Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


vendredi 28 janvier 2022

 

La pieuvre, le squale et le fakir

(éditorial de PES n° 79)

 

Cette rencontre improbable est tout à fait symptomatique de « notre » République. C’est celle de la 1ère fortune française, 5ème du monde, le blême Bernard Arnault, cette pieuvre aux longues tentacules luxueuses, du squale Squarcini, nageant en eaux troubles qui fut « l’espion du Président Sarko », et d’un petit lutin marchant sur les clous dressés pour protéger le richissime patron de l’industrie du luxe (LVMH) (1)

 

Le 1er était agacé des révélations du 3ème : liquidation-licenciement du textile Boussac, cupidité, évasion fiscale. Le second fut son homme de main. Le 3ème, malgré la surveillance dont il fut l’objet, provoqua un éclat de rire moqueur dans toute la France avec son film iconoclaste « Merci patron ! ».

 

La pieuvre, abhorrant les lumières médiatiques surtout lorsqu’elles sont sarcastiques, exhibant ses proies et sa luxuriance, décida de mettre fin aux agissements journalistiques de Ruffin le futé. Donner à voir ses coups tordus, son chiffre d’affaires de 13.5 milliards €, son 1.5 milliard de dividendes par an, son patrimoine de 100 milliards, c’était d’une indécence inqualifiable. Il s’en était entretenu avec Macron - qu’il avait propulsé - et s’en fut quérir le squale.

 

Ça tombait bien, ce dernier avait créé, dans sa retraite, une société de protection des puissants. Il avait de l’expérience depuis les affaires Clearstream et Bettencourt. Son cabotage fructueux, malgré une amende de 8 000€, lui conférait encore plus de prestige. Il s’en fut donc espionner le fakir, infiltrer ses amis, fouiller leurs vies privées afin de déstabiliser cette équipe « d’anarcho-situationnistes ». Pour parvenir à ses fins, le puissant requin possédait nombre de congénères haut placés : le n° 2 des écoutes antiterroristes, le directeur de la police de Paris et même la police belge… Tout cela relevait évidemment du trafic d’influence, d’atteinte à la vie privée et professionnelle des journalistes, du détournement des moyens de la police mise au service d’intérêts privés. Mais, bon ! Le  secret des affaires ne devait-il pas être bien gardé ?

 

Toute cette armada de protection n’empêcha guère l’espiègle Ruffin de pénétrer dans le saint des saints, l’Assemblée générale des actionnaires LVMH. Evitant les clous des robocops postés devant l’enceinte afin de protéger ce rassemblement des « gens bien nés », il parvint à s’y introduire avant d’être dégagé manu militari, tout en réussissant avec quelques complices à filmer la scène croquignolesque.

 

Cette affaire éclata dans toutes les salles de cinéma, pire, la plainte déposée par ce « gueux » de Ruffin était du plus mauvais effet. Il fallait blanchir la pieuvre blafarde, lui éviter les affres du pénal. Ça tombait bien, le petit prince Macron aidé de son acolyte d’antan, le sieur socialo Sapin, avait tout prévu : une loi, inspirée des USA, permettant de se soustraire au pénal. Le Parquet diligenté pouvait instaurer de son propre chef une transaction financière en infligeant une amende au contrevenant au profit non du plaignant mais de l’Etat. La procédure se voulait dissuasive, la peine prévue allant jusqu’à 30 % du chiffre d’affaires de l’entreprise incriminée ! En toute indépendance ( !) la justice mit au point une « convention d’intérêt public » (admirez la novlangue), LVMH devait s’acquitter auprès du Trésor Public de 10 millions €… soit… 0.02 % du chiffre d’affaires de cette industrie du luxe. Floué le Ruffin ( ?) s’indigna : 30 % ça représente 13.5 milliards ! Le landerneau ne vit que goutte, perdu dans les zéros. Pensez donc, pour le quidam, 10 millions, c’était une somme ! Les médias furent médiatiquement muets, préférant parler de quelques crimes crapuleux, du théâtre électoral et de l’angoissant Covid.

 

La « justice transactionnelle négociée » se fit sans Ruffin puisqu’elle concernait l’Etat. Toutefois, le squale et ses comparses n’étaient pas tirés d’affaire. Reste à l’appareil judiciaire à faire traîner les délais d’instruction, à « dépayser » plusieurs fois le tribunal saisi en dégageant des juges trop curieux et à choisir in fine, le moment opportun qui ferait le moins de vagues et se terminerait par du sursis…

 

Bref, ça n’a guère changé depuis la sentence de Jean de la Fontaine « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ».

 

GD le 26.01.2022  

 

(1)   voir plus loin Pour mieux connaître B. Arnault

 

 

 

 

un poème de Pedro

 

fourvoyé dans ses souvenirs

il ne savait plus si ses soucis

étaient le sujet ou l’objet

de son étonnement

 

il s’affolait

au point de se demander

s’il n’était pas devenu

le sujet de ses objets

voire

l’objet de ses sujets

 

il ne savait plus

s’il était un faux monarque

défendant la république

ou

un faux républicain

partisan de la monarchie

 

ne sachant pas comment

trancher la question

il hésitait entre devenir dictateur

d’une vraie république

et se faire roi de droit divin

 

dans le doute

il s’est fait sacrer

empereur

de droit financier

 

Pedro Vianna

Paris, 5.VII.2021

Tâtonnements

http://poesiepourtous.free.fr

 

Nous avons lu

 

Trop tard pour être pessimistes

Eco-socialisme ou effondrement

L’auteur, internationalement connu depuis la parution de son livre L’impossible capitalisme vert, traduit dans de nombreuses langues, récidive. Non seulement pour souligner la catastrophe climatique débutée avec ses désastres récurrents : mégafeux, sécheresses, inondations, réduction drastique de la biodiversité, processus d’extinction des espèces, stérilisation des sols par l’extension des monocultures et le recours aux engrais azotés et autres pesticides, pollution des rivières et de la mer, acidification des océans, déforestation et création de zoonoses favorisant, comme l’élevage concentrationnaire, l’apparition de nouveaux virus et leur transmission à l’homme. Mais à l’inverse de ceux qu’il désigne comme coupables, l’homme consommateur (anthropocène) il démontre que tout provient de la logique écocidaire de l’accumulation du capital. Elle correspond dans son ascension au recours au charbon puis au pétrole et à ses dérivés. Les avertissements n’ont pas manqué depuis 50 ans. Malgré les déplorations, les émissions de CO2 de 2019 ont dépassé de 60 % celles de 1992. Entretemps la couche de glace fond en Groenland et au pôle nord, ce qui n’empêche guère le Canada de relancer la production gazière et pétrolière. Quant aux pétroliers, ils prospectent sur la calotte glacière qui rétrécit. Le capitalisme vert au gré des COP a vu dans le dérèglement annoncé des opportunités de marché à saisir pour imposer de fausses solutions technologiques et marchandes.  La création d’un marché carbone n’est, en effet, qu’un droit à polluer assorti de compensations pour le moins discutables. On peut compter également sur la vision libérale partagée par nombre d’écologistes qui se font « les porteurs d’eau » du capitalisme vert. L’auteur prône pour éviter l’effondrement, un projet de société autogérée, anti-productiviste, afin de « produire moins mais mieux, transporter moins et partager plus ». Pour lui, c’est le combat du 21ème siècle qui n’aboutira pas sans le démantèlement des oligopoles dans les secteurs énergétiques, de l’agrobusiness, de la finance. L’éco-socialisme signifie, pour lui, planification démocratique des besoins, société égalitaire dépourvue de discriminations, extension de la gratuité dans les domaines du soin, de l’éducation, de l’accès à l’eau, du logement, de la mobilité… « Une course de vitesse est engagée entre le désastre et la conscience du désastre ». Il y a urgence à le lire. GD

Daniel Tanuro, ed. Textuel, 19.90€, 2020

Répression syndicale à La Poste Bordeaux. Ça ne passe pas.

