Un
pognon de dingue…
Pour
les ultra-riches
Au cours des quarante dernières
années, les aides aux entreprises ont explosé, passant de 10 à 30% du budget de
l’Etat. Les firmes françaises sont de plus en plus accros aux perfusions
d’argent public. Pourtant elles n’ont pas réussi à « accroître la compétitivité »,
ni l’innovation, et elles ont un impact
très faible sur la création d’emplois. A l’inverse, pour une partie d’entre
elles, elles sont venues se substituer à la volonté d’innover. Or ce sont les
ménages et un surcroît de dette publique qui alimentent ces caisses… d’où
l’intérêt de se pencher sur ces béquilles fiscales.
Défricheurs
intéressés
Sur un portail créé par la
Chambre de métiers et de l’artisanat, on peut lire qu’il existe près de 2 000
aides publiques aux entreprises : exonérations et abattements fiscaux,
apports en capital, subventions à l’installation, à l’investissement, etc. Tous
ces dispositifs permettent aux entreprises de payer moins d’impôts et de
recevoir une partie des dépenses publiques, ce qui n’est pas sans conséquences
négatives pour l’économie. Pour les petites et moyennes entreprises (PME),
« c’est un sac de nœuds !, s’exclame
Bénedicte Caron, vice-présidente de la CPME, en charge des affaires économiques
et fiscales. C’est très compliqué. Il
faudrait qu’un patron de PME prenne le temps d’aller voir la totalité des
aides, celles auxquelles il pourrait prétendre, ce que personne ne
fait ! ». C’est la raison pour laquelle tout un florilège de
cabinets de conseil est prêt à aider le patron en détresse. Selon Bénedicte
Caron, « c’est très peu fait ».
Tous ne partagent pas ce point de vue, un dirigeant de PME a déjà fait appel
plusieurs fois à ce genre de cabinets « ils
font 80% du boulot administratif » et « il y en a même qui vous expliquent comment faire en sorte que des
dépenses non éligibles à une aide le deviennent ». Et là, tout repose sur
le degré d’éthique du chef d’entreprise. Combien coûte ce genre de
conseils ? « Ils nous demandent
entre 10 et 12% de la subvention », confie-t-il.
Si ces aides peuvent être réellement efficaces, au sens où des investissements n’auraient pas eu lieu
sans elles, ce même dirigeant indique que, dans son secteur, la majorité
d’entre elles se retrouve en fait dans les poches des grandes entreprises. En
réalité, selon Maxime Combes, économiste à l’Observatoire des multinationales,
qui vient de coécrire un ouvrage sur le sujet, « il n’existe aucune
ventilation précise de ces aides par taille d’entreprise. Cette opacité est
problématique car elle rend très difficile la mesure de leur efficacité. On
sait que des grands groupes en bénéficient et que, dans ce cas, elles sont
plutôt inefficaces en termes de création d’emplois, de développement de la
recherche, etc. ».
Coût
exorbitant
En 2007, un rapport public a
évalué le total des aides à 65 milliards
d’euros. Puis un rapport de l’Inspection Générale des Finances a avancé un
montant de 110 milliards, avant que
Gérald Darmanin, alors ministre des Comptes publics, les situe, en 2018, à 140 milliards (environ 5% du PIB). Ces transferts de richesse
publique aux entreprises n’ont cessé de progresser : ils représentaient
l’équivalent de 2,4% du PIB en 1979. Les aides ont commencé à fortement
s’accroître à partir du début des années 2000, puis après la crise de la zone
euro au début des années 2010. La pandémie et la guerre en Ukraine ont encore
fait grimper les montants.
Pour Maxime Combes, on assiste au développement d’un « corporate Welfare », d’un
Etat-providence au service du bien-être
des entreprises : « La
nature de la dépense publique se transforme : on rabote l’accès aux
prestations sociales et aux services publics des ménages, d’un côté, et on
étend l’intervention publique en faveur des entreprises, de l’autre ».
Et si au moins ces manques à gagner de recettes fiscales et ces dépenses
fiscales étaient efficaces, mais ce n’est généralement pas le cas. Une étude de
l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) montre que pour
financer ces baisses d’impôts, la fiscalité des ménages a été accrue. On
transfère donc une partie du pouvoir d’achat des ménages aux entreprises. En
1995, les entreprises représentaient
65,2% du financement de la Sécurité
sociale. Cette part est tombée à 46,9%
en 2020. Les ménages sont aujourd’hui les premiers financeurs d’une
protection sociale. Les entreprises contribuent de moins en moins au
financement collectif tout en en bénéficiant de plus en plus. Et la forte
poussée des aides aux entreprises a été financée par un accroissement de la dette publique.
La recherche universitaire montre
que la meilleure incitation à l’innovation privée passe par la commande
publique, avec un effet bien plus fort que les subventions et les incitations
fiscales. Les Etats-Unis l’ont bien
compris : la commande publique, souvent celle de l’armée, est orientée
vers l’innovation. En France, beaucoup d’entreprises attendent des béquilles
fiscales. Ainsi, pour Maxime Combes, le niveau élevé des aides montre que
« les entreprises ne réclament plus
le retrait de l’Etat mais sa transformation à leur profit. » Face à
n’importe quel changement économique, la réponse attendue de beaucoup
d’entreprises, en particulier des plus grosses, est de réclamer une part
croissante des dépenses publiques et une part réduite de contribution aux recettes
fiscales.
Quelle
efficacité ?
