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vendredi 28 janvier 2022

 

Les tueurs de démocratie

 

La moitié de l’humanité utilise la « famille Facebook » (Instagram, Messenger, WhatsApp) soit 3,58 milliards d’utilisateurs actifs (au moins 1 fois/mois) et  500 millions de tweets sont envoyés chaque jour dans plus de 40 langues. A leur création il y a quinze ans, on percevait les réseaux sociaux comme un ferment démocratique nouveau qui, en favorisant la diffusion de l’information et la communication horizontale entre citoyens, aiderait les peuples à briser leurs chaînes, de l’Europe orientale au monde arabe. L’histoire s’est écrite autrement : l’assaut sur le Capitole des partisans de Trump ou le succès fulgurant des mots d’ordre racistes de Matteo Salvini ont mis en évidence le pouvoir dévastateur à l’échelle planétaire des appels à la haine et à la désinformation qui circulent en temps réel sur les réseaux sociaux. La démocratie peut elle survivre face aux dérives du numérique ?

 

Le trombinoscope

 

Facebook est un réseau social en ligne fondé en 2004 par Mark Zuckerberg et ses camarades de l’université Harvard. Il est le troisième site web le plus visité au monde après Google et YouTube. Facebook fait régulièrement l’objet de débats, tant sur le plan politique que juridique, économique, culturel et social. Frances Haugen, lanceuse d’alerte, a quitté le réseau social en emportant des milliers de documents : « j’ai eu l’impression que, face à des conflits d’intérêts, entre ses profits et la protection des utilisateurs, Facebook choisissait de façon répétée ses profits ». Elle a révélé que Facebook est parfaitement au courant de ses effets dévastateurs sur les démocraties, la psychologie des enfants, la montée de la haine, la polarisation de l’opinion publique. Selon  Fabrice Epelboin, spécialiste des médias sociaux, entrepreneur et enseignant, la France et l’Europe ne peuvent légiférer sur ses entreprises, elles n’ont aucun pouvoir sur elles. Seuls les Etats-Unis peuvent casser Facebook, le démanteler ou le réguler.

 

La réelle problématique posée par Facebook à quasiment tous les pays, est la polarisation. L’opinion publique est tellement polarisée qu’il n’y a plus de consensus dans la plupart des démocraties du monde. C’est l’un des effets d’une algorithmie créée à la base pour brasser de l’information entre les êtres humains, pour accaparer le maximum de temps de cerveau disponible et faire un maximum d’argent.  Et ce qui fait passer un maximum de temps sur les réseaux sociaux, c’est la haine, le fait de faire réagir avec des émotions négatives vis-à-vis d’une publication, d’un contenu. En 2018, Donald Trump est arrivé au pouvoir et Mark Zuckerberg se dit qu’il pourrait être le prochain président. Il commence une tournée dans les Etats-Unis pendant quelques mois et décide de changer l’algorithme pour faciliter les relations sociales de proximité ce qui a radicalement changé le climat social dans une quinzaine de pays – manifestations en France, au Chili, au Liban. Cela donne une idée de la puissance de feu de ces réseaux juste en changeant quelques variables.

 

L’astrosurfing

 

Cambridge Analytica est le nec plus ultra de l’astrosurfing, technique consistant en la simulation d’un mouvement spontané ou populaire à des fins d’ordre politique ou économique pour fabriquer l’opinion publique. C’est un algorithme qui sert à profiler chacun en fonction de caractéristiques psychologiques et à envoyer des messages qui empoisonnent le flux d’informations de façon à faire un « nudge », terme de psychologie cognitive qui consiste à orienter subtilement dans la « bonne » direction.

Cambridge Analytica (CA) a été créé par Steve Bannon, suprémaciste blanc, ex-conseiller de Donald Trump, Robert Mercer, milliardaire financeur de la campagne de Trump et Peter Thiel, financeur de Facebook et mentor de Zuckerberg. M. Trump ne croyait pas à CA et M. Bannon lui a proposé un test : le Brexit. C’est à ce moment que le  scandale a éclaté mais CA a remarquablement bien marché sur le Brexit en polarisant l’opinion publique. Christopher Wylie, lanceur d’alerte, a dévoilé comment le camp de Donald Trump a ciblé des dizaines de millions d’Américains pour les radicaliser. Son rôle était d’identifier les gens susceptibles de croire en la théorie du complot et de les attirer dans des groupes Facebook. Des gens dont le profil de données suggère à l’algorithme de CA qu’ils sont plus enclins à la pensée complotiste, afin de lancer un mouvement politique ayant contribué à l’élection de Trump.  CA a la réputation d’avoir piraté des dizaines d’élections.

 

Autre exemple d’Astrosurfing : les déboires de la force française au Mali. Facebook a démantelé deux groupes de faux profils impliqués dans plusieurs pays africains,  l’un étant opéré par l’armée des trolls russes et l’autre attribué à l’armée française. Les Russes, à travers l’armée des trolls, ont commencé il y a plusieurs années à souffler sur les braises d’un sentiment anti-français et l’armée française a contré ces trolls en décodant ses fake news, sans y réussir. La force Barkane est aujourd’hui progressivement remplacée par le groupe Wagner, une société militaire privée russe qui a des fondateurs en commun avec l’armée des trolls. L’armée des trolls russes est une force cyber criminelle que l’Etat russe laisse proliférer tant qu’elle rançonne des gens qui ne sont pas des alliés de la Russie et qui peuvent en contrepartie participer à « l’effort de guerre.

