Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


vendredi 28 janvier 2022

 

D’où vient ? Où va l’Allemagne fédérale ?

 

Pour tenter de mesurer si l’arrivée au pouvoir de la coalition Arc-en-ciel, succédant à l’ère Merkel, est porteuse de changements, un retour sur la reconstruction de l’Allemagne s’impose. Sur quelles réalités reposent les mythes, tant vantés, du modèle allemand, de la « cogestion » instituée, du couple franco-allemand ? Qu’en est-il aujourd’hui ? En tout cas, longtemps occultées, les purges successives font partie des spécificités de la République fédérale, tout comme l’ordo-libéralisme. Le tournant libéral austéritaire conduit par Gerhard Schröder, ce personnage « social-démocrate » devenu PdG d’une filiale de Gazprom, a modifié la donne, tout comme la réunification-absorption de la RDA et le rôle joué par cette puissance au sein de la construction européenne. Dans le cadre de cet article, l’on omet de souligner les rapports et contradictions externes, susceptibles de bousculer l’hégémonie allemande sur le continent européen. Il conviendrait de les analyser dans le contexte conflictuel du déclin de l’impérialisme US, de la prégnance de l’OTAN, des prétentions de la Russie poutinienne, de l’extension marchande de la Chine… autant de facteurs perturbateurs vis-à-vis de l’alliance des « sociaux- démocrates », des Verts avec les libéraux du FDP. On s’en tiendra donc à certaines spécificités internes de la société allemande souvent méconnues ou minimisées.

 

1 – Constitution de la RFA au sortir de la 2ème guerre mondiale

 

L’Allemagne de l’ouest, occupée par les « alliés », dirigée par les « démocrates-chrétiens » s’est vu imposer la loi fondamentale qui, à la différence d’une Constitution, n’a jamais été discutée, ni votée. Cette démocratie anti-extrémiste limite la liberté d’expression : il ne peut être question de critiquer, de remettre en cause l’organisation de l’Etat, « l’abus » de jugement à cet égard est condamnable. Justifiée dans l’optique de défaire les entreprises de l’emprise nazie, elle est restée sans effet sur la présence de nazis au sein de l’appareil d’Etat. Seuls les hauts dignitaires furent l’objet de poursuites et de condamnations. D’ailleurs, les nationalisations, un temps envisagées, furent abandonnées face au veto des Etats-Unis. La guerre froide allait permettre de donner la mesure à l’obligation de se soumettre à la loi fondamentale. Par décret, Adenauer impose l’exclusion des communistes de la fonction publique. En 1956, la Cour de Justice de Karlsruhe met hors la loi le KPD (parti communiste d’Allemagne). Enquêtes et poursuites sont engagées auprès de 500 000 personnes, des dizaines de milliers d’amendes sont prononcées ainsi que des peines de prison fermes ou avec sursis. Le SPD lui-même est visé, en particulier son organisation de jeunesse (les Jusos). En 1959, il se soumet, lors de son congrès de Bade-Godesberg, au modèle allemand et proclame sa démarxisation.

 

La loi fondamentale est de fait une Constitution économique, bien différente du keynésianisme, qui, lui,  introduit la nécessité de redistribution sociale et de moyens permettant de juguler la finance rentière. En RFA, dans une société anesthésiée, la démocratie chrétienne impose l’ordo-libéralisme. Son inspirateur est un économiste nazi blanchi, Alfred Müller-Armack. Est mise en œuvre une économie de type corporatiste, régie par des procédures et des normes ; prévaut le principe de libre concurrence non faussée (1956) pour éviter la (re)constitution d’oligopoles ; les syndicats sont intégrés dans le « compromis social » avec le patronat, l’Etat étant cantonné à produire des règles. Ainsi est assurée la dépolitisation des enjeux économiques et sociaux au profit proclamé de la reconstruction dans le cadre du Plan Marshall, de la soumission à l’Alliance atlantique et à l’OTAN. L’abandon de la souveraineté monétaire est institué par les prérogatives dévolues à la Bundesbank. Quant aux services publics, contrairement à d’autres pays européens, ils sont réduits au strict nécessaire.

