D’où
vient ? Où va l’Allemagne fédérale ?
Pour
tenter de mesurer si l’arrivée au pouvoir de la coalition Arc-en-ciel, succédant à l’ère Merkel, est porteuse de changements,
un retour sur la reconstruction de l’Allemagne s’impose. Sur quelles réalités
reposent les mythes, tant vantés, du modèle allemand, de la
« cogestion » instituée, du couple franco-allemand ? Qu’en
est-il aujourd’hui ? En tout cas, longtemps occultées, les purges
successives font partie des spécificités de la République fédérale, tout comme
l’ordo-libéralisme. Le tournant libéral austéritaire conduit par Gerhard Schröder,
ce personnage « social-démocrate » devenu PdG d’une filiale de
Gazprom, a modifié la donne, tout comme la réunification-absorption de la RDA
et le rôle joué par cette puissance au sein de la construction européenne. Dans
le cadre de cet article, l’on omet de souligner les rapports et contradictions
externes, susceptibles de bousculer l’hégémonie allemande sur le continent
européen. Il conviendrait de les analyser dans le contexte conflictuel du
déclin de l’impérialisme US, de la prégnance de l’OTAN, des prétentions de la
Russie poutinienne, de l’extension marchande de la Chine… autant de facteurs
perturbateurs vis-à-vis de l’alliance des « sociaux- démocrates »,
des Verts avec les libéraux du FDP. On s’en tiendra donc à certaines
spécificités internes de la société allemande souvent méconnues ou minimisées.
1 –
Constitution de la RFA au sortir de la 2ème guerre mondiale
L’Allemagne
de l’ouest, occupée par les « alliés », dirigée par les
« démocrates-chrétiens » s’est vu imposer la loi fondamentale qui, à
la différence d’une Constitution, n’a jamais été discutée, ni votée. Cette
démocratie anti-extrémiste limite la liberté d’expression : il ne peut
être question de critiquer, de remettre en cause l’organisation de l’Etat, « l’abus »
de jugement à cet égard est condamnable. Justifiée dans l’optique de défaire
les entreprises de l’emprise nazie, elle est restée sans effet sur la présence
de nazis au sein de l’appareil d’Etat. Seuls les hauts dignitaires furent
l’objet de poursuites et de condamnations. D’ailleurs, les nationalisations, un
temps envisagées, furent abandonnées face au veto des Etats-Unis. La guerre
froide allait permettre de donner la mesure à l’obligation de se soumettre à la
loi fondamentale. Par décret, Adenauer impose l’exclusion des communistes de la
fonction publique. En 1956, la Cour de Justice de Karlsruhe met hors la loi le
KPD (parti communiste d’Allemagne). Enquêtes et poursuites sont engagées auprès
de 500 000 personnes, des dizaines de milliers d’amendes sont prononcées
ainsi que des peines de prison fermes ou avec sursis. Le SPD lui-même est visé,
en particulier son organisation de jeunesse (les Jusos). En 1959, il se soumet,
lors de son congrès de Bade-Godesberg, au modèle allemand et proclame sa
démarxisation.
La
loi fondamentale est de fait une Constitution économique, bien différente du
keynésianisme, qui, lui, introduit la
nécessité de redistribution sociale et de moyens permettant de juguler la
finance rentière. En RFA, dans une société anesthésiée, la démocratie
chrétienne impose l’ordo-libéralisme.
Son inspirateur est un économiste nazi blanchi, Alfred Müller-Armack. Est mise
en œuvre une économie de type corporatiste, régie par des procédures et des
normes ; prévaut le principe de libre concurrence non faussée (1956) pour
éviter la (re)constitution d’oligopoles ; les syndicats sont intégrés dans
le « compromis social » avec le patronat, l’Etat étant cantonné à
produire des règles. Ainsi est assurée la dépolitisation des enjeux économiques
et sociaux au profit proclamé de la reconstruction dans le cadre du Plan Marshall,
de la soumission à l’Alliance atlantique et à l’OTAN. L’abandon de la
souveraineté monétaire est institué par les prérogatives dévolues à la
Bundesbank. Quant aux services publics, contrairement à d’autres pays
européens, ils sont réduits au strict nécessaire.
