Climat et
petits fours
A
l'heure de l'urgence climatique, les modes de vis carbonifères des élites
économiques sont de plus en plus pointés du doigt. Les actions symboliques, les
rapports et les articles de presse se multiplient pour dénoncer les trajets Paris-Londres
en jets privés de Bernard Arnault ou le tourisme spatial de Jeff Bezos. Acteurs
clés du débat climatique international, les ultra-riches sont les promoteurs
acharnés du « capitalisme vert », un projet politique taillé sur
mesure qui garantit leurs intérêts de classe dans un monde en surchauffe.
Mode de vie
carbonifère
Depuis
plusieurs mois, des voix s'élèvent pour demander la taxation, voire
l'interdiction pure et simple des jets privés. Les attaques se multiplient à
l'encontre de ce symbole du mode de vie carbonifère des ultra-riches ;
ultra-riches responsables, selon l'ONG Oxfam, de plus de la moitié des
émissions cumulées de CO 2 liées à la consommation au cours de la
période 1990-2015. Cet intérêt pour les jets privé est symptomatique d'une
focalisation plus large du débat climatique sur les comportements individuels.
Les riches sont les symboles d'une société de la surabondance et de l'excès qui
va droit à sa perte. Ce qui distingue les ultra-riches, ce n'est pas seulement
leur mode de vie extravagant, c'est aussi leurs immenses fortunes. Ces fortunes
sont souvent composées de liquidités, de biens immobiliers et d'actifs
financiers.
C'est
en abordant les riches sous l'angle de leurs portefeuilles d'actifs – et donc
de leurs investissements – que l'on prend conscience de leur réel impact sur le
climat. Comme l'a montré l'économiste Lucas Chancel, « la majeure partie
des émissions des 1% les plus riches de la population mondiale émane de leurs
investissements plutôt que de leur consommation ». Selon ses calculs, en
2019, près de 70% de leurs émissions étaient dus à leurs investissements et
leur poids relatif dans l'empreinte carbone n'a fait que s'accroître depuis les
années 1990. Greenpeace et Oxfam arrivent à la même conclusion. Ils montrent
comment l'empreinte carbone du patrimoine financier d'un milliardaire français,
en moyenne, s'élève à 2,4 millions de tonnes
de CO2 et celle d'un Français moyen s'élève à 10,7 tonnes ! Via leur patrimoine
financier, Gérard Mulliez (Auchan), Rodolphe Saadé (CMA CGM) et Emmanuel
Besnier (Lactalis) émettent autant de CO2 que 20% de la population
française.
Investissements
intéressés
La
force de frappe financière des ultra-riches et des gestionnaires d'actifs qui
administrent leurs fortunes leur confère un pouvoir considérable sur l'économie
réelle, et en particulier sur les entreprises où ils investissent. Et, en même
temps, ces centaines de milliards d'euros investis les exposent potentiellement
aux conséquences du dérèglement climatique et des éventuelles politiques mises
en œuvre pour y faire face. Les dégâts matériels et économiques engendrés par
un ouragan, une inondation ou une sécheresse auront des conséquences sur la
valeur de leurs portefeuilles d'actifs, et donc sur leur fortunes. C'est pourquoi
les ultra-riches et les gestionnaires d'actifs ont intérêt à investir le débat
climatique, mais ils ne le font guère.
Face
à une catastrophe climatique, certains ultra-riches font le choix du repli sur
(l'entre-)soi et investissent dans des bunkers de luxe. Ces survivalistes haut
de gamme investissent dans des communautés agricoles autosuffisantes et
ultrasécurisées et des bunkers souterrains de 30 000 m2 avec
piscine, cave à vins, spa et club de gym. Mais de nombreux riches font le choix
inverse et privilégient l'engagement et, en particulier, l'orientation des
politiques climatiques pour à la fois atténuer la menace que fait peser la
crise climatique sur leur actifs et pour « transformer l'atténuation de cette menace en une nouvelle source de
profits » d'après l'autrice Bullet Adrienne.
Entrisme
climatique
Jane
Goodall, primatologue britannique, Al Gore, ancien vice-président américain et
Christiana Figueres, l'ancienne directrice de la Convention climat de l'ONU,
étaient à l'édition 2020 de « Davos House », le summum de l'entre soi
climatique. A l'occasion du Forum économique mondial, le club-house de Davos se
convertit en « hot spot » pour financiers philanthropes,
entrepreneurs à succès, responsables d'ONG, anciens ministres et experts en
tout genre, pour parler climat et développement durable. Gore et Goodal
s'adonnent à un entrisme d'un genre particulier, où le champagne et les petits fours
sont un outil au service de la conversion des riches à leur cause. A bord de
leurs jets privés, ils vont de pays en pays pour prêcher leur bonne
parole parmi leurs semblables et auprès des décideurs politiques. Ils incarnent
une nouvelle conscience climatique de classe fondée sur l'idée que leur propre
salut en tant que riches et la préservation de leurs privilèges passeront par
la substitution d'une variété de capitalisme -le capitalisme fossile- par une
autre-le capitalisme vert -, qui mêle atténuation des risques pesant sur le
capitalisme du fait du dérèglement climatique et création de nouvelles
opportunités d'enrichissement en lien avec la décarbonation.