 

De 1966 à 1969, la grande coalition entre le SPD et la démocratie chrétienne stabilise d’une part le « modèle allemand » qui conduira à son exportation dans toute l’Europe sous la forme de l’Acte Unique (1986) puis du Traité de Maastricht (1992). D’autre part, les soubresauts de mai 68 susciteront une évolution en matière de mœurs, rejetant pour partie les trois K (Kinder, Küche, Kirche) conservateurs de soumission des femmes. Mais, dans le même temps, une purge violente étouffera les aspirations turbulentes de la jeunesse.

 

2 – Des années 1968-1970 à l’unification allemande

 

Les années 68 sont, en effet, marquées par une crise structurelle de la jeunesse dans une formation sociale caractérisée par l’intégration de la classe ouvrière qui, contrairement à la France ou à l’Italie, restera passive. Le radicalisme étudiant s’est nourri d’anti-impérialisme, de Tiers-mondisme (guerre du Vietnam) de pacifisme (fusées Pershing dirigées contre l’Union soviétique, course aux armements) ainsi que d’une opposition à la société dite de consommation. Cette volonté manifeste de secouer la société conservatrice est également stimulée par la découverte du passé nazi des parents de la jeunesse en effervescence et par son opposition aux pesanteurs hiérarchiques et paternalistes.  Après l’assassinat du leader étudiant Rudi Dutschke (Ligue des étudiants socialistes  d’extrême gauche), l’impasse de cette mobilisation conduira la frange la plus radicale au « terrorisme » de la « Bande à Baader », tout en provoquant une purge réactionnaire de grande ampleur.

 

Sous la coalition SPD-DC (Willy Brandt, Helmut Schmidt), le décret de février 1972 déclare ennemis de la loi fondamentale tous ceux qui se sont insurgés contre l’Etat. Des interdictions professionnelles sont prononcées, des enquêtes sont diligentées, 2.5 millions de dossiers de fonctionnaires sont examinés, nombre d’entre eux sont exclus sur la base de leurs comportements, opinions, lectures marxistes ou simple appartenance à une organisation critiquant la loi fondamentale. Sont concernés des agents administratifs, des instituteurs comme des universitaires ou membres de l’appareil d’Etat, y compris ceux appartenant à l’aile gauche du SPD. Face à cette véritable hystérie antisubversive, très peu d’intellectuels protesteront mis à part quelques écrivains (Heinrich Böll) et cinéastes (Fassbinder). Néanmoins ce déchirement sera suivi d’un « relâchement » culturel : un travail de mémoire sur le judéocide sera entrepris pour régler les comptes avec le passé nazi et la place des femmes dans la société  sera requestionnée.

 

Toutefois, avec la réunification-absorption de la RDA en 1990, sur fond d’effondrement de tout esprit critique et de révélations sur la réalité liberticide des régimes dits soviétiques, une vague d’épuration va être menée. Au grand dam de tous ceux qui avaient cru, surtout à l’Est, à l’institution d’un socialisme démocratique. La purge ne se limitera pas aux membres de la STASI ou du Parti-Etat de l’Est. Il n’y aura pas de consultation du peuple, ni de nouvelle Constitution mais un démembrement de la RDA, y compris des milieux intellectuels : les 2/5ème des personnels des centres universitaires à l’Est furent licenciés et selon les estimations, 120 000 à 250 000 chercheurs, tant dans les domaines industriels que de la recherche académique, furent exclus. A l’ouest, les intellectuels critiques de l’école de Francfort (Horkheimer, Habermas, Honneth) avaient subi une normalisation les rendant progressivement aphones. Bref, les années 77 à 82 furent marquées avec Helmut Kohl par une droitisation sécuritaire, antiterroriste et anticommuniste. L’effondrement de l’URSS allait ensuite permettre l’extension de l’hégémonie allemande sur les pays de l’Est de l’Europe et ce, dans le cadre de la globalisation financière qui s’annonçait.   