Dans les comptes de la Sécurité
sociale, une catégorie à l’intitulé étrange « Dispositifs d’exonération en faveur de l’emploi » a triplé
depuis 10 ans et atteint 85 milliards
d’euros pour 2023. Ce montant est constitué pour l’essentiel
« d’allègements généraux », c’est-à-dire de réductions dégressives ou
de baisses de taux de cotisations
patronales sans contrepartie. « Ces
mesures sont nées du postulat que le fort taux de chômage parmi les
non-qualifiés à la fin des années 1980 était une conséquence d’un salaire
minimum trop élevé », rappelle l’économiste Sophie Cottet. Au début,
elles ciblaient donc des salaires proches du Smic. Mais chaque nouvelle salve
les a élargies à des salaires de plus en plus élevés. Désormais, plus de neuf salariés sur dix sont couverts par
au moins un dispositif d’allégement. Une note du Conseil d’analyse économique
(CAE) recommande « une remise en
cause » des exonérations au-dessus de 1,6 Smic « si les évaluations à venir confirmaient les résultats décevants
tant sur l’emploi que sur les exonérations ». L’une des raisons est
que plus les niveaux de salaires élevés sont concernés, plus les marges
dégagées sont potentiellement utilisées pour augmenter les rémunérations des
actionnaires et hauts revenus au lieu
d’embaucher ou de baisser les prix.
A la faveur de la disparition du
crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), converti en baisse
pérenne de cotisations sociales, le crédit d’impôt recherche (CIR) est devenu l’année dernière la première niche fiscale de France, avec
un coût estimé à 7 milliards d’euros
pour les finances publiques. Créé en 1983, il est destiné à améliorer la
compétitivité des entreprises et à stimuler l’innovation, et donc la
croissance. Modifié de nombreuses fois, il permet aux entreprises de bénéficier
d’un crédit d’impôt sur les sociétés équivalent à 30% de leurs dépenses de
recherche et développement (RetD) jusqu’à 100 millions d’euros, et à 5% de ces
dépenses au-delà. La Commission nationale d’évaluation des politiques
d’innovation (Cnepi) a calculé que le surcroît d’aides publiques à la RetD
s’est traduits par une hausse légèrement inférieure de l’effort des entreprises
dans ce domaine. Autrement dit, chaque euro supplémentaire d’aide publique a
déclenché un peu moins d’un euro de dépense privée… Les études microéconomiques
ne montrent par ailleurs pas d’impact significatif au global sur leur valeur
ajoutée ou leur investissement, sauf l’investissement incorporel. Au vu du rôle joué par l’industrie dans la
RetD, l’argent du CIR serait mieux investi dans une politique visant à
reconstituer l’appareil industriel, selon les auteurs d’un rapport de l’Ires.
La commande publique, en particulier, est un levier plus efficace pour stimuler
l’innovation, arguent-ils, permettant de surcroît de l’orienter vers des
domaines d’intérêt général, comme la transition énergétique.
Tonne
de dispositifs
L’une des niches fiscales les
plus importantes pour cette année est la taxe
au tonnage soit 3,8 milliards d’euros. Contrairement à l’ensemble des
entreprises qui doivent reverser 25% de leurs bénéfices à l’Etat, le secteur du
transport maritime n’est pas soumis à
l’impôt sur les sociétés. A la place, les armateurs voient imposer leur
capacité de transport en tonnes, qu’ils fassent des bénéfices ou des pertes. Un
régime qui, au global, leur profite puisque quand leurs profits s’envolent, le
montant de la taxe reste le même. Or, c’est justement ce qui se passe
aujourd’hui, à l’instar du géant marseillais CMA CGM, qui enregistre des
bénéfices de plus de 15 milliards d’euros, soit autant que Total Energies.
A première vue, la taxe au
tonnage a permis aux armateurs européens de résister aux pavillons de
complaisance. Le marseillais CMA CGM est le troisième plus grand transporteur
maritime au monde. Mais en réalité, la taxe n’est pas le seul dispositif de
soutien au secteur : registre international français qui permet d‘avoir
65% de marins non européens, réduction des cotisations sociales patronales pour
les marins français, etc. Si un soutien
à ce secteur confronté à une rude concurrence internationale peut se justifier,
l’enjeu réside dans l’addition de ces dispositifs et dans l’absence de
conditions.
Autre exemple des régimes fiscaux
très peu questionnés : le taux de
TVA réduit dans la rénovation énergétique, qui représente un coût annuel de
plus d’un milliard d’euros. En 2016, la Cour des comptes s’est étonnée de
l’absence d’étude sur l’efficience de cette dépense fiscale. En 2017, l’Inspection
générale des finances (IGF) note également « qu’il est très difficile de documenter la contribution du taux réduit
de TVA à l’atteinte de ses objectifs ». L’IGF pointe par ailleurs que,
n’étant soumis à aucune condition de ressources, le dispositif profite
majoritairement aux ménages plus aisés
qui réalisent davantage de travaux. Sur l’aspect écolo, elle n’encourage pas à
faire des travaux performants ou globaux permettant d’améliorer significativement
la performance énergétique.
« Ce dispositif est comptabilisé dans le budget comme favorable au
climat, mais il faudrait aller plus loin, en alignant les instruments de
financement de la rénovation sur nos objectifs climatiques » explique Maxime
Ledez, de l’Institut du climat. Encore un exemple d’une politique publique qui
additionne des outils de financement sans en mesurer les effets précis, ce qui
ne permet pas de les rendre plus efficaces.
Stéphanie Roussillon
Source : Alternatives Economiques (février 2023)