Capitalisme
vert
« Capitalisme
Gaia », « capitalisme durable », « capitalisme
naturel », ou encore « capitalisme vert », les adjectifs ne
manquent pas pour caractériser un nouveau discours légitimant l'idée que le
capitalisme peut être « verdi » et devenir un moteur de la transition
bas carbone. Il s'agit de « valoriser » correctement le capital
naturel, ce qui suppose d'adopter une vision et une stratégie d'investissement
« à long terme » qui tiennent compte des critères « ESG »
(Économique, Social, de Gouvernance) sans pour autant transiger avec les
impératifs d'accumulation et de croissance ni remettre en cause les rapports
sociaux de domination existants. Comme le résume David Blood, il s'agit
simplement de « plaider pour la cupidité à long terme ».
Tout
en appelant à une réforme du capitalisme, ce nouvel « esprit vert »
glorifie l'« expérience de la Silicon Valley » en poussant l'idée que
le progrès technologique et l'innovation entraînent un processus de destruction
créatrice qui profitera, in fine, à l'économie et au climat. Il s'agit,
en somme, d'une version actualisée et verte de « l'idéologie
californienne », ce « mélange
de cybernétique, de libéralisme économique et de libertarianisme contre-culturel »
né de « la fusion étrange entre le
bohémianisme culturel de San Francisco et les industries high-tech de la
Silicon Valley ». Le nouvel esprit vert du capitalisme s'inspire et
prolonge les idées de « l'écologie contre-culturelle » ; une
écologie qui concilie progrès technologique et écologie et, ce faisant,
favorise certaines « technologies appropriées » -panneaux solaires,
éoliennes, économies d'énergie, réseaux et autres – supposément en phase avec
les désirs de liberté et d'autonomie vis-à-vis de l'Etat bureaucratique et
centralisateur associés à la contreculture. En d'autres termes, le nouvel
esprit vert du capitalisme participe à un effort plus large de construction et
de mise en scène des élites économiques éclairées et entreprenantes comme
« sauveuses » du climat et « leaders » de la transition bas
carbone.
Philanthropie
stratégique
La
philanthropie a joué un rôle central dans la diffusion et la normalisation du
nouvel « esprit vert » et des opinons politiques et institutionnelles
qui lui sont associées. Au début des années 2000, plusieurs milliardaires se
sont lancés ou ont réorienté leurs activités philanthropiques existantes vers
le climat. A la veille de la COP 15, des fondations se sont associées afin de
canaliser les fonds vers des bénéficiaires et des projets en phase avec leur
approche de l'enjeu, tout en accroissant leur impact. Compte tenu de leur très
forte homogénéité, il n'est pas étonnant que la plupart -sinon la totalité- des
grandes fondations climatiques partagent une même approche de l'activité
philanthropique ; une approche « stratégique », « guidée
par les données » et « axée sur l'impact ». Plutôt que de
financements, elles se sont mises à parler d'
« investissements », censés produire un « retour social »
mesurable. L'adoption des pratiques et du vocabulaire managérial a participé un
peu plus à normaliser la culture entrepreneuriale au sein du débat climatique.
La firme
s'infiltre
McKinsey
occupe une place à part dans le secteur en pleine expansion du conseil en
durabilité et dont le marché est évalué à plus de 4 milliards de dollars.
« La Firme », comme on l'appelle communément, est tout simplement la
plus grande, la plus ancienne, la plus influente et la plus prestigieuse sur le
marché du conseil en stratégie. Avec comme clients 90% des plus grandes
entreprises mondiales, McKinsey est au cœur du capitalisme mondialisé et, par conséquent,
au cœur du capitalisme fossile. Par ailleurs, McKinsey travaille pour des ONG,
des fondations philanthropiques et des entités publiques. C'est son réseau (anciens
consultants, contacts privilégiés dans les conseils d'administration, cabinets
ministériels, etc.) et ses compétences que McKinsey a mobilisé au service du
capitalisme vert dans la période précédant la COP 15. La firme a contribué à
standardiser une approche « pragmatique », « analytique »,
prétendument « apolitique » et relevant du « bon sens »,
centrée sur les acteurs privés, l'innovation et les mécanismes de marché -
approche qui finira par s'imposer lors de la COP 21 à Paris.
