Les tueurs de démocratie
La moitié de l’humanité utilise la
« famille Facebook » (Instagram, Messenger, WhatsApp) soit 3,58
milliards d’utilisateurs actifs (au moins 1 fois/mois) et 500 millions de tweets sont envoyés chaque
jour dans plus de 40 langues. A leur création il y a quinze ans, on percevait
les réseaux sociaux comme un ferment démocratique nouveau qui, en favorisant la
diffusion de l’information et la communication horizontale entre citoyens,
aiderait les peuples à briser leurs chaînes, de l’Europe orientale au monde
arabe. L’histoire s’est écrite autrement : l’assaut sur le Capitole des
partisans de Trump ou le succès fulgurant des mots d’ordre racistes de Matteo
Salvini ont mis en évidence le pouvoir dévastateur à l’échelle planétaire des
appels à la haine et à la désinformation qui circulent en temps réel sur les
réseaux sociaux. La démocratie peut elle survivre face aux dérives du
numérique ?
Le
trombinoscope
Facebook est un réseau social en
ligne fondé en 2004 par Mark Zuckerberg et ses camarades de l’université
Harvard. Il est le troisième site web le plus visité au monde après Google et
YouTube. Facebook fait régulièrement l’objet de débats, tant sur le plan
politique que juridique, économique, culturel et social. Frances Haugen, lanceuse
d’alerte, a quitté le réseau social en emportant des milliers de
documents : « j’ai eu
l’impression que, face à des conflits d’intérêts, entre ses profits et la
protection des utilisateurs, Facebook choisissait de façon répétée ses profits ».
Elle a révélé que Facebook est parfaitement au courant de ses effets dévastateurs sur les
démocraties, la psychologie des enfants, la montée de la haine, la polarisation
de l’opinion publique. Selon Fabrice
Epelboin, spécialiste des médias sociaux, entrepreneur et enseignant, la France
et l’Europe ne peuvent légiférer sur ses entreprises, elles n’ont aucun pouvoir
sur elles. Seuls les Etats-Unis peuvent casser Facebook, le démanteler ou le
réguler.
La réelle problématique posée par Facebook à
quasiment tous les pays, est la polarisation.
L’opinion publique est tellement polarisée qu’il n’y a plus de consensus dans
la plupart des démocraties du monde. C’est l’un des effets d’une algorithmie créée à la base pour
brasser de l’information entre les êtres humains, pour accaparer le maximum de
temps de cerveau disponible et faire un maximum d’argent. Et ce qui fait passer un maximum de temps sur
les réseaux sociaux, c’est la haine,
le fait de faire réagir avec des émotions
négatives vis-à-vis d’une publication, d’un contenu. En 2018, Donald Trump
est arrivé au pouvoir et Mark Zuckerberg se dit qu’il pourrait être le prochain
président. Il commence une tournée dans les Etats-Unis pendant quelques mois et
décide de changer l’algorithme pour faciliter les relations sociales de proximité ce qui a radicalement changé
le climat social dans une quinzaine de pays – manifestations en France, au
Chili, au Liban. Cela donne une idée de la puissance
de feu de ces réseaux juste en changeant quelques variables.
L’astrosurfing
Cambridge Analytica est le nec plus ultra
de l’astrosurfing, technique
consistant en la simulation d’un mouvement spontané ou populaire à des fins
d’ordre politique ou économique pour fabriquer
l’opinion publique. C’est un algorithme qui sert à profiler chacun en fonction
de caractéristiques psychologiques et à envoyer des messages qui empoisonnent
le flux d’informations de façon à faire un « nudge », terme de psychologie cognitive qui consiste à
orienter subtilement dans la « bonne » direction.
Cambridge Analytica (CA) a été créé par Steve
Bannon, suprémaciste blanc, ex-conseiller de Donald Trump, Robert Mercer,
milliardaire financeur de la campagne de Trump et Peter Thiel, financeur de
Facebook et mentor de Zuckerberg. M. Trump ne croyait pas à CA et M. Bannon lui
a proposé un test : le Brexit.
C’est à ce moment que le scandale a
éclaté mais CA a remarquablement bien marché sur le Brexit en polarisant
l’opinion publique. Christopher Wylie, lanceur
d’alerte, a dévoilé comment le camp de Donald Trump a ciblé des dizaines de
millions d’Américains pour les radicaliser.
Son rôle était d’identifier les gens susceptibles de croire en la théorie du complot et de les attirer
dans des groupes Facebook. Des gens dont le profil de données suggère à
l’algorithme de CA qu’ils sont plus enclins à la pensée complotiste, afin de
lancer un mouvement politique ayant contribué à l’élection de Trump. CA a la réputation d’avoir piraté des
dizaines d’élections.
Autre exemple d’Astrosurfing : les déboires
de la force française au Mali. Facebook
a démantelé deux groupes de faux profils impliqués dans plusieurs pays
africains, l’un étant opéré par l’armée des trolls russes et l’autre
attribué à l’armée française. Les
Russes, à travers l’armée des trolls, ont commencé il y a plusieurs années à
souffler sur les braises d’un sentiment anti-français et l’armée française a
contré ces trolls en décodant ses fake
news, sans y réussir. La force
Barkane est aujourd’hui progressivement remplacée par le groupe Wagner, une société militaire
privée russe qui a des fondateurs en commun avec l’armée des trolls. L’armée
des trolls russes est une force cyber
criminelle que l’Etat russe laisse proliférer tant qu’elle rançonne des
gens qui ne sont pas des alliés de la Russie et qui peuvent en contrepartie
participer à « l’effort de guerre.