 

« Nous sommes intervenus à la plateforme courrier de Bordeaux Lac où on a discuté avec le personnel pendant le temps d’habillement. Une responsable est venue nous demander de partir, nous reprochant d’avoir sorti les gens de leur poste, alors que les collègues avaient débauché. On était en dehors du temps de travail ». Deux postiers vont-ils être licenciés pour avoir exercé leur mission de délégués syndicaux ? C’est ce que pourraient encourir 2 représentants de Sud PTT. Ce genre d’accusation/intimidation se passe aussi dans le Calvados, les Hauts-t-Seine… « C’est le syndicalisme en général qu’ils attaquent si on ne peut plus aller voir les postiers et organiser la riposte des travailleurs. On sait qu’on est dans notre bon droit et qu’on est représentatifs des salariés, mais la direction joue avec les mises à pied et les délais très longs de la justice pour les contester ». Ce conflit social s’inscrit dans un « nettoyage » voulu par la direction de La Poste « en vue de parachever sa pleine privatisation et l’abandon progressif de l’acheminement du courrier ». « On supprime des emplois sous prétexte de la baisse de l’activité courrier alors que l’activité colis, rentable et en plein boom, on la donne aux facteurs sous-traitants, aux entreprises privées et aux autoentrepreneurs, payés à la tâche et qui ne font jamais grève ». Un appel à la grève nationale est en cours à la Poste où se prépare « un plan de sauvegarde de l’emploi pour mai 2023 », c’est-à-dire des suppressions de postes de facteurs, la fermeture de bureaux au prétexte de réorganisation territoriale s’adaptant à la baisse de fréquentation  de ses bureaux, en organisant la « mutualisation » du service postal avec des administrations municipales ou des commerces… Alors que l’entreprise a réalisé, en 2020, 2.1 milliards € de bénéfices

https://rue89bordeaux.com 

 

Ne bâillonnez pas les lanceurs d’alerte !

 

C’est l’appel d’une coalition de 36 associations et syndicats, face à une proposition de loi, visant à « améliorer la protection des lanceurs d’alerte ». Le texte, voté par le Sénat modifie celui de l’assemblée nationale et verrouille gravement le rôle des lanceurs d’alerte. Il évince, dans les motifs d’alerte, les menaces et préjudices graves pour l’intérêt général, retenant uniquement les  violations de la législation. Il durcit les possibilités de divulgation d’une alerte à la presse et réduit les chances qu’elle soit traitée. Les scandales comme celui de la Dépakine ou les dissimulations d’incidents de la centrale nucléaire de Tricastin, etc. ont été révélés grâce aux lanceurs d’alerte. Avec ce texte, le lanceur d’alerte prouvant des maltraitances animales, comme le broyage de poussins non rentables pour la filière, serait poursuivi pour intrusion dans une propriété privée. Il oblige les lanceurs d’alerte à rembourser la provision pour frais de justice s’ils n’obtiennent pas gain de cause, ce qui est particulièrement dissuasif. Il les prive, enfin, du bouclier que leur offrent les associations et syndicats, qui préservent leur anonymat et mobilisent des ressources dont ils ne disposent pas seuls. Les exemples de répression à l’encontre de Julian Assange, Edward Snowden, etc. au niveau international doivent nous lever contre les reculs pénalisant ceux qui se battent pour nos droits et libertés. Une commission mixte paritaire (7 députés, 7 sénateurs) doit se réunir pour un texte définitif Le Collectif de défense des lanceurs d’alerte reste vigilant. 

mlalerte.org ou snjcgt.fr 

 

« Grande Sécu ». Une entourloupe ?

 

« Il n’y a pas de fumée sans feu ». Ainsi, quand Macron, via Véran, son ministre de la santé, commande, en toute discrétion mi-2021, un rapport au Haut Conseil à l’avenir de l’assurance-maladie (HCAAM) sur l’articulation entre l’assurance maladie obligatoire (la Sécu) et les assurances complémentaires de santé (mutuelles, instituts de prévoyance et compagnies d’assurances), on se méfie. Déjà en 2016, Macron, ministre de l’économie, affirmait qu’il voulait redonner du pouvoir d’achat aux salariés : il supprimait, en 2018, les cotisations salariales « maladie » et « chômage ». En 2022, le même, préparant sa réélection à la présidence de la République, ressort le dossier, pour les mêmes raisons affichées : augmenter le salaire net des salariés et réduire les inégalités en matière de santé, ce qui inquiète à la fois les syndicats mais aussi les mutuelles et assureurs privés. Ce dossier, à peine dévoilé par des « indiscrétions journalistiques », fait se lever immédiatement les opposants à ce projet. Aussitôt, Véran crève le ballon d’essai envoyé. Il est impossible d’attaquer de front la Sécurité sociale, les Français y sont trop attachés.  Mais, le projet est là, prêt à être dégainé… dans la campagne présidentielle ? Qu’en est-il ?            

 

1 – Ce n’est pas une idée neuve

 

En 2016, Macron voulait « permettre à chaque Français de pouvoir vivre plus dignement de son travail » et donc « diminuer l’écart entre le salaire brut et le salaire net ». Arrivé au pouvoir, il n’augmente pas le SMIC ni le point d’indice de la fonction publique, il supprime les cotisations salariales maladie et chômage… pour les remplacer par une augmentation de la CSG (contribution sociale généralisée). Ce faisant, il rompt avec le système « contributif » dit bismarckien (créé dans les années 1880), basé sur l’assurance du travailleur qui finance avec son employeur sa protection au moyen de cotisations proportionnelles à son salaire, et préfère le modèle beveredgien (conçu pendant la guerre par le gouvernement britannique), faisant porter le financement par l’ensemble de la population, par l’impôt. Une vingtaine de milliards d’euros furent ainsi transférés sur la CSG qui augmente de 1.7 point, sans qu’il y ait eu de mouvements sociaux suffisants pour s’opposer fermement à ce « glissement », voulu par ceux qui, au pouvoir ou proches du pouvoir, « détricotent », par petites touches, les conquis de la Résistance, et notamment le système de solidarité en matière de santé, à l’image du sort qu’ils ont réservé à l’assurance-chômage et de celui qu’ils préparent aux retraites.

Bien avant Macron, Jospin avait déjà fortement diminué la cotisation maladie pour la basculer sur la CSG. La  proposition politique est la même : financement par l’impôt, présenté comme du pouvoir d’achat supplémentaire pour les salariés, oubliant au passage d’en décrire les conséquences, et notamment une forme d’étatisation de la Sécu, écartant de la gestion les représentants des salariés et les syndicats.

 

Les détracteurs de la Sécu de 1945 évoquent la complexité de ce système à deux étages : l’assurance-maladie obligatoire gérée par la Sécurité Sociale et la prise en charge de ce que ne rembourse pas la Sécu, par des mutuelles, assurances privées… Il faut « simplifier le système », « faire des économies », « gagner du temps dans le traitement des dossiers, rendre les remboursements plus égalitaires, éviter que les cotisations soient dilapidées dans la publicité des compagnies d’assurances », etc… Que de bonnes intentions ! Les opposants à cette reprise en main par l’Etat sont sur la défensive : les syndicats, constatant que le système de solidarité a du plomb dans l’aile, et les mutuelles craignant que leur marché s’amoindrisse, voire disparaisse ; ils dénoncent l’étatisation et la disparition d’une gestion « paritaire »… qui ne l’est déjà plus.

 

2 – La Sécu, corsetée par des  contre-réformes successives

 

La construction du système de Santé avec la Sécurité sociale qui prend en charge 80 % des dépenses de santé et les mutuelles, assurances, institutions de prévoyance, qui couvrent ce que le régime de base ne rembourse pas est le résultat du compromis qu’ont dû faire les fondateurs de la Sécu, face aux mutuelles qui existaient. Pour rallier la Mutualité (15 millions d’adhérents) au régime général, ils décidèrent de confier au privé le reste à charge (le ticket modérateur), environ 20 % de l’ensemble des dépenses. Les ordonnances de 1945 avaient « traumatisé » les patrons qui rejetaient l’idée de la cotisation et les tenants du capitalisme qui voyaient leur échapper le  produit juteux qu’était la gestion des assurances. Ils n’auront de cesse de vouloir détruire ce système de solidarité dans lequel ils n’étaient pas conviés.

 

Depuis la création de la Sécu, ses trois grands principes fondamentaux n’ont cessé d’être « grignotés » :

-        uniformité et égal accès aux soins pour tous

-        solidarité : mutualisation des risques entre tous les bénéficiaires : chacun cotise selon ses moyens et est pris en charge selon ses besoins.

-        autonomie budgétaire et gestion démocratique : les assurés gèrent la Sécu, y élisent leurs représentants  

 

Dès 1947,  la loi Morice interdit à la SS de créer sa propre complémentaire mais elle permet à des mutuelles de la fonction publique (MGEN par ex) de gérer, par délégation, l’assurance maladie obligatoire.

 

Dès le début des années 1960, l’Etat prend des mesures restreignant l’autonomie de la Sécu. Elles sont administratives, comme la prise en main, en 1960, du prélèvement des cotisations par l’URSSAF, sous la houlette de directeurs de caisses sortant de l’Ecole nationale de la SS, une sorte d’ENA de la SS. En 1967, l’Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS) voit le jour : elle chapeaute les caisses toujours gérées paritairement : la loi de 2004 lui supprime tout pouvoir et le transfère à l’Union nationale des Caisses d’Assurance maladie : la direction est nommée par le gouvernement, les représentants des salariés n’ont plus qu’un rôle consultatif. De fait, c’est depuis 1967, par l’instauration du paritarisme, que l’Etat a mis fin aux élections des représentants des cotisants et fait entrer le patronat  dans la gestion.