 

3 – De Gerhard Schröder à Angela Merkel

 

Avec le SPD au pouvoir, en alliance avec les Verts, l’on assiste à une inflexion de l’ordo-libéralisme. Le mythe de la cogestion s’effrite sous les coups de boutoir de la globalisation financière afin d’assurer l’hégémonie allemande sur le continent européen : institution d’une épargne-retraite personnelle (fonds de pensions) assortie d’une baisse des retraites collectives. Baisse des impôts des riches et des entreprises ; blocage des salaires, lois Hartz (du nom du syndicaliste ( !) et DRH de Volkswagen) permettant le recours massif à l’intérim, réduction de la période d’indemnisation de chômage (12 mois au lieu de 32) , institution des petits boulots à 400€/mois sans cotisations donc sans droit à pension ; obligation pour les chômeurs de longue durée d’accomplir des tâches dites d’intérêt général (à 1€ de l’heure), suppression des services (centres sociaux, bibliothèques…). Ce pays par cette rafale de contre-réformes s’exhibe en champion de la concurrence sociale et fiscale tout en recourant aux délocalisations et à la sous-traitance dans l’Est de l’Europe. Sa puissance industrielle (automobiles, machines-outils) se matérialise dans ses exportations (23.7 % du PIB en 1995, 51.9 % en 2012). Son revers est le développement de la précarité : les mini-jobs à 400€ concernent 4.8 millions de personnes en 2012 ; 45 % des femmes sont à temps partiel contraint. La marginalisation de la jeunesse, la faible natalité et par conséquent le vieillissement de la population fragilisent le modèle allemand qui avec l’Union européenne a tendance à s’exporter sur le continent. Les Verts, d’extra-parlementaires  en lutte contre le nucléaire, se normalisent en tant que parti et se transforment même en boutefeu lors de la guerre en ex-Yougoslavie et ce, au nom des Droits de l’Homme (Joschka Fischer fut ministre des affaires étrangères sous Schröder).

 

La « gauche » ayant fait le sale boulot, la droite revient au pouvoir dans le cadre consensuel d’une grande coalition. Avec Merkel le maternalisme s’instaure « (Mutti »). Sous la forme d’un immobilisme apparent, des inflexions idéologiques vont tenter de corseter les réactions dites négatives de la population surtout après l’accueil d’un million d’immigrés en Allemagne. La lutte des classes, les révoltes, le racisme et l’homophobie sont définis comme des pathologies sociales résultant d’un déficit de reconnaissance individuelle, faute d’interactions sociales suffisantes. Les inégalités sont analysées comme un manque de performance et de rendement individuel justifiant ainsi l’ordre moral de la compétitivité et de la flexibilité. Mises à part la résurgence de l’extrême droite (AFD, NPD) et une crispation nationaliste, l’on assiste à une acceptation résignée du régime reposant sur la dépolitisation instituée et la marginalisation de die Linke, cette gauche résultant de la fusion d’ex-sociaux-démocrates, de syndicalistes déçus et d’ex-communistes de la RDA défunte. Toutefois, la mondialisation financière sur fond de déclin de l’empire US a fait surgir des blocs de puissance s’affrontant dans la conquête de marchés et des nationalismes aigris face à la tutelle allemande à l’Est comme au Sud de l’Europe. La dépendance de l’Allemagne vis-à-vis des produits chinois et du gaz russe renforce les difficultés d’obtention du consensus toujours recherché. Va-t-on assister à un cycle de turbulences et de crises ?

 

4 – La coalition Arc-en-ciel peut-elle se briser ?

 

Contre toute attente, malgré le désaveu du SPD lors des années Schröder, la CDU de Merkel a été battue donnant naissance à un être hybride qui peut se fracasser sur les contradictions externes et internes.

Si la coalition SPD, Verts et les libéraux du FDP entend conforter le leadership de l’Allemagne, elle est désormais confrontée à des réalités qu’elle ne maîtrise pas. Economiquement ses liens privilégiés tant du point de vue des exportations que des importations sont chinoises, sa dépendance au gaz russe est indéniable surtout depuis la fermeture des centrales nucléaires et son engagement à fermer ses centrales au charbon.