De
1966 à 1969, la grande coalition entre le SPD et la démocratie chrétienne
stabilise d’une part le « modèle allemand » qui conduira à son
exportation dans toute l’Europe sous la forme de l’Acte Unique (1986) puis du
Traité de Maastricht (1992). D’autre part, les soubresauts de mai 68
susciteront une évolution en matière de mœurs, rejetant pour partie les trois K
(Kinder, Küche, Kirche) conservateurs de soumission des femmes. Mais, dans le
même temps, une purge violente étouffera les aspirations turbulentes de la
jeunesse.
2 – Des
années 1968-1970 à l’unification allemande
Les
années 68 sont, en effet, marquées par une crise structurelle de la jeunesse
dans une formation sociale caractérisée par l’intégration de la classe ouvrière
qui, contrairement à la France ou à l’Italie, restera passive. Le radicalisme
étudiant s’est nourri d’anti-impérialisme, de Tiers-mondisme (guerre du
Vietnam) de pacifisme (fusées Pershing dirigées contre l’Union soviétique,
course aux armements) ainsi que d’une opposition à la société dite de
consommation. Cette volonté manifeste de secouer la société conservatrice est
également stimulée par la découverte du passé nazi des parents de la jeunesse
en effervescence et par son opposition aux pesanteurs hiérarchiques et
paternalistes. Après l’assassinat du
leader étudiant Rudi Dutschke (Ligue des étudiants socialistes d’extrême gauche), l’impasse de cette
mobilisation conduira la frange la plus radicale au « terrorisme » de
la « Bande à Baader », tout en provoquant une purge réactionnaire de grande ampleur.
Sous
la coalition SPD-DC (Willy Brandt, Helmut
Schmidt), le décret de février 1972 déclare ennemis de la loi fondamentale tous
ceux qui se sont insurgés contre l’Etat. Des interdictions professionnelles
sont prononcées, des enquêtes sont diligentées, 2.5 millions de dossiers de
fonctionnaires sont examinés, nombre d’entre eux sont exclus sur la base de
leurs comportements, opinions, lectures marxistes ou simple appartenance à une
organisation critiquant la loi fondamentale. Sont concernés des agents
administratifs, des instituteurs comme des universitaires ou membres de
l’appareil d’Etat, y compris ceux appartenant à l’aile gauche du SPD. Face à
cette véritable hystérie antisubversive,
très peu d’intellectuels protesteront mis à part quelques écrivains (Heinrich
Böll) et cinéastes (Fassbinder). Néanmoins ce déchirement sera suivi d’un
« relâchement » culturel : un travail de mémoire sur le judéocide
sera entrepris pour régler les comptes avec le passé nazi et la place des
femmes dans la société sera requestionnée.
Toutefois,
avec la réunification-absorption de la RDA en 1990, sur fond d’effondrement de
tout esprit critique et de révélations sur la réalité liberticide des régimes
dits soviétiques, une vague d’épuration va être menée. Au grand dam de tous
ceux qui avaient cru, surtout à l’Est, à l’institution d’un socialisme
démocratique. La purge ne se limitera pas aux membres de la STASI ou du Parti-Etat
de l’Est. Il n’y aura pas de consultation du peuple, ni de nouvelle
Constitution mais un démembrement de la RDA, y compris des milieux
intellectuels : les 2/5ème des personnels des centres universitaires
à l’Est furent licenciés et selon les estimations, 120 000 à 250 000
chercheurs, tant dans les domaines industriels que de la recherche académique,
furent exclus. A l’ouest, les intellectuels critiques de l’école de Francfort (Horkheimer,
Habermas, Honneth) avaient subi une normalisation les rendant progressivement
aphones. Bref, les années 77 à 82 furent marquées avec Helmut Kohl par une
droitisation sécuritaire, antiterroriste et anticommuniste. L’effondrement de
l’URSS allait ensuite permettre l’extension de l’hégémonie allemande sur les
pays de l’Est de l’Europe et ce, dans le cadre de la globalisation financière
qui s’annonçait.