 

Un autre pilier du système de solidarité est son autonomie budgétaire : elle permettait à un secteur excédentaire de la Sécu de compenser un secteur déficitaire. Cette disposition est annihilée en 1967 quand l’Etat décide de créer les branches maladie et vieillesse, en complément de la branche « famille » ; il exige que chacune soit à l’équilibre budgétaire.

 

L’assurance-maladie est la branche la plus fortement déficitaire du fait de l’évolution des prestations couvrant de secteurs nouveaux. En 1980, le 1er ministre R. Barre crée le secteur 2 permettant aux médecins de rester conventionnés avec la SS tout en ne respectant pas les tarifs opposables mais en pratiquant des honoraires libres « avec tact et mesure » (aujourd’hui plus de 50 % des spécialistes y adhèrent). Les conséquences de la crise de 1973 et le chômage de masse amoindrissent ses recettes en cotisations et l’Etat ne comble plus par voie de dotations ou de reprise du solde négatif au sein de la dette du Trésor. Apparaît le « fameux trou de la Sécu », la dette sociale que le plan Juppé de 1996 externalisera, en créant la CADES (Caisse d’amortissement de la dette sociale) et la CRDS – contribution au remboursement de la dette sociale – nouvel impôt pour combler le « trou » - pendant que la CADES est autorisée à emprunter sur les marchés financiers ! (1) Juppé donne le coup de grâce à l’autonomie budgétaire de la Sécu : en 1996, l’Etat reprend la maîtrise et signe avec chaque caisse des conventions d’objectifs et de gestion pour 4 ans ; il établit chaque année le projet de Loi de Finance de la SS (PLFSS), voté par l’Assemblée nationale ; il décide des dépenses, des déremboursements, des recettes traduits dans l’Objectif National de Dépenses d’Assurance-maladie (ONDAM).

 

Le fonctionnement de la Sécu est à l’opposé de ce qu’il fut en 1945. C’est l’assurance maladie qui doit s’adapter au budget et non les besoins des assurés qui se traduisent dans le budget.  Entretemps, Rocard aura créé la Contribution Sociale Généralisée (CSG) en 1990, finançant la Sécu par l’impôt ; aujourd’hui, cela représente le quart des recettes de la Sécu. Ainsi, sans annonce brutale pouvant faire descendre les opposants dans la rue, la Sécurité Sociale de 1945 a été vidée de son « âme ».    

 

 La politique de réduction des dépenses publiques a entraîné une baisse continue des prestations avec l’instauration du forfait hospitalier, de déremboursement des médicaments dits « de confort » ou « à faible efficacité », le forfait pour les consultations médicales… et le tout récent forfait urgences (19.61€) lorsqu’il n’y a pas hospitalisation. Par contre, aucun contrôle des prix des médicaments n’est exigé, l’assurance maladie paie sans décider ni de la production, de leur utilité, ni du prix de vente. Ce secteur de dépenses devrait plutôt relever de la politique industrielle et du budget crédit/recherche ! Les multinationales du médicament peuvent dire « merci à la Sécu ! ».

En ce qui concerne les recettes, les choix politiques vont à la réduction ou à la suppression des cotisations, ou encore aux exonérations des cotisations patronales (non compensées par l’Etat). La palme, en la matière, revient à Hollande et Macron avec le CICE – Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi = 40 milliards d’euros d’exonérations.

 

La privatisation est en marche. Le capital s’en lèche les babines. Il s’impatiente ! Cela fait si longtemps qu’il attend. Déjà en 2017, les candidats aux élections présidentielles demandaient la baisse des dépenses socialisées pour accroître celles relevant des contrats auprès du privé. B. Hammon (PS à l’époque) préconisait « une Sécurité Sociale universelle » pour faciliter l’accès des complémentaires à tous ! Il introduisait le loup dans la bergerie, oubliant la loi de 2013 dite de sécurisation de l’emploi, instituant l’Accord national Interprofessionnel, approuvée par le patronat et les syndicats (sauf CGT et FO) qui rendait, entre autres, les complémentaires obligatoires dans toutes les entreprises. Rappelons (encore) que c’est Fabius, en 1985, qui fit adopter un nouveau code de la Mutualité entérinant l’entrée des compagnies privées dans le domaine de la Santé.

 

Que reste-t-il de la Sécu de 1945 ? Les inégalités de soins ne font que s’amplifier du fait de l’augmentation régulière du reste à charge, remboursé par les assurances complémentaires que tous ne peuvent se payer.

 

Y’a un pognon de dingue à se faire !

    

3 – Oui à la grande Sécu… mais laquelle ?

 

Pour établir une vraie Sécu à  100 %, il faut lever deux écueils, et pas des moindres : suppression des assurances complémentaires et du secteur 2 autorisant le dépassement d’honoraires. Une grande Sécu, élargissant le périmètre des soins remboursés par l’assurance maladie obligatoire, signerait la fin de cette médecine à deux vitesses. Encore faudrait-il bien cerner ce qui relèverait de la Sécu ou non. Il faut donc être vigilant sur les annonces fanfaronnées dans les médias, comme celle du plan 100 % Santé relatif aux lunettes, appareils dentaires ou auditifs, il fallait comprendre 100 % sur les modèles « bas de gamme » ! Quant aux dépassements d’honoraires, le gouvernement ne prend pas le chemin de les restreindre, encore moins de les supprimer, au contraire, dans le Ségur de la Santé, il prévoit la possibilité d’étendre l’activité privée libérale des praticiens hospitaliers, dans l’objectif affiché de retenir les médecins dans l’hôpital public.

Dans les 4 scénarios posés par le HCAAM, aucun n’envisage la vraie Sécu 100 % pour un panier de soins et de prévention solidaire, sans dépassement d’honoraires, donc, sans assurance complémentaire, celle-ci pouvant exister pour les prestations ne relevant pas de la solidarité. Pourquoi avoir lancé cette étude si ce n’est pour l’utiliser, pas dans l’immédiat… mais ?

 

Il est urgent de ne pas ignorer ce rapport pour les défenseurs d’une vraie grande Sécu. La Sécu de 1945 est déjà bien décharnée. Est-il possible de lui redonner ses caractéristiques initiales ? Il faut, en effet, compter, aujourd’hui, avec les engagements internationaux, ceux de l’OMC, l’Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS), stipulant que tout service public autorisant la présence de gestionnaires privés, est destiné à être privatisé. En matière de santé, du fait de l’existence des assurances Santé privées, des hôpitaux privés, des laboratoires pharmaceutiques, tout est destiné à être privatisé totalement.

 

L’autre élément extérieur est la propriété intellectuelle des médicaments. L’accord de l’OMC sur les droits de propriété intellectuelle (ADPIC) a retiré aux Etats leur souveraineté en matière de production et de vente des médicaments. La crise sanitaire actuelle le démontre : les firmes pharmaceutiques internationales sont les propriétaires des brevets sur les médicaments et ne sont pas prêtes à lâcher ce privilège. D’ailleurs, faibles sont les voix politiques qui demandent la levée des brevets au profit des Etats pauvres qui ne peuvent acheter les traitements pour leurs populations. Entrée interdite : propriété privée !

 

Difficile de croire à la sincérité du gouvernement lorsqu’il affiche vouloir une « grande Sécu » sans en préciser les limites. Outre l’OMC à renier (ou à lui désobéir), revenir à la Sécu initiale prenant en charge 100 % des soins, doit compter avec la suppression des Mutuelles qui se situent désormais sur le marché de la concurrence. Alors qu’à l’origine le mouvement mutualiste voulait s’en extraire, il est « tombé dans la marmite du marché ». La MGEN - mutuelle générale de l’Education nationale - par exemple,  appartient au groupe Istya et investit en Chine. Les assurances complémentaires sont incitées à segmenter leur clientèle et à présenter des contrats-types mis en concurrence pour faire baisser les prix, comme les contrats dits « solidaires et responsables » limitant les remboursements, ce qui peut les pousser à « négocier » avec les professionnels de santé pour qu’ils acceptent de réduire ou choisir certaines prescriptions ! Les assurances complémentaires ont collecté, en 2019, quelque 38 milliards € de cotisations au titre de leur activité Santé.

 

Pour conclure

 

Pour faire revivre l’esprit de 1945 dans la Sécurité Sociale du 21ème siècle, universelle, avec une seule caisse, les mêmes droits pour tous, un panier de soins maximal et non réduit, financée par les cotisants et gérée par leurs élus, il faut désobéir à l’OMC, supprimer les assurances privées, mutuelles incluses. Sinon, le Capital risque d’installer un système à 3 vitesses : la couverture des gros risques par la Sécu avec une prise en charge pour les pauvres (Aide à la Complémentaire Santé), une couverture plus ou moins importante grâce à la complémentaire et une sur-couverture pour les plus favorisés.

