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mercredi 6 septembre 2023

 

Climat et petits fours

 

A l'heure de l'urgence climatique, les modes de vis carbonifères des élites économiques sont de plus en plus pointés du doigt. Les actions symboliques, les rapports et les articles de presse se multiplient pour dénoncer les trajets Paris-Londres en jets privés de Bernard Arnault ou le tourisme spatial de Jeff Bezos. Acteurs clés du débat climatique international, les ultra-riches sont les promoteurs acharnés du « capitalisme vert », un projet politique taillé sur mesure qui garantit leurs intérêts de classe dans un monde en surchauffe.

 

Mode de vie carbonifère

 

Depuis plusieurs mois, des voix s'élèvent pour demander la taxation, voire l'interdiction pure et simple des jets privés. Les attaques se multiplient à l'encontre de ce symbole du mode de vie carbonifère des ultra-riches ; ultra-riches responsables, selon l'ONG Oxfam, de plus de la moitié des émissions cumulées de CO 2 liées à la consommation au cours de la période 1990-2015. Cet intérêt pour les jets privé est symptomatique d'une focalisation plus large du débat climatique sur les comportements individuels. Les riches sont les symboles d'une société de la surabondance et de l'excès qui va droit à sa perte. Ce qui distingue les ultra-riches, ce n'est pas seulement leur mode de vie extravagant, c'est aussi leurs immenses fortunes. Ces fortunes sont souvent composées de liquidités, de biens immobiliers et d'actifs financiers.

 

C'est en abordant les riches sous l'angle de leurs portefeuilles d'actifs – et donc de leurs investissements – que l'on prend conscience de leur réel impact sur le climat. Comme l'a montré l'économiste Lucas Chancel, « la majeure partie des émissions des 1% les plus riches de la population mondiale émane de leurs investissements plutôt que de leur consommation ». Selon ses calculs, en 2019, près de 70% de leurs émissions étaient dus à leurs investissements et leur poids relatif dans l'empreinte carbone n'a fait que s'accroître depuis les années 1990. Greenpeace et Oxfam arrivent à la même conclusion. Ils montrent comment l'empreinte carbone du patrimoine financier d'un milliardaire français, en moyenne, s'élève à 2,4 millions de tonnes de CO2 et celle d'un Français moyen s'élève à 10,7 tonnes ! Via leur patrimoine financier, Gérard Mulliez (Auchan), Rodolphe Saadé (CMA CGM) et Emmanuel Besnier (Lactalis) émettent autant de CO2 que 20% de la population française.

 

Investissements intéressés

 

La force de frappe financière des ultra-riches et des gestionnaires d'actifs qui administrent leurs fortunes leur confère un pouvoir considérable sur l'économie réelle, et en particulier sur les entreprises où ils investissent. Et, en même temps, ces centaines de milliards d'euros investis les exposent potentiellement aux conséquences du dérèglement climatique et des éventuelles politiques mises en œuvre pour y faire face. Les dégâts matériels et économiques engendrés par un ouragan, une inondation ou une sécheresse auront des conséquences sur la valeur de leurs portefeuilles d'actifs, et donc sur leur fortunes. C'est pourquoi les ultra-riches et les gestionnaires d'actifs ont intérêt à investir le débat climatique, mais ils ne le font guère.

 

Face à une catastrophe climatique, certains ultra-riches font le choix du repli sur (l'entre-)soi et investissent dans des bunkers de luxe. Ces survivalistes haut de gamme investissent dans des communautés agricoles autosuffisantes et ultrasécurisées et des bunkers souterrains de 30 000 m2 avec piscine, cave à vins, spa et club de gym. Mais de nombreux riches font le choix inverse et privilégient l'engagement et, en particulier, l'orientation des politiques climatiques pour à la fois atténuer la menace que fait peser la crise climatique sur leur actifs et pour « transformer l'atténuation de cette menace en une nouvelle source de profits » d'après l'autrice Bullet Adrienne.

 

Entrisme climatique

 

Jane Goodall, primatologue britannique, Al Gore, ancien vice-président américain et Christiana Figueres, l'ancienne directrice de la Convention climat de l'ONU, étaient à l'édition 2020 de « Davos House », le summum de l'entre soi climatique. A l'occasion du Forum économique mondial, le club-house de Davos se convertit en « hot spot » pour financiers philanthropes, entrepreneurs à succès, responsables d'ONG, anciens ministres et experts en tout genre, pour parler climat et développement durable. Gore et Goodal s'adonnent à un entrisme d'un genre particulier, où le champagne et les petits fours sont un outil au service de la conversion des riches à leur cause. A bord de leurs jets privés, ils vont de pays en pays pour prêcher leur bonne parole parmi leurs semblables et auprès des décideurs politiques. Ils incarnent une nouvelle conscience climatique de classe fondée sur l'idée que leur propre salut en tant que riches et la préservation de leurs privilèges passeront par la substitution d'une variété de capitalisme -le capitalisme fossile- par une autre-le capitalisme vert -, qui mêle atténuation des risques pesant sur le capitalisme du fait du dérèglement climatique et création de nouvelles opportunités d'enrichissement en lien avec la décarbonation.

