013, une famille paysanne de 5 personnes vivait, en
moyenne, avec 72€ par mois…
Avec
ses lois de septembre 2020, Modi veut abolir le système existant - issu de la
« révolution verte » des années 1960 – à savoir, la garantie des prix
pour les paysans achetant et vendant sur les mandis, marchés régulés par
l’Etat, les prix et volumes d’achat étant
encadrés par des prix minimum (MSP), notamment sur le riz et le blé. Autre
spécificité : les récoltes peuvent être achetées par l’agence alimentaire
nationale, pour soutenir les prix et constituer des stocks susceptibles d’être
redistribués aux populations les plus pauvres. Ce système est loin d’être
parfait car l’Inde ne compte que 6 000 mandis,
inégalement répartis sur le territoire et la corruption y est avérée :
pour nombre d’agriculteurs, soit le prix minimum pour leurs produits est trop
bas soit les mandis sont trop loin ou
inexistants dans leur région. Si ces subventions aux prix, couplées à des
subventions aux intrants (semences hybrides, engrais chimiques…) ont permis de
nourrir l’Inde, c’est au prix d’une hyperspécialisation agricole dévastatrice
pour l’environnement (incitant à la monoculture chimique du riz et du blé), laissant
des sols sans vie, des nappes phréatiques épuisées, des eaux polluées par les
nitrates, pesticides… et des agriculteurs endettés par des intrants et semences
industrielles pourtant subventionnés ». (2)
C’est
la raison pour laquelle la fronde est d’abord partie des agriculteurs des
régions céréalières, bénéficiant de ce système et revendiquant un
réinvestissement massif dans les mandis pour permettre aux paysans de sortir de
la misère grâce à des prix régulés, et pour développer la pratique d’une autre
agriculture, agro-écologique.
Les lois
« modites »
En
septembre 2020, Modi a fait voter au Parlement, trois lois qui ne visent
aucunement des objectifs de protection des paysans indiens, bien au contraire,
elles ouvrent largement les portes du marché agricole aux géants de
l’agroalimentaire, notamment. Les paysans en révolte l’ont bien compris et
l’ont exprimé sans détour, aux portes de New Delhi où les affiches « Mort à Modi », « Pendez Modi » côtoient les effigies,
brûlées en place publique, des deux milliardaires, Ambani et Adani, les
deux plus gros patrons de l’agroalimentaire, cristallisant le « capitalisme de copinage ». cf
encart
La
1ère loi dite de « promotion et de facilitation du commerce et
de l’échange des produits agricoles » autorise les agriculteurs à vendre
en dehors des mandis, promouvant
ainsi des « marchés alternatifs » plus concurrentiels. Les
agriculteurs du Bihar, qui l’ont expérimenté depuis 2006, sont à la merci des
commerçants qui fixent sans scrupule des prix encore plus faibles que sur les mandis. La 2ème loi « d’accord sur les prix » encourage
les contrats entre paysans et acheteurs, le paysan serait ainsi
« libre » de choisir où il veut vendre ! Que pèse-t-il face aux
géants de l’industrie agroalimentaire et de la grande distribution ? La 3ème
loi « d’amendement sur les produits essentiels » retire de la liste
des denrées soumises à régulation publique (huile, oignons ou pommes de terre),
afin « d’attirer les investissements privés dans la modernisation des
infrastructures de stockage ». Ces trois lois comptent également des
dispositions réduisant les possibilités de recours des citoyens auprès de
l’administration en cas de contentieux avec un acteur privé. Elles ne
s’attaquent pas aux coûts sociaux et environnementaux, ne se soucient pas des
travailleurs agricoles sans terre qui, selon les régions, représentent jusqu’à
un quart de la population active rurale (3).
Les paysans défient
Modi
Après
deux mois de mobilisation dans leurs Etats, constatant le refus du gouvernement
de retirer les lois modites, les négociations
sont dans l’impasse. Début décembre 2020, les paysans vont s’organiser pour une
longue lutte. Ils décident d’une grande marche vers la capitale et investissent
(non pas les ronds-points) mais les accès routiers de New Delhi. Soutenus par
le réseau des temples hindous et des lieux de culte sikhs, ils approvisionnent
les campements de vivres pour tenir longtemps, ravitaillés par des camions
depuis les Etats concernés. Le 8 décembre ils déclarent une grève générale,
bloquant les routes et chemins de fer. Ils sont soutenus par une dizaine de
syndicats de salariés, d’étudiants par de nombreuses unions agricoles, par
l’AICCTU (All India Central Council of Trade Unions – fédération syndicale en
Inde, proche du parti communiste de libération de l’Inde), par des mouvements
de femmes et même de commerçants et par l’opposition au Congrès (15 partis). « Je
n’ai jamais vu un tel mouvement social » dit le secrétaire général de
l’AICCTU. Par exemple, le camp installé entre l’Etat de l’Haryana et la
capitale s’étend sur une dizaine de kilomètres, sur l’autoroute. D’autres
points d’accès sont obstrués, encombrés de camions, de tracteurs et autres
citernes d’eau. La vie s’organise, les remorques se transforment en dortoirs,
les cuisines collectives, laveries, réserves d’eau, dispensaires… s’installent.