 

Ils sont peu les candidats aux futures présidentielles (hormis, pour l’heure, NPA et LFI) à détailler ce qu’ils entendent par « une vraie Sécu à 100% » ; ils se divisent sur l’existence ou non des mutuelles. Mais, sans mouvements sociaux dans la durée, ils ne vont guère peser dans la balance. Le rapport  sur la grande Sécu, version Macron/Véran est rangé dans un tiroir. Il faut le combattre dès aujourd’hui en le dévoilant pour que toutes et tous s’en emparent pour proposer des alternatives. Demain, il sera trop tard.

 

Odile Mangeot, le 21 janvier 2022  

 

(1)   cf PES n° 58 (novembre 2019)

 

Sources : Thierry Rouquet (membre de l’Ardeur, association d’éducation populaire politique), Martine Bulard  (le Monde diplomatique avril 2017), André Grimaldi

 

Liaisons dangereuses

Après avoir quitté le ministère de la Santé, Agnès Buzin rejoignait, le 4 janvier 2021, le cabinet du directeur général de l’OMS, TA Ghebreyesus, ministre de la Santé de l’Ethiopie (2005-2012), puis membre du CA du GAVI (Alliance pour les vaccins) affirmant « développer des méthodes innovantes pour élargir la vaccination contre certaines des maladies les plus mortelles ». Le 29 sept 2020, le CA de GAVI a désigné son nouveau président, José Manuel Barroso, 1er  ministre du Portugal (2002-2004) et président de la Commission européenne (2004-2014), au nom de laquelle il est président non exécutif de Goldman Sachs international. L’un des financeurs du GAVI est la fondation Bill et Melinda Gates, que l’on retrouve en 2ème place des contributeurs de l’OMS, où il pèse pratiquement le même poids que les Etats-Unis. Lionel Astruc, dans L’art de la fausse générosité, la fondation B et M Gates, démontre que Bill Gates est surtout « généreux avec l’argent des autres, avec des ressources dont on prive les Etats via l’évasion fiscale. Le montant de l’évitement fiscal est souvent supérieur à ce qui est donné par la fondation, elle-même adossée à un fonds d’investissement qui finance les causes mêmes de la pauvreté et du pillage des ressources… » Thierry Rouquet

Et il n’a pas encore reçu la Légion d’honneur ? ndlr

 

Ils, elles luttent

 

« On envahit l’aéroport du Bourget ! »

 

Le 21 janvier, plus de 70 activistes d’Attac France, d’Extinction Rebellion et d’Alternatiba Paris ont investi le tarmac de l’aéroport d’affaires du Bourget. Objectif : dénoncer l’indécent  enrichissement des ultra-riches pendant la crise sanitaire et les conséquences de leur mode de vie sur le climat ! Si l’argent des ultra-riches ne ruisselle pas, leur pollution, oui ! Les jets privés connaissent un nouvel âge d’or. Possédés en moyenne par des fortunes qui s’élèvent à 1.3 milliard €, 10 fois plus polluants que les avions de ligne, ils ont vu leur usage augmenter de 20 % en un an. Ce boom est lié aux voyages d’affaires ou de loisirs des milliardaires et à des portefeuilles qui débordent : Oxfam révélait en début de semaine que les grandes fortunes françaises ont accumulé 236 milliards€ supplémentaires pendant la crise sanitaire ! Une minorité de grandes fortunes fait ainsi sécession en utilisant un moyen de transport exclusif, extrêmement polluant, sur des trajets qui comportent tous des alternatives. Ils compromettent ainsi le bien commun grâce à un enrichissement indécent, symptôme d’une injustice fiscale qui perdure. Attac va continuer de maintenir la pression dans les semaines à venir pour imposer le sujet fiscal dans la campagne électorale et défendre des revendications à la hauteur des inégalités abyssales qui se creusent chaque jour un peu plus. L’égoïsme des ultra-riches n’est pas une fatalité. Les pouvoirs publics ont le devoir de réagir.

Communiqué du 23 janvier 2022 sur https://france.attac.org

 

D’où vient ? Où va l’Allemagne fédérale ?

 

Pour tenter de mesurer si l’arrivée au pouvoir de la coalition Arc-en-ciel, succédant à l’ère Merkel, est porteuse de changements, un retour sur la reconstruction de l’Allemagne s’impose. Sur quelles réalités reposent les mythes, tant vantés, du modèle allemand, de la « cogestion » instituée, du couple franco-allemand ? Qu’en est-il aujourd’hui ? En tout cas, longtemps occultées, les purges successives font partie des spécificités de la République fédérale, tout comme l’ordo-libéralisme. Le tournant libéral austéritaire conduit par Gerhard Schröder, ce personnage « social-démocrate » devenu PdG d’une filiale de Gazprom, a modifié la donne, tout comme la réunification-absorption de la RDA et le rôle joué par cette puissance au sein de la construction européenne. Dans le cadre de cet article, l’on omet de souligner les rapports et contradictions externes, susceptibles de bousculer l’hégémonie allemande sur le continent européen. Il conviendrait de les analyser dans le contexte conflictuel du déclin de l’impérialisme US, de la prégnance de l’OTAN, des prétentions de la Russie poutinienne, de l’extension marchande de la Chine… autant de facteurs perturbateurs vis-à-vis de l’alliance des « sociaux- démocrates », des Verts avec les libéraux du FDP. On s’en tiendra donc à certaines spécificités internes de la société allemande souvent méconnues ou minimisées.

 

1 – Constitution de la RFA au sortir de la 2ème guerre mondiale

 

L’Allemagne de l’ouest, occupée par les « alliés », dirigée par les « démocrates-chrétiens » s’est vu imposer la loi fondamentale qui, à la différence d’une Constitution, n’a jamais été discutée, ni votée. Cette démocratie anti-extrémiste limite la liberté d’expression : il ne peut être question de critiquer, de remettre en cause l’organisation de l’Etat, « l’abus » de jugement à cet égard est condamnable. Justifiée dans l’optique de défaire les entreprises de l’emprise nazie, elle est restée sans effet sur la présence de nazis au sein de l’appareil d’Etat. Seuls les hauts dignitaires furent l’objet de poursuites et de condamnations. D’ailleurs, les nationalisations, un temps envisagées, furent abandonnées face au veto des Etats-Unis. La guerre froide allait permettre de donner la mesure à l’obligation de se soumettre à la loi fondamentale. Par décret, Adenauer impose l’exclusion des communistes de la fonction publique. En 1956, la Cour de Justice de Karlsruhe met hors la loi le KPD (parti communiste d’Allemagne). Enquêtes et poursuites sont engagées auprès de 500 000 personnes, des dizaines de milliers d’amendes sont prononcées ainsi que des peines de prison fermes ou avec sursis. Le SPD lui-même est visé, en particulier son organisation de jeunesse (les Jusos). En 1959, il se soumet, lors de son congrès de Bade-Godesberg, au modèle allemand et proclame sa démarxisation.

 

La loi fondamentale est de fait une Constitution économique, bien différente du keynésianisme, qui, lui,  introduit la nécessité de redistribution sociale et de moyens permettant de juguler la finance rentière. En RFA, dans une société anesthésiée, la démocratie chrétienne impose l’ordo-libéralisme. Son inspirateur est un économiste nazi blanchi, Alfred Müller-Armack. Est mise en œuvre une économie de type corporatiste, régie par des procédures et des normes ; prévaut le principe de libre concurrence non faussée (1956) pour éviter la (re)constitution d’oligopoles ; les syndicats sont intégrés dans le « compromis social » avec le patronat, l’Etat étant cantonné à produire des règles. Ainsi est assurée la dépolitisation des enjeux économiques et sociaux au profit proclamé de la reconstruction dans le cadre du Plan Marshall, de la soumission à l’Alliance atlantique et à l’OTAN. L’abandon de la souveraineté monétaire est institué par les prérogatives dévolues à la Bundesbank. Quant aux services publics, contrairement à d’autres pays européens, ils sont réduits au strict nécessaire.

 

De 1966 à 1969, la grande coalition entre le SPD et la démocratie chrétienne stabilise d’une part le « modèle allemand » qui conduira à son exportation dans toute l’Europe sous la forme de l’Acte Unique (1986) puis du Traité de Maastricht (1992). D’autre part, les soubresauts de mai 68 susciteront une évolution en matière de mœurs, rejetant pour partie les trois K (Kinder, Küche, Kirche) conservateurs de soumission des femmes. Mais, dans le même temps, une purge violente étouffera les aspirations turbulentes de la jeunesse.