Olaf Scholz, très social-libéral, doit composer avec son ministre des finances FDP qui refuse tout nouvel impôt sur les actifs financiers et industriels. La recherche de l’équilibre budgétaire reste un dogme et ce, dans le contexte de retour de l’inflation. L’austérité doit être maintenue même si l’on concède qu’il faille réaliser des investissements importants dans les nouvelles technologies pour renforcer encore la compétitivité de l’Allemagne. Sur fond de retrait de l’engagement militaire US en Europe, la coalition refuse d’assurer « l’Europe de la défense » malgré les pressions françaises intéressées par son industrie d’armement. Tout doit passer par l’OTAN y compris les fournitures militaires US ; pas question d’augmenter les dépenses militaires. Pire pour Macron, il est envisagé de retirer les instructeurs militaires du Mali. Quoique ?

 

Les Verts qui occupent par leur ministre le poste des Affaires étrangères répandent leur moralisme contre « l’adversaire systémique » chinois  au nom des Droits de l’Homme. Ils soutiennent, sans s’engager véritablement, l’ami américain. Plus inquiétant pour la France de Macron, ils entendent interdire la vente d’armement des pays européens à l’Arabie Saoudite, à l’Egypte, aux Emirats Arabes Unis… Le moralisme pacifiste des Verts va gêner l’atlantisme débridé des autres partenaires de la coalition et ses rapports avec les Etats européens. La coalition peut compter sur ses alliés austéritaires de l’Europe du Nord, opposés au nucléaire même si l’on semble avoir abouti à un compromis laissant entendre que, transitoirement, le gaz russe et l’industrie nucléaire française seraient repeints en vert. Restent pendants le traitement et le recyclage des déchets nucléaires ainsi que la rupture envisagée par les Verts du contrat portant sur le gazoduc Nordstream. Olaf Scholz, pris en étau, s’acharne à ne fâcher ni les Verts, ni les libéraux, mais le risque potentiel d’une rupture de la coalition Arc-en-ciel demeure.

 

Si 2007 fut l’année d’émergence de die Linke, le vieillissement de ses dirigeants, leurs divisions, la participation à l’exécutif social-libéral à Berlin, l’ont depuis marginalisé. A l’Est, les populations se sentent abandonnées, à l’Ouest, les jeunes ont fait le choix des Verts. La « crise des réfugiés » a fait le reste, celui de l’affaiblissement de die Linke sur fond de mise au second plan des questions sociales. Il en est de même pour l’association ATTAC qui s’est effondrée faute d’actualisation de ses positions altermondialistes.

 

Enfin, on ne saurait omettre le passé d’Olaf Scholz qui fut ministre des finances de Merkel et son choix de son conseiller spécial Jörg Kukies. Si ce dernier a adhéré à l’âge de 18 ans au SPD, on retiendra surtout son passé de vice-président de Goldman Sachs qu’il a occupé de 2000 à 2018, ainsi que celui de secrétaire d’Etat chargé des marchés financiers dès 2018 avant de s’occuper à Bruxelles de la politique économique européenne.

 

On nous bassinera certainement sur l’objectif proclamé du fédéralisme européen comme pour mieux occulter les divisions de l’Europe, l’opposition des pays du Nord à tous transferts financiers des pays les plus riches vers les pays endettés, bref, tout le contraire d’un fédéralisme assumé : budget commun renforcé, imposition européenne, emprunts européens. La dette Covid 19 restera, pour sûr, une exception de l’Europe fracturée un grand marché sous pression. En effet, s’il est impossible de savoir comment le bras de fer avec la Russie de Poutine se traduira, il n’en demeure pas moins que les risques d’affrontement en Ukraine sont réels. L’extension tous azimuts de l’Europe du grand marché semble avoir trouvé ses limites. Mais il s’agit là d’un autre sujet plus global rendant encore plus incertaine la question de savoir où va l’Allemagne.

 

Gérard Deneux, le 24.01.2022

 

Pour en savoir plus :

Made in Germany de Guillaume Durand, ed. Seuil

La critique défaite, Stathis Kouvelakis, ed. Amsterdam (sur l’évolution-régression des théories et des idéologies en Allemagne)

Articles dans ACC pour l’Emancipation Sociale mai/juin et juillet 2013 « Etre ou ne pas être germanophile » et « Déliquescence de l’ordo-libéralisme allemand et césarisme européen »