Des tribunes avec écrans géants et retransmission des prises de parole en direct
sur les réseaux sociaux sont mises en place… Face à une répression brutale du
gouvernement du BJP (parti indien du peuple), la solidarité s’amplifie, une
grève de la faim est menée, une campagne de boycott est lancée à l’encontre des
produits et services d’Ambani et Adani (les « amis » de Modi).
Cette
incroyable mobilisation est ignorée des médias indiens, sauf le Punjabi Tribune quotidien qui passe de
mains en mains sur les campements. « 90
% des médias sont inféodés à Modi et nous présentent comme des gens incultes
qui ne comprennent rien » déclare un paysan. Idem pour les télévisions qui ne sont pas les bienvenues et
c’est annoncé clairement : « médias
corrompus, propagateurs de fausses nouvelles » ne sont pas autorisés.
Quant aux médias occidentaux dominants, à part quelques articles, ils ignorent largement
ce formidable mouvement qui dure encore en ce 6 décembre 2021.
Une victoire
contre Modi. Un combat à poursuivre
Après
plus de 15 mois de mobilisations des paysans, le 19 novembre, le 1er
ministre Modi a dû s’incliner et accepter sa défaite en annonçant l’abrogation
des trois lois agricoles. Pour autant, les mobilisations et campements
subsistent, la promesse ne suffit pas aux paysans, ils attendent les actes et
se méfient de ce recul opportuniste du fait d’élections à venir dans certains
Etats, dont le Pendjab, l’Uttar Pradesh ; Modi a d’ailleurs annoncé son
recul le jour du Gurpurab, fête renvoyant à la naissance du premier Guru des Sikhs
(majoritaires au Pendjab) (cf encart). De même, il tient à faire oublier ce que
les paysans de l’Uttar Pradesh et du Pendjab, eux, ne sont pas prêts d’effacer,
la mort de 5 d’entre eux, écrasés par un gros véhicule SUV, qui aurait été
conduit par le fils d’un ministre. Les paysans ne veulent pas que la mort
tragique de 650 agriculteurs, tués au cours des manifestations, soit vaine.
L’émergence du mouvement des paysans a fait naître l’espoir d’un renouveau de la
politique de gauche qui, jusqu’ici n’a pas réussi à sortir de ses cocons
idéologiques obsolètes (4).
C’est
pourquoi les agriculteurs ne sont pas pressés de lever le siège aux portes de
New Delhi. Non seulement ils veulent que soient mises en acte les promesses de
Modi, mais encore que leur autre demande cruciale, la garantie légale d’un prix
de soutien minimum (MSP) pour leurs produits, soit satisfaite. Ils demandent
également que le gouvernement retire toutes les affaires pénales engagées
contre les manifestants. Les paysans ne lâcheront pas car ils savent que ce qui est en jeu, c’est leur terre.
Les lois modites font partie
intégrante d’une politique plus ample d’accaparement des terres, celle pratiquée
par les firmes agroalimentaires et les investisseurs financiers internationaux
vis-à-vis des Etats du Tiers Monde. Modi se situe dans cette politique de
restructuration néolibérale de l’agriculture indienne, pratiquée depuis 3
décennies, celle-là même qui conduit les paysans au suicide et les fait
disparaître. Les paysans refusent de se séparer de leurs terres car ils savent
qu’aucun autre moyen de subsistance ne la remplacera.