 

2 – Des années 1968-1970 à l’unification allemande

 

Les années 68 sont, en effet, marquées par une crise structurelle de la jeunesse dans une formation sociale caractérisée par l’intégration de la classe ouvrière qui, contrairement à la France ou à l’Italie, restera passive. Le radicalisme étudiant s’est nourri d’anti-impérialisme, de Tiers-mondisme (guerre du Vietnam) de pacifisme (fusées Pershing dirigées contre l’Union soviétique, course aux armements) ainsi que d’une opposition à la société dite de consommation. Cette volonté manifeste de secouer la société conservatrice est également stimulée par la découverte du passé nazi des parents de la jeunesse en effervescence et par son opposition aux pesanteurs hiérarchiques et paternalistes.  Après l’assassinat du leader étudiant Rudi Dutschke (Ligue des étudiants socialistes  d’extrême gauche), l’impasse de cette mobilisation conduira la frange la plus radicale au « terrorisme » de la « Bande à Baader », tout en provoquant une purge réactionnaire de grande ampleur.

 

Sous la coalition SPD-DC (Willy Brandt, Helmut Schmidt), le décret de février 1972 déclare ennemis de la loi fondamentale tous ceux qui se sont insurgés contre l’Etat. Des interdictions professionnelles sont prononcées, des enquêtes sont diligentées, 2.5 millions de dossiers de fonctionnaires sont examinés, nombre d’entre eux sont exclus sur la base de leurs comportements, opinions, lectures marxistes ou simple appartenance à une organisation critiquant la loi fondamentale. Sont concernés des agents administratifs, des instituteurs comme des universitaires ou membres de l’appareil d’Etat, y compris ceux appartenant à l’aile gauche du SPD. Face à cette véritable hystérie antisubversive, très peu d’intellectuels protesteront mis à part quelques écrivains (Heinrich Böll) et cinéastes (Fassbinder). Néanmoins ce déchirement sera suivi d’un « relâchement » culturel : un travail de mémoire sur le judéocide sera entrepris pour régler les comptes avec le passé nazi et la place des femmes dans la société  sera requestionnée.

 

Toutefois, avec la réunification-absorption de la RDA en 1990, sur fond d’effondrement de tout esprit critique et de révélations sur la réalité liberticide des régimes dits soviétiques, une vague d’épuration va être menée. Au grand dam de tous ceux qui avaient cru, surtout à l’Est, à l’institution d’un socialisme démocratique. La purge ne se limitera pas aux membres de la STASI ou du Parti-Etat de l’Est. Il n’y aura pas de consultation du peuple, ni de nouvelle Constitution mais un démembrement de la RDA, y compris des milieux intellectuels : les 2/5ème des personnels des centres universitaires à l’Est furent licenciés et selon les estimations, 120 000 à 250 000 chercheurs, tant dans les domaines industriels que de la recherche académique, furent exclus. A l’ouest, les intellectuels critiques de l’école de Francfort (Horkheimer, Habermas, Honneth) avaient subi une normalisation les rendant progressivement aphones. Bref, les années 77 à 82 furent marquées avec Helmut Kohl par une droitisation sécuritaire, antiterroriste et anticommuniste. L’effondrement de l’URSS allait ensuite permettre l’extension de l’hégémonie allemande sur les pays de l’Est de l’Europe et ce, dans le cadre de la globalisation financière qui s’annonçait.   

 

3 – De Gerhard Schröder à Angela Merkel

 

Avec le SPD au pouvoir, en alliance avec les Verts, l’on assiste à une inflexion de l’ordo-libéralisme. Le mythe de la cogestion s’effrite sous les coups de boutoir de la globalisation financière afin d’assurer l’hégémonie allemande sur le continent européen : institution d’une épargne-retraite personnelle (fonds de pensions) assortie d’une baisse des retraites collectives. Baisse des impôts des riches et des entreprises ; blocage des salaires, lois Hartz (du nom du syndicaliste ( !) et DRH de Volkswagen) permettant le recours massif à l’intérim, réduction de la période d’indemnisation de chômage (12 mois au lieu de 32) , institution des petits boulots à 400€/mois sans cotisations donc sans droit à pension ; obligation pour les chômeurs de longue durée d’accomplir des tâches dites d’intérêt général (à 1€ de l’heure), suppression des services (centres sociaux, bibliothèques…). Ce pays par cette rafale de contre-réformes s’exhibe en champion de la concurrence sociale et fiscale tout en recourant aux délocalisations et à la sous-traitance dans l’Est de l’Europe. Sa puissance industrielle (automobiles, machines-outils) se matérialise dans ses exportations (23.7 % du PIB en 1995, 51.9 % en 2012). Son revers est le développement de la précarité : les mini-jobs à 400€ concernent 4.8 millions de personnes en 2012 ; 45 % des femmes sont à temps partiel contraint. La marginalisation de la jeunesse, la faible natalité et par conséquent le vieillissement de la population fragilisent le modèle allemand qui avec l’Union européenne a tendance à s’exporter sur le continent. Les Verts, d’extra-parlementaires  en lutte contre le nucléaire, se normalisent en tant que parti et se transforment même en boutefeu lors de la guerre en ex-Yougoslavie et ce, au nom des Droits de l’Homme (Joschka Fischer fut ministre des affaires étrangères sous Schröder).

 

La « gauche » ayant fait le sale boulot, la droite revient au pouvoir dans le cadre consensuel d’une grande coalition. Avec Merkel le maternalisme s’instaure « (Mutti »). Sous la forme d’un immobilisme apparent, des inflexions idéologiques vont tenter de corseter les réactions dites négatives de la population surtout après l’accueil d’un million d’immigrés en Allemagne. La lutte des classes, les révoltes, le racisme et l’homophobie sont définis comme des pathologies sociales résultant d’un déficit de reconnaissance individuelle, faute d’interactions sociales suffisantes. Les inégalités sont analysées comme un manque de performance et de rendement individuel justifiant ainsi l’ordre moral de la compétitivité et de la flexibilité. Mises à part la résurgence de l’extrême droite (AFD, NPD) et une crispation nationaliste, l’on assiste à une acceptation résignée du régime reposant sur la dépolitisation instituée et la marginalisation de die Linke, cette gauche résultant de la fusion d’ex-sociaux-démocrates, de syndicalistes déçus et d’ex-communistes de la RDA défunte. Toutefois, la mondialisation financière sur fond de déclin de l’empire US a fait surgir des blocs de puissance s’affrontant dans la conquête de marchés et des nationalismes aigris face à la tutelle allemande à l’Est comme au Sud de l’Europe. La dépendance de l’Allemagne vis-à-vis des produits chinois et du gaz russe renforce les difficultés d’obtention du consensus toujours recherché. Va-t-on assister à un cycle de turbulences et de crises ?

 

4 – La coalition Arc-en-ciel peut-elle se briser ?

 

Contre toute attente, malgré le désaveu du SPD lors des années Schröder, la CDU de Merkel a été battue donnant naissance à un être hybride qui peut se fracasser sur les contradictions externes et internes.

Si la coalition SPD, Verts et les libéraux du FDP entend conforter le leadership de l’Allemagne, elle est désormais confrontée à des réalités qu’elle ne maîtrise pas. Economiquement ses liens privilégiés tant du point de vue des exportations que des importations sont chinoises, sa dépendance au gaz russe est indéniable surtout depuis la fermeture des centrales nucléaires et son engagement à fermer ses centrales au charbon.

Olaf Scholz, très social-libéral, doit composer avec son ministre des finances FDP qui refuse tout nouvel impôt sur les actifs financiers et industriels. La recherche de l’équilibre budgétaire reste un dogme et ce, dans le contexte de retour de l’inflation. L’austérité doit être maintenue même si l’on concède qu’il faille réaliser des investissements importants dans les nouvelles technologies pour renforcer encore la compétitivité de l’Allemagne. Sur fond de retrait de l’engagement militaire US en Europe, la coalition refuse d’assurer « l’Europe de la défense » malgré les pressions françaises intéressées par son industrie d’armement. Tout doit passer par l’OTAN y compris les fournitures militaires US ; pas question d’augmenter les dépenses militaires. Pire pour Macron, il est envisagé de retirer les instructeurs militaires du Mali. Quoique ?