3 – De
Gerhard Schröder à Angela Merkel
Avec
le SPD au pouvoir, en alliance avec les Verts, l’on assiste à une inflexion de
l’ordo-libéralisme. Le mythe de la cogestion s’effrite sous les coups de
boutoir de la globalisation financière afin d’assurer l’hégémonie allemande sur
le continent européen : institution d’une épargne-retraite personnelle
(fonds de pensions) assortie d’une baisse des retraites collectives. Baisse des
impôts des riches et des entreprises ; blocage des salaires, lois Hartz
(du nom du syndicaliste ( !) et DRH de Volkswagen) permettant le recours
massif à l’intérim, réduction de la période d’indemnisation de chômage (12 mois
au lieu de 32) , institution des petits boulots à 400€/mois sans cotisations
donc sans droit à pension ; obligation pour les chômeurs de longue durée
d’accomplir des tâches dites d’intérêt général (à 1€ de l’heure), suppression
des services (centres sociaux, bibliothèques…). Ce pays par cette rafale de
contre-réformes s’exhibe en champion de la concurrence sociale et fiscale tout
en recourant aux délocalisations et à la sous-traitance dans l’Est de l’Europe.
Sa puissance industrielle (automobiles, machines-outils) se matérialise dans
ses exportations (23.7 % du PIB en 1995, 51.9 % en 2012). Son revers est
le développement de la précarité : les mini-jobs à 400€ concernent 4.8
millions de personnes en 2012 ; 45 % des femmes sont à temps partiel
contraint. La marginalisation de la jeunesse, la faible natalité et par
conséquent le vieillissement de la population fragilisent le modèle allemand
qui avec l’Union européenne a tendance à s’exporter sur le continent. Les
Verts, d’extra-parlementaires en lutte
contre le nucléaire, se normalisent en tant que parti et se transforment même
en boutefeu lors de la guerre en ex-Yougoslavie et ce, au nom des Droits de
l’Homme (Joschka Fischer fut ministre des affaires étrangères sous Schröder).
La
« gauche » ayant fait le sale boulot, la droite revient au pouvoir
dans le cadre consensuel d’une grande coalition. Avec Merkel le maternalisme
s’instaure « (Mutti »). Sous la forme d’un immobilisme apparent, des
inflexions idéologiques vont tenter de corseter les réactions dites négatives
de la population surtout après l’accueil d’un million d’immigrés en Allemagne.
La lutte des classes, les révoltes, le racisme et l’homophobie sont définis
comme des pathologies sociales résultant d’un déficit de reconnaissance
individuelle, faute d’interactions sociales suffisantes. Les inégalités sont
analysées comme un manque de performance et de rendement individuel justifiant
ainsi l’ordre moral de la compétitivité et de la flexibilité. Mises à part la
résurgence de l’extrême droite (AFD, NPD) et une crispation nationaliste, l’on
assiste à une acceptation résignée du régime reposant sur la dépolitisation
instituée et la marginalisation de die
Linke, cette gauche résultant de la fusion d’ex-sociaux-démocrates, de
syndicalistes déçus et d’ex-communistes de la RDA défunte. Toutefois, la
mondialisation financière sur fond de déclin de l’empire US a fait surgir des
blocs de puissance s’affrontant dans la conquête de marchés et des
nationalismes aigris face à la tutelle allemande à l’Est comme au Sud de
l’Europe. La dépendance de l’Allemagne vis-à-vis des produits chinois et du gaz
russe renforce les difficultés d’obtention du consensus toujours recherché.
Va-t-on assister à un cycle de turbulences et de crises ?
4 – La
coalition Arc-en-ciel peut-elle se
briser ?
Contre
toute attente, malgré le désaveu du SPD lors des années Schröder, la CDU de
Merkel a été battue donnant naissance à un être hybride qui peut se fracasser
sur les contradictions externes et internes.
Si
la coalition SPD, Verts et les libéraux du FDP entend conforter le leadership
de l’Allemagne, elle est désormais confrontée à des réalités qu’elle ne
maîtrise pas. Economiquement ses liens privilégiés tant du point de vue des
exportations que des importations sont chinoises, sa dépendance au gaz russe
est indéniable surtout depuis la fermeture des centrales nucléaires et son
engagement à fermer ses centrales au charbon.