 

 

Capitalisme vert

 

« Capitalisme Gaia », « capitalisme durable », « capitalisme naturel », ou encore « capitalisme vert », les adjectifs ne manquent pas pour caractériser un nouveau discours légitimant l'idée que le capitalisme peut être « verdi » et devenir un moteur de la transition bas carbone. Il s'agit de « valoriser » correctement le capital naturel, ce qui suppose d'adopter une vision et une stratégie d'investissement « à long terme » qui tiennent compte des critères « ESG » (Économique, Social, de Gouvernance) sans pour autant transiger avec les impératifs d'accumulation et de croissance ni remettre en cause les rapports sociaux de domination existants. Comme le résume David Blood, il s'agit simplement de « plaider pour la cupidité à long terme ».

 

Tout en appelant à une réforme du capitalisme, ce nouvel « esprit vert » glorifie l'« expérience de la Silicon Valley » en poussant l'idée que le progrès technologique et l'innovation entraînent un processus de destruction créatrice qui profitera, in fine, à l'économie et au climat. Il s'agit, en somme, d'une version actualisée et verte de « l'idéologie californienne », ce « mélange de cybernétique, de libéralisme économique et de libertarianisme contre-culturel » né de « la fusion étrange entre le bohémianisme culturel de San Francisco et les industries high-tech de la Silicon Valley ». Le nouvel esprit vert du capitalisme s'inspire et prolonge les idées de « l'écologie contre-culturelle » ; une écologie qui concilie progrès technologique et écologie et, ce faisant, favorise certaines « technologies appropriées » -panneaux solaires, éoliennes, économies d'énergie, réseaux et autres – supposément en phase avec les désirs de liberté et d'autonomie vis-à-vis de l'Etat bureaucratique et centralisateur associés à la contreculture. En d'autres termes, le nouvel esprit vert du capitalisme participe à un effort plus large de construction et de mise en scène des élites économiques éclairées et entreprenantes comme « sauveuses » du climat et « leaders » de la transition bas carbone.

 

Philanthropie stratégique

 

La philanthropie a joué un rôle central dans la diffusion et la normalisation du nouvel « esprit vert » et des opinons politiques et institutionnelles qui lui sont associées. Au début des années 2000, plusieurs milliardaires se sont lancés ou ont réorienté leurs activités philanthropiques existantes vers le climat. A la veille de la COP 15, des fondations se sont associées afin de canaliser les fonds vers des bénéficiaires et des projets en phase avec leur approche de l'enjeu, tout en accroissant leur impact. Compte tenu de leur très forte homogénéité, il n'est pas étonnant que la plupart -sinon la totalité- des grandes fondations climatiques partagent une même approche de l'activité philanthropique ; une approche « stratégique », « guidée par les données » et « axée sur l'impact ». Plutôt que de financements, elles se sont mises à parler d'  « investissements », censés produire un « retour social » mesurable. L'adoption des pratiques et du vocabulaire managérial a participé un peu plus à normaliser la culture entrepreneuriale au sein du débat climatique.

 

La firme s'infiltre

 

McKinsey occupe une place à part dans le secteur en pleine expansion du conseil en durabilité et dont le marché est évalué à plus de 4 milliards de dollars. « La Firme », comme on l'appelle communément, est tout simplement la plus grande, la plus ancienne, la plus influente et la plus prestigieuse sur le marché du conseil en stratégie. Avec comme clients 90% des plus grandes entreprises mondiales, McKinsey est au cœur du capitalisme mondialisé et, par conséquent, au cœur du capitalisme fossile. Par ailleurs, McKinsey travaille pour des ONG, des fondations philanthropiques et des entités publiques. C'est son réseau (anciens consultants, contacts privilégiés dans les conseils d'administration, cabinets ministériels, etc.) et ses compétences que McKinsey a mobilisé au service du capitalisme vert dans la période précédant la COP 15. La firme a contribué à standardiser une approche « pragmatique », « analytique », prétendument « apolitique » et relevant du « bon sens », centrée sur les acteurs privés, l'innovation et les mécanismes de marché - approche qui finira par s'imposer lors de la COP 21 à Paris.