 

Les Verts qui occupent par leur ministre le poste des Affaires étrangères répandent leur moralisme contre « l’adversaire systémique » chinois  au nom des Droits de l’Homme. Ils soutiennent, sans s’engager véritablement, l’ami américain. Plus inquiétant pour la France de Macron, ils entendent interdire la vente d’armement des pays européens à l’Arabie Saoudite, à l’Egypte, aux Emirats Arabes Unis… Le moralisme pacifiste des Verts va gêner l’atlantisme débridé des autres partenaires de la coalition et ses rapports avec les Etats européens. La coalition peut compter sur ses alliés austéritaires de l’Europe du Nord, opposés au nucléaire même si l’on semble avoir abouti à un compromis laissant entendre que, transitoirement, le gaz russe et l’industrie nucléaire française seraient repeints en vert. Restent pendants le traitement et le recyclage des déchets nucléaires ainsi que la rupture envisagée par les Verts du contrat portant sur le gazoduc Nordstream. Olaf Scholz, pris en étau, s’acharne à ne fâcher ni les Verts, ni les libéraux, mais le risque potentiel d’une rupture de la coalition Arc-en-ciel demeure.

 

Si 2007 fut l’année d’émergence de die Linke, le vieillissement de ses dirigeants, leurs divisions, la participation à l’exécutif social-libéral à Berlin, l’ont depuis marginalisé. A l’Est, les populations se sentent abandonnées, à l’Ouest, les jeunes ont fait le choix des Verts. La « crise des réfugiés » a fait le reste, celui de l’affaiblissement de die Linke sur fond de mise au second plan des questions sociales. Il en est de même pour l’association ATTAC qui s’est effondrée faute d’actualisation de ses positions altermondialistes.

 

Enfin, on ne saurait omettre le passé d’Olaf Scholz qui fut ministre des finances de Merkel et son choix de son conseiller spécial Jörg Kukies. Si ce dernier a adhéré à l’âge de 18 ans au SPD, on retiendra surtout son passé de vice-président de Goldman Sachs qu’il a occupé de 2000 à 2018, ainsi que celui de secrétaire d’Etat chargé des marchés financiers dès 2018 avant de s’occuper à Bruxelles de la politique économique européenne.

 

On nous bassinera certainement sur l’objectif proclamé du fédéralisme européen comme pour mieux occulter les divisions de l’Europe, l’opposition des pays du Nord à tous transferts financiers des pays les plus riches vers les pays endettés, bref, tout le contraire d’un fédéralisme assumé : budget commun renforcé, imposition européenne, emprunts européens. La dette Covid 19 restera, pour sûr, une exception de l’Europe fracturée un grand marché sous pression. En effet, s’il est impossible de savoir comment le bras de fer avec la Russie de Poutine se traduira, il n’en demeure pas moins que les risques d’affrontement en Ukraine sont réels. L’extension tous azimuts de l’Europe du grand marché semble avoir trouvé ses limites. Mais il s’agit là d’un autre sujet plus global rendant encore plus incertaine la question de savoir où va l’Allemagne.

 

Gérard Deneux, le 24.01.2022

 

Pour en savoir plus :

Made in Germany de Guillaume Durand, ed. Seuil

La critique défaite, Stathis Kouvelakis, ed. Amsterdam (sur l’évolution-régression des théories et des idéologies en Allemagne)

Articles dans ACC pour l’Emancipation Sociale mai/juin et juillet 2013 « Etre ou ne pas être germanophile » et « Déliquescence de l’ordo-libéralisme allemand et césarisme européen »    

 

 

 

Nous avons lu

 

Le traître et le néant

Les deux journalistes, grands reporters au Monde, ceux qui précédemment avaient croqué Hollande et son entourage dans Un Président ne devrait pas dire ça, récidivent avec Macron. Ils ont recueilli de multiples témoignages de ses proches comme de ses adversaires et se sont appuyés sur de nombreux documents. Et le portrait de ce Rastignac formaté par l’ENA est détonnant. Les jugements de la caste politicienne est vacharde à souhait, c’est un régal. Les dessous de la conquête élyséenne sont révélateurs à la fois de la  brutalité et du cynisme de ce personnage. L’homme s’est appuyé sur les faiseurs de roi, Attali et Minc, a convolé en noces sonnantes et trébuchantes à la banque Rothschild, a démantelé Alstom, « trahi Hollande avec méthode ». Mû par une volonté de toute puissance, profitant de l’effondrement du PS et des malversations de Fillon, il s’est imposé comme le recours face à une alternance sans alternative. Il s’est entouré de « techno biberonnés à la langue de bois » et a recruté par CV avec l’aide d’algorithmes des apprentis députés. Sa volonté de toute puissance, lui, se voyant en Jupiter maître des horloges, a été bloquée par les Gilets Jaunes puis par le Covid. Ses adversaires, tous ceux dans le marigot qui aspirent à lui succéder comme fondé de pouvoir du capital, n’y vont pas avec le dos de la cuillère. Florilège : « Macron il n’est rien », « c’est un déguisement successif, un transformiste », « sans conviction », c’est un « dépeceur », « l’enfant du néant », « sans ancrage dans le pays », « sa reconduction ne peut déboucher que sur le chaos », « la seule manière pour lui de s’en sortir est que rien ne puisse exister, hors Le Pen ». N’hésitez pas à vous lancer dans cette lecture décapante. GD

Gérard Davet, Fabrice Lhomme, ed Fayard, 2021, 24.50€

La Nouvelle Calédonie, toujours colonisée

 

La Nouvelle Calédonie est un archipel situé à 1500 km à l’Est de l’Australie. Elle est constituée d’une île principale (La Grande Terre 400 km de long sur 70 de large) et des îles Ouvéa, Mari, Loyauté. Elle représente un espace maritime sur lequel la France exerce ses droits souverains et économiques (Zone Economique Exclusive) de 1,5 million de km2 soit 13 % de la ZEE française. Le climat y est tropical, bien arrosé sur la partie est (forêts, jungle), plus sec sur la partie Ouest (prairie).

 

La Nouvelle Calédonie compte 270 000 habitants, très inégalement répartis. Nouméa, la capitale, au sud de la Grande Terre compte près de 100 000 habitants. Le reste de la Grande Terre et les îles sont très peu peuplées (environ 8 habitants au km2). Nouméa et sa banlieue regroupent les 2/3 de la population calédonienne. Celle-ci se compose de 40% de Kanaks (autochtones), 25% de métropolitains d’origine (descendants des colons : les Caldoches) et de nouveaux arrivants, fonctionnaires…), 11% de Métisses et 24% d’habitants venant des îles voisines (Wallis et Futuna, Vanuatu) ou d’Asie (Vietnam, Indonésie).

 

Barbarie de la colonisation française

 

La Nouvelle Calédonie fut découverte par James Cook en 1774. Dans un premier temps, elle sert surtout d’escale aux chasseurs de baleines, aux chercheurs de bois précieux, de copra ou de nacre. Située à plusieurs mois de bateaux de la France, elle se prête peu à l’installation de métropolitains pour la mettre en valeur. Par contre, pour isoler des personnes, elle est parfaite. Elle devient colonie française en 1853. Ce ne sont pas ses richesses qui intéressent Napoléon III mais l’espace et l’éloignement de la métropole.

 

Elle devient le nouveau bagne français, appelée à remplacer la Guyane où les prisonniers mouraient trop rapidement. En Nouvelle Calédonie, le climat plus clément devait leur permettre de travailler plus longtemps. Les 250 premiers forçats arrivent en 1864 ; les rejoindront les Communards (dont Louise Michel), les résistants algériens. En 1877, ils seront 11 000. Le bagne a besoin d’espace car, pour assurer une présence française sur place, les bagnards libérés doivent doubler leur peine et rester sur place, pour la même durée que leur condamnation. L’Etat leur donne même (!) un lopin de terre pour s’installer. Au total le bagne accueillera 22 000 prisonniers.

 

Les Kanaks sont « priés » de quitter les bonnes terres et d’aller vivre, ou plutôt survivre, soit sur les îles, soit à l’Est de la Grande Terre dans les forêts et la jungle. Ils sont soumis au régime de l’indigénat : privation de la majeure partie de leurs libertés et de leurs droits politiques. Ils sont séparés physiquement des colons et sont parqués dans des réserves. Les religieux assurent l’éducation des jeunes Kanaks. De 100 000 en 1800, les Kanaks  ne sont plus que 34 000 en 1900.

 

Le bagne a besoin de beaucoup de bonnes terres pour son fonctionnement propre et pour installer les libérés. La pression devient de plus en plus forte sur les Kanaks et la confrontation devient rapidement inévitable. Dès 1878, sous la conduite du chef Altaï, ils se révoltent. La répression sera terrible : 1 500 villages sont brûlés, Altaï est décapité, sa tête envoyée à Paris, au musée ethnographique. Les soldats reçoivent une prime pour chaque rebelle tué, comme preuve, ils doivent rapporter les oreilles. 2 000 Kanaks sont tués. Les autres sont déplacés vers l’Est et les îles. A cette époque, on découvre la présence de nickel, ce qui entraine l’arrivée de métropolitains et de main d’œuvre asiatique, réduisant encore l’espace pour les Kanaks.