En
Inde, les droits de location sont l’héritage de luttes acharnées des paysans,
basé sur l’idée que ceux qui travaillent
réellement la terre ont un droit primordial sur ses fruits et non pas ceux
qui extraient des loyers sur la base de titres sur papier. C’est cette
revendication sociale que les partisans du néolibéralisme veulent effacer pour
permettre aux entreprises d’acquérir les terres. Le processus est déjà en
œuvre : ainsi, l’Etat du Karnakata a supprimé la loi agraire qui empêchait
l’acquisition directe de terres par des entreprises privées. Le gouvernement
indien, par ailleurs, a entrepris l’établissement de « titres de propriété
définitifs » en recensant toutes les terres (au moyen de drones) et en les
numérisant dans des registres fonciers. Au prétexte d’améliorer la situation
sociale des paysans, il ouvre la porte en grand aux firmes agroalimentaires et
investisseurs financiers internationaux, dans le droit fil des recommandations
de l’OMC, de la Banque Mondiale et du Forum économique mondial (regroupant
l’élite des entreprises transnationales). Pour eux, le secteur alimentaire garantit
la croissance à long terme. Il est, en ce sens, révélateur de constater que les
investisseurs milliardaires des Etats-Unis se sont tournés vers l’achat de
terres agricoles : le plus grand propriétaire individuel de terres
agricoles aux Etats-Unis est maintenant Bill Gates et Jeff Bezos (Amazon) n’est
pas loin sur la liste (1). Quatre géants du commerce des céréales
(Archer-Daniels-Midland, Bunge, Cargill et Louis Dreyfus - ABCD) dominent le
commerce mondial des céréales alimentaires et des oléagineux, rejointes par des
sociétés purement financières. Ils sont entrés dans le Tiers-Monde à la
recherche de produits exotiques à exporter et de marchés dans les pays pauvres.
Avec la fermeture des mandis et la diminution des achats officiels de céréales
alimentaires, les paysans ne pourront plus vendre leurs récoltes au prix de
soutien minimum. Que peuvent peser les paysans indiens face à ces géants dans la négociation des
prix ? Le marché des céréales sera ouvert aux importations des pays
développés par les grands négociants de l’ABCD. Les petits agriculteurs, quant
à eux, sont promis à l’extinction totale.
A
l’image des paysans indiens et de leur lutte contre le système prédateur
d’accaparement des terres, qui mène à la disparition des paysans, à la
destruction des terres par la culture intensive au détriment d’un modèle
agro-écologique, il s’agit bien d’un système mondial qui doit être combattu et
abattu. C’est le sens de l’appel à des actions de solidarité internationale,
lancé par 9 organisations (5)
Salut
aux paysans indiens et aux paysannes indiennes !
Mondialisons
la lutte, mondialisons l’espoir !
Odile
Mangeot, le 6.12.2021
(1)
alencontre.org
« Les Kisans ont raison : leurs
terres sont en jeu » février 2021
(2)
Reporterre
« En Inde, la révolte paysanne
révèle un système agricole dans l’impasse » 15.12.2020
(3)
Le Monde
Diplomatique, février 2021 « Révolte
sans précédent des paysans indiens »
(4)
déclaration du
parti Radical Socialist
(5)
La Via Campesina,
Alliance Mondiale des Peuples Autochtones Mobiles, Conseil international des
Traités indiens, Réseau international pour l’Agriculture soutenue par la
communauté, Marche Mondiale des Femmes, Coalition Internationale de l’Habitat,
FIAN international, les Amis de la Terre international, Fédération
internationale des mouvements d’adultes ruraux catholiques sur https://viacampasine.or/
Encart
Les Sikhs
Le
Gurpurab est le festival donné en l’honneur de la naissance ou de la mort d’un
des gourous (professeur/maître) fondateurs du sikhisme, religion monothéiste
née au 16ème siècle au nord-ouest de l’Inde. Son fondateur est Gurû
Nanak. Les sikhs ne reconnaissent pas le
système de castes et y sont opposés. Au 18ème siècle, ils ont été
réprimés par l’empire moghol puis pendant la guerre d’indépendance de l’Inde,
par les Anglais. Ils sont 21 millions en Inde, dont 80 % installés au Pendjab,
majoritairement ruraux. 20 000 vivent au Pakistan et entre 10 000 et
30 000 en France en Seine-Saint-Denis et plus particulièrement à Bobigny
où a été construit le plus grand Gurdwara (temple) de France.
Encart
Les amis de Modi
Mukesh
Ambani, l’homme le plus riche d’Inde et son compatriote milliardaire Gautam Adani,
la 2ème personne la plus riche d’Inde, sont à la tête de fortunes
colossales, respectivement 63 milliards€ et 23 milliards. Ils dirigent des
conglomérats familiaux qui se sont diversifiés dans l’agroalimentaire. Ambani
est directeur du groupe Reliance
Industries (73,8 milliards€ de chiffre d’affaires en 2019), spécialisé dans
la pétrochimie, la vente au détail, les télécommunications et le géant de la
grande distribution ; il est en train de mettre sur pied une plateforme de
commerce électronique, Jio, destinée à mettre en contact les millions
d’épiceries du pays avec le consommateur final.