 

Avant 2007, McKinsey était quasiment absente du débat climatique international. En quelques mois, tout a changé. La firme a grandement influencé le processus de négociations à la COP 15. Elle a conseillé la présidence danoise. Elle avait l'oreille des négociateurs des principales parties prenantes autant que des institutions onusiennes. 

 

Adoubement  par les élites

 

L'accord de Paris a opéré un tournant majeur dans la gouvernance climatique. D'outil au service d'un nouvel accord et de sa bonne interprétation, le mouvement climat s'est mué en producteur et diffuseur de récits climatiques, devenant dès lors un rouage essentiel du nouveau régime institué par l'accord de Paris. A travers ses slogans et actions spectaculaires, il a participé à diffuser et à accroître le sentiment d'urgence qui est au cœur des efforts de communication déployés pour « mettre l'accord de Paris en mouvement ». Les actions « radicales », dès lors qu'elles restent non violentes et se limitent à des appels à « suivre la science » et à plus « d'ambition », sont tolérées, voire encouragées. Ainsi la montée en puissance, courant 2019, d'Extinction Rebellion (XR) et de Fridays for Future, le mouvement de Greta Thunberg, a été accueillie avec bienveillance par les élites climatiques. Leur priorité est non seulement de les soutenir, mais aussi -et surtout- de les interpréter et de les mettre au service de leur projet politique et de leurs intérêts. Ils sous-entendent qu'ils sont en fait dans le même camp et complémentaires, unis par une même indignation face à l'inaction et au manque d'ambitions des décideurs politiques.

 

En appui de ces efforts des élites climatiques, une petite armée de spécialistes en communication a été mobilisée pour accompagner gratuitement les activistes et les aider à répondre aux nombreuses sollicitations de journalistes.

 

Eco-anxiété

 

Pour les plus fortunés inquiets de la crise climatique, « investir » dans les mobilisations et protestations, c'est ce qui se fait de mieux en termes de rapport coûts et bénéfices. Au cœur de leur démarche, la logique entrepreneuriale et la « culture du capital-risque » devaient permettre d'atteindre un objectif immuable : se servir du mouvement pour promouvoir un capitalisme vert qui garantisse leurs intérêts de classe. Il s'agit de promouvoir une « philanthropie du risque ». Les mouvements de type XR ou Fridays for Future sont qualifiés de « start-up innovantes ». Ils voient en eux « une solution puissante et rentable » à la crise climatique et un moyen de « disrupter » le mouvement climat. Pour ces riches bienfaiteurs, investir dans XR et Friday for Future, c'est investir dans des mouvements à leur image : innovants, entreprenants, agiles, prêts à prendre des risques.

 

Lorsqu'on l'interroge sur les raisons qui l'ont amené à reverser près de 200 000 livres sterling à XR, le milliardaire financier Christopher Hohn explique que « c'est parce que l'humanité est brutalement en train de détruire le monde avec le changement climatique et qu'il y a un besoin urgent pour nous de prendre conscience de cela ». Ce que Hohn omet d'expliquer, c'est que son soutien s'inscrit dans une stratégie plus large, à l'image du Bezos Earth Fund, de promotion d'une certaine idée de la transition bas carbone. Loin de signaler un revirement stratégique, son financement d' XR marque une nouvelle étape dans son effort de contrôle et d'orientation du débat. Du côté d' XR, les explications données sont révélatrices de leur méconnaissance des intentions de Hohn et des autres ultra-riches qui les financent. Roger Hallam, l'un des fondateurs de XR, évoque ainsi l'urgence de la crise, urgence qui concerne aussi les ultra-riches : « On a affaire à des riches qui pleurent la nuit comme nous ! Que voulez-vous qu'ils fassent ? Qu'ils se suicident et qu'ils brûlent tout leur argent ? ».  Eux aussi souffrent d'éco-anxiété. Ils sont, au fond, comme vous et moi. Avec son million de livres de revenu quotidien en 2020, Hohn serait l'un des nôtres ?

 

Or, si la crise climatique inquiète effectivement les ultra-riches, leur inquiétude renvoie à des enjeux qui leur sont propres et concernent leur statut de classe. La planète c'est un peu comme le Titanic : tout le monde se dirige vers l'iceberg mais ce sont les riches passagers qui commandent le navire et qui, en cas de collision, auront prioritairement accès aux canots et aux gilets de sauvetage. L'iceberg climatique, ils ont aussi intérêt à l'éviter mais ils ont intérêt à s'assurer que les classes inférieures du navire ne se retournent pas contre eux. Si Hohn et d'autres ultra-riches choisissent de financer XR, c'est pour asseoir un peu plus leur contrôle sur le navire...

 

Stéphanie Roussillon, le 23.08.2023

 

Source : Fin du monde et petits fours, les ultra-riches face à la crise climatique d'Edouard Morena,   La Découverte, Fév. 2023