 

En 1914, la « République » française se souvient qu’ils existent : 400 d’entre eux mourront dans les tranchées. Les nombreuses injustices qu’ils subissent entraînent une nouvelle rébellion en 1917. Leur chef sera décapité. En 1931, des Kanaks auront le « bonheur de découvrir Paris », ces « sauvages » furent exposés au Jardin d’Acclimatation. En 1940, une importante base militaire s’installe sur la Grande Terre ainsi que la construction d’un port, d’aérodromes, de routes, et autres équipements  pour organiser les loisirs des soldats. Beaucoup de jeunes Kanaks sont amenés des réserves pour y travailler. Cela leur permet de découvrir un autre monde. Certains se retrouvent dans le bar de Jane Tunica, qui crée le parti communiste calédonien et soutient leur lutte.

 

Des graines d’autonomie sont semées

 

Après la guerre, le régime de l’indigénat est abandonné. Les Kanaks obtiennent progressivement la nationalité française. Toute la population l’aura obtenue en 1957. Jusqu’en 1970, l’Union Calédonienne, fondée par des colons et des Kanaks, domine la vie politique revendiquant une certaine autonomie mais pas l’indépendance.

 

A cette époque, l’exploitation du nickel se développe très rapidement. La Nouvelle Calédonie devient le troisième producteur mondial. Les métropolitains construisent rapidement de grandes fortunes grâce à un régime fiscal très avantageux. Les Kanaks perdent encore des terres et ne profitent pas du boom économique. Ils sont réduits aux travaux dégradants et insalubres. Les tensions entre Kanaks et colons vont alors s’amplifier. Les quelques étudiants Kanaks, parmi eux un certain Jean Marie Tjibaou, qui sont allés étudier en métropole reviennent sur l’île avec, dans leurs valises, les idées de mai 68, les idées des mouvements antiracistes américains, les idées communistes. Dans les milieux Kanaks, on commence à parler indépendance, reconnaissance, respect des droits, alors que, dans l’esprit des métropolitains, c’est leur extinction qui semble souhaitée (d’ailleurs, dans le Larousse de 1953, à la définition du mot Kanak on lit « ethnie en voie d’extinction »). En 1960, les Kanaks deviennent minoritaires en Calédonie. En 1972, le gouvernement installe 2 600 pieds noirs pour poursuivre l’effort d’implantation de « blancs ».

 

En septembre 1975, se tient à Nouméa le festival des Arts MELANESIA 2000. Il est considéré comme le marqueur principal de la prise de conscience de former un peuple homogène de la part des Kanaks. Dans un esprit de fraternité, Jean Marie Tjibaou, organisateur de la manifestation déclarait : « Nous avons voulu ce festival parce que nous croyons à la possibilité d’échanges plus profonds, plus suivis entre la culture européenne et la culture canaque. L’espoir qui sous-tend ce projet est grand. Nous devons ensemble le réaliser pour l’avenir culturel de notre jeunesse et la santé de notre pays ». Pourtant en décembre 1975, Richard Kamouda, militant anticolonial, est abattu par un policier au cours d’une rixe.

 

En 1977, l’Union Calédonienne devient un parti indépendantiste. La nouvelle génération canaque y prend le pouvoir, avec Jean-Marie Tjibaou, Eloi Machoro, Pierre Declercq (est le secrétaire général). Il est un symbole important puisqu’il est un métropolitain installé en Calédonie après son service militaire. Le camp loyaliste est représenté par le RPCR (Rassemblement Pour la Calédonie dans la République) avec, à sa tête, Jacques Lafleur. En janvier 1980, à nouveau, un militant indépendantiste Theodore Daiye est tué par un policier.

 

La situation s’envenime

 

L’élection de François Mitterrand en 1981 donne de l’espoir et de l’enthousiasme au clan indépendantiste, mais sur le terrain les accrochages deviennent de plus en plus nombreux et de plus en plus violents. Le 20 septembre 1981, Pierre Declercq est assassiné chez lui par un inconnu. Eloi Machoro le remplace comme secrétaire général de l’UC. Les positions du parti se radicalisent et, en 1984, il devient le Front de Libération National Kanak Socialiste (FLNKS). Cette même année, les élections régionales sont boycottées et perturbées par les indépendantistes. Eloi Machoro se distingue en détruisant une urne à la hache. Le 1er  décembre, le FLNKS forme un gouvernement provisoire de la République de Kanaky. Pour la première fois Eloi Machoro en brandit le drapeau. Au même moment, le sous-préfet des iles Loyauté est séquestré chez lui. Eloi Machoro commence le siège de la commune de Thio. Avec 500 militants indépendantistes, ils désarment 5 hélicoptères du GIGN. Le drapeau français brûle en public et les propriétaires européens sont désarmés. La Calédonie est alors coupée en zones imperméables par des barrages indépendantistes, loyalistes ou militaires. En brousse les incendies de maisons se multiplient. Aux manifestations pacifiques mais déterminées des Kanaks, les colons répondent par des expéditions meurtrières.

 

A cette époque les barrages routiers, les manifestations sont quasi quotidiennes. Le 5 décembre, 10 militants indépendantistes kanaks tombent dans un piège et sont assassinés par des colons, les embusqués de Hienghène. Parmi les victimes se trouvent deux frères de Jean Marie Tjibaou. Le lendemain, celui-ci demande la levée des barrages pour faire baisser la tension. L’Etat français envoie Edgar Pisani sur place en tant que médiateur. Il déploie également l’armée pour évacuer les caldoches des zones indépendantistes, les tribus sont surveillées militairement, les manifestations interdites, des bateaux de guerre ravitaillent le Nord de l’île. Le 7 janvier 1985, Edgar Pisani propose un projet « d’indépendance association » rejeté par toutes les parties. Le 12 janvier Eloi Machoro, « la bête noire des loyalistes », le leader de la frange dure des indépendantistes qui occupe la maison d’un européen, est abattu par le GIGN. Les nuits d’émeutes se succèdent à Nouméa dans un climat de quasi guerre civile.

 

Nouveau statut : désillusion pour les indépendantistes

 

Le 23 août 1985, le gouvernement Fabius présente le nouveau statut, accordant plus d’autonomie à l’archipel et le divise en 4 régions disposant chacune d’un conseil élu au suffrage universel, des représentants de chaque région formant le congrès du territoire. Le FLNKS ainsi que le RCPR participent aux élections. Ce dernier obtient la majorité au Congrès. En métropole, les élections législatives de mars 1986 contraignent Mitterrand à la cohabitation (Chirac est 1er ministre). Il réduit le pouvoir des provinces : déception des Kanaks.  De plus, le 29 septembre, les embusqués de Hienghène qui ont tué 10 Kanaks en 1984, bénéficient d’un non-lieu ! Le statut Pons, tout en maintenant la négation du peuple kanak et en procédant à une modeste redistribution des terres, promet un référendum d’autodétermination pour septembre 1987. Le FLNKS appelle au boycott. A la tentative d’élimination des leaders succède celle du quadrillage militaire. 8 000 soldats et unités d’élite débarquent à Nouméa, soit 1 militaire pour 7 Mélanésiens (les nazis furent bien moins nombreux proportionnellement dans la France occupée !). Le FLNKS maintient la mobilisation malgré le rapport de force défavorable.

 

Le FLNKS sent que le gouvernement métropolitain est de plus en plus hostile. Il recherche alors des appuis internationaux, en particulier parmi les pays non alignés. Il obtiendra le vote par l’assemblée générale de l’ONU d’une résolution affirmant « le droit inaliénable du peuple de la Nouvelle Calédonie à l’autodétermination et à l’indépendance ». Sur le terrain, l’Etat renforce la surveillance militaire des tribus canaques. Une manifestation indépendantiste est violement dispersée en août alors que le 9 septembre le RCPR peut réunir 30 000 personnes au stade de Nouméa. Le 29 octobre, les Assises acquittent définitivement les embusqués de Hienghène concluant à la légitime défense. Jean Marie Tjibaou déclare alors : « la chasse aux Kanaks est ouverte ». Le 6 novembre, un jeune Kanak est abattu par la police.