Olaf
Scholz, très social-libéral, doit composer avec son ministre des finances FDP
qui refuse tout nouvel impôt sur les actifs financiers et industriels. La
recherche de l’équilibre budgétaire reste un dogme et ce, dans le contexte de
retour de l’inflation. L’austérité doit être maintenue même si l’on concède
qu’il faille réaliser des investissements importants dans les nouvelles
technologies pour renforcer encore la compétitivité de l’Allemagne. Sur fond de
retrait de l’engagement militaire US en Europe, la coalition refuse d’assurer
« l’Europe de la défense » malgré les pressions françaises
intéressées par son industrie d’armement. Tout doit passer par l’OTAN y compris
les fournitures militaires US ; pas question d’augmenter les dépenses
militaires. Pire pour Macron, il est envisagé de retirer les instructeurs
militaires du Mali. Quoique ?
Les
Verts qui occupent par leur ministre le poste des Affaires étrangères répandent
leur moralisme contre « l’adversaire systémique » chinois au nom des Droits de l’Homme. Ils soutiennent,
sans s’engager véritablement, l’ami américain. Plus inquiétant pour la France
de Macron, ils entendent interdire la vente d’armement des pays européens à
l’Arabie Saoudite, à l’Egypte, aux Emirats Arabes Unis… Le moralisme pacifiste
des Verts va gêner l’atlantisme débridé des autres partenaires de la coalition
et ses rapports avec les Etats européens. La coalition peut compter sur ses
alliés austéritaires de l’Europe du Nord, opposés au nucléaire même si l’on
semble avoir abouti à un compromis laissant entendre que, transitoirement, le
gaz russe et l’industrie nucléaire française seraient repeints en vert. Restent
pendants le traitement et le recyclage des déchets nucléaires ainsi que la
rupture envisagée par les Verts du contrat portant sur le gazoduc Nordstream.
Olaf Scholz, pris en étau, s’acharne à ne fâcher ni les Verts, ni les libéraux,
mais le risque potentiel d’une rupture de la coalition Arc-en-ciel demeure.
Si
2007 fut l’année d’émergence de die Linke,
le vieillissement de ses dirigeants, leurs divisions, la participation à
l’exécutif social-libéral à Berlin, l’ont depuis marginalisé. A l’Est, les
populations se sentent abandonnées, à l’Ouest, les jeunes ont fait le choix des
Verts. La « crise des réfugiés » a fait le reste, celui de l’affaiblissement
de die Linke sur fond de mise au
second plan des questions sociales. Il en est de même pour l’association ATTAC
qui s’est effondrée faute d’actualisation de ses positions altermondialistes.
Enfin,
on ne saurait omettre le passé d’Olaf Scholz qui fut ministre des finances de
Merkel et son choix de son conseiller spécial Jörg Kukies. Si ce dernier a
adhéré à l’âge de 18 ans au SPD, on retiendra surtout son passé de
vice-président de Goldman Sachs qu’il a occupé de 2000 à 2018, ainsi que celui
de secrétaire d’Etat chargé des marchés financiers dès 2018 avant de s’occuper
à Bruxelles de la politique économique européenne.
On
nous bassinera certainement sur l’objectif proclamé du fédéralisme européen
comme pour mieux occulter les divisions de l’Europe, l’opposition des pays du
Nord à tous transferts financiers des pays les plus riches vers les pays
endettés, bref, tout le contraire d’un fédéralisme assumé : budget commun
renforcé, imposition européenne, emprunts européens. La dette Covid 19 restera,
pour sûr, une exception de l’Europe fracturée un
grand marché sous pression. En effet, s’il est impossible de savoir comment le
bras de fer avec la Russie de Poutine se traduira, il n’en demeure pas moins
que les risques d’affrontement en Ukraine sont réels. L’extension tous azimuts
de l’Europe du grand marché semble avoir trouvé ses limites. Mais il s’agit là
d’un autre sujet plus global rendant encore plus incertaine la question de
savoir où va l’Allemagne.
Gérard
Deneux, le 24.01.2022
Pour
en savoir plus :
Made
in Germany de Guillaume Durand, ed. Seuil
La critique défaite, Stathis Kouvelakis, ed. Amsterdam (sur l’évolution-régression
des théories et des idéologies en Allemagne)
Articles
dans ACC pour l’Emancipation Sociale mai/juin et juillet 2013 « Etre ou ne pas être germanophile »
et « Déliquescence de
l’ordo-libéralisme allemand et césarisme européen »