Avant
2007, McKinsey était quasiment absente du débat climatique international. En
quelques mois, tout a changé. La firme a grandement influencé le processus de
négociations à la COP 15. Elle a conseillé la présidence danoise. Elle avait
l'oreille des négociateurs des principales parties prenantes autant que des
institutions onusiennes.
Adoubement par les élites
L'accord
de Paris a opéré un tournant majeur dans la gouvernance climatique. D'outil au
service d'un nouvel accord et de sa bonne interprétation, le mouvement climat
s'est mué en producteur et diffuseur de récits climatiques, devenant dès lors
un rouage essentiel du nouveau régime institué par l'accord de Paris. A travers
ses slogans et actions spectaculaires, il a participé à diffuser et à accroître
le sentiment d'urgence qui est au cœur des efforts de communication déployés
pour « mettre l'accord de Paris en mouvement ». Les actions
« radicales », dès lors qu'elles restent non violentes et se limitent
à des appels à « suivre la science » et à plus
« d'ambition », sont tolérées, voire encouragées. Ainsi la montée en
puissance, courant 2019, d'Extinction
Rebellion (XR) et de Fridays for
Future, le mouvement de Greta Thunberg, a été accueillie avec bienveillance
par les élites climatiques. Leur priorité est non seulement de les soutenir,
mais aussi -et surtout- de les interpréter et de les mettre au service de leur
projet politique et de leurs intérêts. Ils sous-entendent qu'ils sont en fait
dans le même camp et complémentaires, unis par une même indignation face à
l'inaction et au manque d'ambitions des décideurs politiques.
En
appui de ces efforts des élites climatiques, une petite armée de spécialistes
en communication a été mobilisée pour accompagner gratuitement les activistes
et les aider à répondre aux nombreuses sollicitations de journalistes.
Eco-anxiété
Pour
les plus fortunés inquiets de la crise climatique, « investir » dans
les mobilisations et protestations, c'est ce qui se fait de mieux en termes de
rapport coûts et bénéfices. Au cœur de leur démarche, la logique
entrepreneuriale et la « culture du capital-risque » devaient
permettre d'atteindre un objectif immuable : se servir du mouvement pour
promouvoir un capitalisme vert qui garantisse leurs intérêts de classe. Il
s'agit de promouvoir une « philanthropie du risque ». Les mouvements
de type XR ou Fridays for Future sont qualifiés de « start-up
innovantes ». Ils voient en eux « une solution puissante et
rentable » à la crise climatique et un moyen de « disrupter » le
mouvement climat. Pour ces riches bienfaiteurs, investir dans XR et Friday for Future, c'est investir dans des mouvements à leur
image : innovants, entreprenants, agiles, prêts à prendre des risques.
Lorsqu'on
l'interroge sur les raisons qui l'ont amené à reverser près de 200 000 livres
sterling à XR, le milliardaire financier Christopher Hohn explique que « c'est
parce que l'humanité est brutalement en train de détruire le monde avec le
changement climatique et qu'il y a un besoin urgent pour nous de prendre
conscience de cela ». Ce que Hohn omet d'expliquer, c'est que son
soutien s'inscrit dans une stratégie plus large, à l'image du Bezos Earth Fund, de promotion d'une
certaine idée de la transition bas carbone. Loin de signaler un revirement
stratégique, son financement d' XR marque une nouvelle étape dans son effort de
contrôle et d'orientation du débat. Du côté d' XR, les explications données
sont révélatrices de leur méconnaissance des intentions de Hohn et des autres
ultra-riches qui les financent. Roger Hallam, l'un des fondateurs de XR, évoque
ainsi l'urgence de la crise, urgence qui concerne aussi les ultra-riches :
« On a affaire à des riches qui pleurent la nuit comme nous ! Que
voulez-vous qu'ils fassent ? Qu'ils se suicident et qu'ils brûlent tout
leur argent ? ». Eux aussi
souffrent d'éco-anxiété. Ils sont, au fond, comme vous et moi. Avec son million
de livres de revenu quotidien en 2020, Hohn serait l'un des nôtres ?
Or,
si la crise climatique inquiète effectivement les ultra-riches, leur inquiétude
renvoie à des enjeux qui leur sont propres et concernent leur statut de classe.
La planète c'est un peu comme le Titanic : tout le monde se dirige vers
l'iceberg mais ce sont les riches passagers qui commandent le navire et qui, en
cas de collision, auront prioritairement accès aux canots et aux gilets de
sauvetage. L'iceberg climatique, ils ont aussi intérêt à l'éviter mais ils ont
intérêt à s'assurer que les classes inférieures du navire ne se retournent pas
contre eux. Si Hohn et d'autres ultra-riches choisissent de financer XR, c'est
pour asseoir un peu plus leur contrôle sur le navire...
Stéphanie
Roussillon, le 23.08.2023
Source :
Fin du monde et petits fours, les
ultra-riches face à la crise climatique d'Edouard Morena, La Découverte, Fév. 2023