Des mèmes et du buzz
Les techniques utilisées pour manipuler sont
très puissantes comme les mèmes,
utilisés essentiellement par l’extrême droite. Ils sont souvent rejetés par les
médias, ils se sont retrouvés dans des univers
alternatifs et en contact avec ces nouvelles
formes d’expression nées dans les tréfonds
d’internet. Cela consiste à « hacker »
le cerveau. La transmission normale
d’un message a pour fonction de faire naitre des émotions puis un concept suite
à un processus cognitif. Le mème
utilise le concept inverse : une image avec un peu de texte
déclenche une émotion. Le décalage, entre le moment où le cerveau transforme
l’image en émotion et celui où les mots se transforment en sens, permet
d’associer un concept avec une émotion choisie et de conditionner le cerveau. C’est redoutablement efficace. L’autre avantage : pendant la campagne de Trump, des
millions de militants ont été incités à faire des mèmes pour se moquer des
adversaires ou vendre ses concepts et
les algorithmes ont amplifié les « meilleurs » qui ont fait le buzz.
Les nationalistes de l’ère numérique
additionnent les rages. Ils
désignent au peuple de nouveaux ennemis : les politiques, les
journalistes, les minorités, les étrangers. Dans leur ombre, des conseillers occultes ajustent les
algorithmes, manipulent les consciences.
Ils sont les ingénieurs du chaos contemporain. Ils exploitent les
poches de colère de la société et, avec les réseaux sociaux, ils peuvent
analyser en temps réel les sentiments des gens. La vague nationaliste a déferlé
dans de nombreux pays : Etats-Unis, Inde, Italie, Brésil.
Pendant sa présidence, Donald Trump a intensifié
ses tweets, plus d’une centaine par jour. Twitter présente des biais
structurels en termes de simplicité,
d’impulsivité et d’incivilité. Une barrière structurelle
empêche quelqu’un d’y dire quelque chose de complexe ou sophistiqué. Donald Trump
provoque, par ce biais, l’émotion qu’il veut faire ressentir à ses abonnés. Il
s’apprête à lancer son propre réseau social.
Le chef de file de la droite italienne, Matteo
Salvini a 4 millions d’abonnés sur Facebook et a fait de son parti, la Ligue, la formation politique la plus
populaire du pays en moins de 10 ans. Derrière ce succès, il y a un homme très
discret, Lucas Morisi, qui a fait des réseaux sociaux son mégaphone. D’après lui,
M. Salvini, en terme de mesure de vanité
(sic) –nombre de J’aime et d’abonnés-
est le premier leader européen. Sa stratégie de communication est celle de la radicalité, une logique de polarisation, qui l’a mené à devenir
vice-premier ministre en 2018. C’est en explorant les entrailles des réseaux
sociaux qu’ils ont choisi leurs ennemis, une technique du marketing numérique
appelée l’analyse des sentiments.
Beaucoup plus rapide que les sondages, cette technique utilise les mots clés
d’un sujet, collecte les messages des forums et autres pour connaître le sentiment général autour de ce thème et
surfer dessus.
Au Brésil, un clan quasi mafieux organisé de façon
pyramidale n’hésite pas à menacer ses propres citoyens. Les ingénieurs du chaos
sévissent sur WhatsApp, application de messagerie qui compte 130 millions
d’utilisateurs, de groupes privés qu’ils infiltrent. Pendant la campagne
présidentielle de 2018, Bolsonaro était presque un inconnu et commença à monter
dans les sondages. Pour diffuser sa propagande, il infiltra la messagerie
préférée des Brésiliens en diffusant des fake
news. Il sème ainsi le trouble chez les électeurs grâce à « l’armée Bolso » qui diffuse
l’information et les influenceurs
qui la fournissent. Au sommet de la pyramide se trouve l’entourage très proche
du président : ses trois fils. La presse brésilienne a donné un nom à
cette garde rapprochée, le cabinet de la
haine. Leurs méthodes ont été découvertes à quelques jours de l’élection.
Le mode opératoire du clan consiste à envoyer des millions de messages contre
le Parti des Travailleurs grâce à des logiciels automatisés.
Narendra Modi
est le chef d’Etat de la démocratie la
plus peuplée au monde. Il est un nationaliste brutal au service de la
communauté indou, le dirigeant politique le
plus suivi au monde sur Facebook et il possède son propre réseau social indépendant, Namo. Le hacker français Elliot Aldersen, qui traque les failles de
logiciels au nom de la sécurité des internautes, a révélé que Namo procède au micro ciblage afin de faire des milliers de messages pour des
publics différents et enflammer des
millions de groupes WhatsApp. La cellule informatique du parti –ou armée des trolls de Modi- appâte les gens
dans des groupes et envoie des messages
satiriques, des « blagues » haineuses contre l’islam sans en informer
l’émetteur.
Dans ce contexte de crises sociales et politiques
majeures, ces outils numériques manipulent les opinions et génèrent haine et
polarisation. L’hégémonie numérique a bouleversé notre rapport au monde et
assène des coups fatals aux démocraties. Aucune démocratie n’est à l’abri.
Stéphanie Roussillon, le 24.01.2022
Sources : Chaîne You Tube Elucid Comment les réseaux sociaux ont détruit la démocratie
Reportage d’Arte Propagande, les nouveaux manipulateurs