 

Le 22 avril 88, les indépendantistes investissent la gendarmerie de Fayaoué sur l’île d’Ouvéa dans l’objectif d’une action symbolique, consistant à humilier les forces de l’ordre en les désarmant. Ce n’est pas la première prise d’otages, mais celle-ci va mal tourner : 4 gendarmes sont tués et 27 sont faits prisonniers.  11 sont amenés sur l’ile de Mouli et libérés 3 jours plus tard à la demande des chefs coutumiers. 15 sont amenés dans une grotte sur l’île d’Ouvéa. Une négociation débute permettant d’échanger 11 « otages » contre 6 membres du GIGN. Mais Mitterrand et Chirac optent pour une libération par la force. Nous sommes entre les deux tours de l’élection présidentielle... Le 5 mai, le GIGN donne l’assaut. 19 militants kanaks sont tués ainsi que 2 gendarmes. Choqués par les évènements, conscients d’être sur un chemin qui ne mène qu’à la violence, les deux camps décident de négocier. Ces négociations débouchent sur une poignée de mains historique entre Jean Marie Tjibaou et Jacques Lafleur et sur les accords de Matignon (26 juin 1988).

Retour au calme sur l’île.

 

Ouverture des négociations. Pour quel statut ?

 

Michel Rocard, 1er ministre, supervise ces accords qui prévoient un statut transitoire de 10 ans débouchant sur un référendum en 1998 mais restent volontairement flous sur le sort des prisonniers politiques, l’amnistie, les compétences des régions.  Ils prévoient une aide économique au développement de la Nouvelle Calédonie et des garanties économiques et institutionnelles à la communauté Kanak. Cette aide servira surtout à surpayer les fonctionnaires d’Etat et les Kanaks n’en profiteront quasiment pas. En 2009, le taux de pauvreté atteint 52 %, dont 35 % dans le nord où les Kanaks sont largement majoritaires et 9 % dans le sud où ils sont minoritaires. L’Etat français leur a lancé un minuscule os à ronger. Ces accords sont approuvés par le référendum du 6 novembre 1988 et permettent le rétablissement de la paix civile. Les deux parties ont fait des concessions, Jean Marie Tjibaou le paiera très cher puisque le 4 mai 1989, participant aux commémorations de l’assaut de la grotte d’Ouvéa, il est assassiné, ainsi que Yeiwéné Yeiwéné, son bras droit, par un indépendantiste opposé à ces accords.

 

Jospin signe, en 1998 (date supposée du référendum), les accords de Nouméa et repousse l’autodétermination à une période entre 2014 et 2018, avec transfert de compétences, sauf dans les domaines régaliens. Les accords de Nouméa, approuvés par référendum en Nouvelle Calédonie (72% de oui avec une participation de 73%), prévoient la possibilité d’organiser au maximum trois référendums, selon la règle suivante : si le tiers des membres du Conseil de Nouvelle Calédonie le demande 6 mois après le précèdent dans un délai de 2 ans. Dans le cas où 3 référendums ont lieu le résultat du 3ème est définitif.

 

Au-delà de quelques concessions aux indépendantistes, les accords de Matignon et Nouméa font surtout gagner du temps au pouvoir français, d’une part pour que les Kanaks soient de plus en plus minoritaires, d’autre part pour que les jeunes générations oublient la période de violence des années 80, même si ces accords ont permis de ramener la paix sur le caillou.

 

30 ans après les accords…

 

Le 1er référendum a eu lieu le 4 novembre 2018. Le NON à l’indépendance l’a emporté avec 56.4 % des voix. Un tiers du Conseil de la Nouvelle Calédonie a demandé un 2ème référendum qui a eu lieu le 4 octobre 2020. Résultat : NON à 53.2 %. Un tiers du Conseil ayant demandé un 3ème référendum, il semblait logique qu’il ait lieu en octobre/novembre 2022, d’autant que le 1er ministre E. Philippe annonçait le 10 octobre 2019 que le référendum n’aurait pas lieu en 2021 du fait de la précampagne présidentielle et de l’esprit des accords qui renvoient les consultations de 2 ans en 2 ans. De plus, le Covid a frappé l’île en 2020 puis en mars 2021 de manière fulgurante, faisant 270 morts en 2021 (dont 70 % de Kanaks et de Mélanésiens) ;  c’est comme s’il y avait eu 600 000 morts en métropole. Dans la coutume kanak, les morts doivent être enterrés par le clan en terre natale et un deuil d’une année doit être respecté. De nombreuses victimes ont été enterrées provisoirement sur le lieu de leur décès et, pour les Kanaks, c’est extrêmement difficile de laisser leurs morts, seuls, dans une terre inconnue. Bien évidemment, il leur est impossible de parler campagne électorale, référendum, même si celui-ci est essentiel pour leur avenir.

 

Le gouvernement Macron aurait pu, par respect, par sagesse, par humanité placer le référendum à l’automne 2022. Eh bien, non. Il a choisi de détruire 30 ans d’efforts de la part des deux camps, dilapidant le peu de confiance existant, pour s’assurer une victoire mathématique ! Le référendum a eu lieu le 12 décembre 2021, boycotté par les Kanaks. Macron a pu « triompher » et annoncer que la Nouvelle Calédonie avait décidé de rester française avec 96.5 % des voix… et un taux d’abstention de 56,20 %.

 

L’Etat français a piégé, méprisé, dupé, escroqué le peuple kanak par ce passage en force. C’est un calcul à court terme. Que se passera-t-il à l’automne 2022, lorsque le deuil kanak sera levé ? Le gouvernement Macron a l’espoir que le clan indépendantiste se déchire. Mais il est fort probable que cette fourberie gouvernementale le ressoude et que la lutte reprenne. Lorsqu’un « blanc » se présente devant un Kanak, ce n’est pas seulement sa personne qu’il représente mais tout l’héritage des dominations et des humiliations exercées depuis des siècles, par les « blancs ». Pour un calcul électoraliste minable, Monsieur Macron, vous avez rajouté encore une couche de mépris !

 

Jean-Louis Lamboley, le 24.01.2022   

Comment je suis devenue colon malgré moi…

 

Chaque année, des milliers de Français émigrent vers les territoires d’outre-mer pour y vivre et y travailler, à la recherche d’une expérience « exotique » et d’un salaire souvent plus élevé qu’en France. Marie C. est partie travailler en Kanaky Nouvelle-Calédonie en tant qu’infirmière. Elle a livré son témoignage à Billets d’Afrique*(juillet-août 2021). Extraits.

 

« Mon diplôme est reconnu en Nouvelle-Calédonie, et même si l’emploi local est censé être prioritaire, la petite école infirmière de Dumbéa ne suffit pas à assurer les besoins du territoire. Il a donc été très facile pour moi de m’installer et de travailler là-bas. Pour mes amis médecins, l’incitation à venir est indécente, un véritable tapis rouge est déployé : billets d’avions pris en charge, aller-retour une fois/an pour la métropole selon les contrats, et bien sûr un conteneur est offert pour l’installation et le départ. Sans oublier un salaire mirobolant. Le mien s’élevait à environ 2 800€/mois, contre 1 600 en début de carrière en métropole. C’est vrai que la vie est plus chère, mais la plupart de cet argent public est reparti avec moi en France et n’a donc pas été réinvesti sur le territoire. Mais c’est surtout l’écart entre mon salaire et le revenu de la population locale qui me choquait ».

 

« Les missionnaires ont découvert un peuple presque nu et se sont empressés de les vêtir. Mes amies kanak portent aujourd’hui des vêtements amples à la garçonne et se baignent habillées, car cet héritage est toujours présent. En parallèle, les blanches se promènent en bikini sur les plages et les lieux sacrés sans aucun scrupule ».

 

« Sur l’île, il n’y a pas de bars, mis à part ceux des hôtels. En tant que blanche je peux y consommer sans m’inquiéter. Mais pour mes amis kanaks, ce sont des conditions dignes de l’apartheid. Dans l’un, il faut connaître les serveuses pour avoir droit à une bière. Dans l’autre, ce n’est qu’avant 18h et les travailleurs sont filmés au cas où ils enfreindraient la règle. Dans le dernier, les Kanaks sont tout simplement interdits… Quand je questionne, on me répond : « Ils ne savent pas boire ». Ce n’est pas une personne en particulier qui est exclue pour troubles du comportement, c’est tout un peuple qui est stigmatisé ».

 

« La gendarmerie est présente sur tout le territoire. A l’île des Pins, elle est située de manière très symbolique sur la presqu’île où résidaient les administrateurs du bagne. Les gendarmes sont blancs, comme si l’ordre ne pouvait être que blanc. Les militaires investissent la plage de Kuto grâce à un centre de vacances qui leur est réservé. Une fois par an, l’île est transformée en un énorme terrain d’entraînement où s’exerce l’armée de terre. Ils montent des barrages et se camouflent dans la brousse, l’arme au poing, sans respect des terres sacrées ».

 

Billets d’Afrique – mensuel d’information sur la Françafrique édité par l’association Survie(https://survie.org). Pour s’abonner : 25€ (20€ pour petits budgets) à envoyer à : Survie 21ter rue Voltaire 75011 Paris