 

Des mèmes et du buzz

 

Les techniques utilisées pour manipuler sont très puissantes comme les mèmes, utilisés essentiellement par l’extrême droite. Ils sont souvent rejetés par les médias, ils se sont retrouvés dans des univers alternatifs et en contact avec ces nouvelles formes d’expression nées dans les tréfonds d’internet. Cela consiste à « hacker » le cerveau. La transmission normale d’un message a pour fonction de faire naitre des émotions puis un concept suite à un processus cognitif. Le mème utilise le concept inverse : une image avec un peu de texte  déclenche une émotion. Le décalage, entre le moment où le cerveau transforme l’image en émotion et celui où les mots se transforment en sens, permet d’associer un concept avec une émotion choisie et de conditionner le cerveau. C’est redoutablement efficace. L’autre avantage : pendant la campagne de Trump, des millions de militants ont été incités à faire des mèmes pour se moquer des adversaires ou vendre ses concepts  et les algorithmes ont amplifié les « meilleurs » qui ont fait le buzz.

 

Les nationalistes de l’ère numérique additionnent les rages. Ils désignent au peuple de nouveaux ennemis : les politiques, les journalistes, les minorités, les étrangers. Dans leur ombre, des conseillers occultes ajustent les algorithmes, manipulent les consciences. Ils sont les ingénieurs du chaos contemporain. Ils exploitent les poches de colère de la société et, avec les réseaux sociaux, ils peuvent analyser en temps réel les sentiments des gens. La vague nationaliste a déferlé dans de nombreux pays : Etats-Unis, Inde, Italie, Brésil.

Pendant sa présidence, Donald Trump a intensifié ses tweets, plus d’une centaine par jour. Twitter présente des biais structurels en termes de simplicité, d’impulsivité et d’incivilité. Une barrière structurelle empêche quelqu’un d’y dire quelque chose de complexe ou sophistiqué. Donald Trump provoque, par ce biais, l’émotion qu’il veut faire ressentir à ses abonnés. Il s’apprête à lancer son propre réseau social.

 

Le chef de file de la droite italienne, Matteo Salvini a 4 millions d’abonnés sur Facebook et a fait de son parti, la Ligue, la formation politique la plus populaire du pays en moins de 10 ans. Derrière ce succès, il y a un homme très discret, Lucas Morisi, qui a fait des réseaux sociaux son mégaphone. D’après lui, M. Salvini, en terme de mesure de vanité (sic) –nombre de J’aime et d’abonnés- est le premier leader européen. Sa stratégie de communication est celle de la radicalité, une logique de polarisation, qui l’a mené à devenir vice-premier ministre en 2018. C’est en explorant les entrailles des réseaux sociaux qu’ils ont choisi leurs ennemis, une technique du marketing numérique appelée l’analyse des sentiments. Beaucoup plus rapide que les sondages, cette technique utilise les mots clés d’un sujet, collecte les messages des forums et autres pour connaître le sentiment général autour de ce thème et surfer dessus.

 

Au Brésil, un clan quasi mafieux organisé de façon pyramidale n’hésite pas à menacer ses propres citoyens. Les ingénieurs du chaos sévissent sur WhatsApp, application de messagerie qui compte 130 millions d’utilisateurs, de groupes privés qu’ils infiltrent. Pendant la campagne présidentielle de 2018, Bolsonaro était presque un inconnu et commença à monter dans les sondages. Pour diffuser sa propagande, il infiltra la messagerie préférée des Brésiliens en diffusant des fake news. Il sème ainsi le trouble chez les électeurs grâce à « l’armée Bolso » qui diffuse l’information et les influenceurs qui la fournissent. Au sommet de la pyramide se trouve l’entourage très proche du président : ses trois fils. La presse brésilienne a donné un nom à cette garde rapprochée, le cabinet de la haine. Leurs méthodes ont été découvertes à quelques jours de l’élection. Le mode opératoire du clan consiste à envoyer des millions de messages contre le Parti des Travailleurs grâce à des logiciels automatisés.

 

Narendra Modi est le chef d’Etat de la démocratie la plus peuplée au monde. Il est un nationaliste brutal au service de la communauté indou, le dirigeant politique le plus suivi au monde sur Facebook et il possède son propre réseau social indépendant, Namo. Le hacker français Elliot Aldersen, qui traque les failles de logiciels au nom de la sécurité des internautes, a révélé que Namo procède au micro ciblage afin de faire des milliers de messages pour des publics différents et enflammer des millions de groupes WhatsApp. La cellule informatique du parti –ou armée des trolls de Modi-  appâte les gens dans des groupes et envoie des messages satiriques, des « blagues » haineuses contre l’islam sans en informer l’émetteur.

 

Dans ce contexte de crises sociales et politiques majeures, ces outils numériques manipulent les opinions et génèrent haine et polarisation. L’hégémonie numérique a bouleversé notre rapport au monde et assène des coups fatals aux démocraties. Aucune démocratie n’est à l’abri.

Stéphanie Roussillon, le 24.01.2022

 

Sources : Chaîne You Tube Elucid Comment les réseaux sociaux ont détruit la démocratie

Reportage d’Arte Propagande, les nouveaux manipulateurs