L’émeute,
entre jacquerie et carnaval
UNE TRADITION BIEN FRANÇAISE
Nous
reproduisons ci-dessous l’article de Loïc Wacquant, paru dans le Monde Diplomatique de septembre 2023.
Il livre une analyse inédite sur les révoltes dans les quartiers populaires de juin
dernier qu’il nous semble intéressant de partager.
Une étincelle peut mettre le feu à la plaine. Sans leader ni revendications précises, les émeutes de juin dernier en France rappellent d’autres protestations d’en bas, dont les révoltes paysannes de l’Ancien Régime. L’arrogance d’un président-monarque encourage les analogies : une rage mêlée de jubilation, des incendies et des saccages – et pour finir la répression.
Il
est instructif, pour comprendre la vague d’émeutes qui a secoué la France pendant
six nuits à la suite du meurtre du jeune Nahel Merzouk par un policier à
Nanterre, de faire un détour historique par l’Ancien Régime et par deux
phénomènes populaires qui l’ont marqué, la jacquerie et le carnaval. Ces
derniers donnent des clés de lecture qui suggèrent que ces émeutes sont bien
françaises : au-delà du vandalisme, elles s’inscrivent dans une longue
lignée de protestations des populations subalternes contre les exactions des
autorités.
La
jacquerie est une révolte paysanne comme en a connu périodiquement l’Occident
du XVIe au XVIIe siècle. Elle prend la
forme de violences collectives déclenchées par la disette mais aussi et surtout
par l’incurie et les abus des tutelles, seigneur, Eglise, pouvoir royal, qui se
manifestent alors par la cherté du blé, la pression fiscale et l’enrôlement de
force dans les armées. La jacquerie se compose ainsi d’attaques contre les
représentants des institutions féodales mais aussi d’incendies, de pillages et
de meurtres. On a en tête celle conduite par Jacquou le Croquant, la figure
éponyme du roman de 1899 adapté à la télévision, mais la plupart des jacqueries
du Grand Siècle étaient spontanées, sans leader et sans cahier de
revendications clair. Elles étaient l’expression du refus explosif d’un malheur
collectif et d’un pouvoir injuste, provoqué par un évènement soudain qui les
rendait plus intolérables encore qu’à l’accoutumée.
Transgresser
les divisions sociales
Comment
ne pas voir le parallèle avec la révolte des jeunes dits « des
quartiers » - il faudrait toujours préciser : quartiers populaires
paupérisés, ségrégués et stigmatisés. Révolte contre les institutions
officielles qui leur mentent au quotidien en faisant miroiter une promesse
républicaine hors d’atteinte pour tant d’entre eux et dont la perte de
légitimité est patente.
Qu’en
est-il de cette promesse ? Au lieu de la liberté, l’enfermement dans des
zones à l’abandon et constamment désignées à l’opprobre public (« les
quartiers »). Au lieu de l’égalité, le fracassement contre le mur des
inégalités de classe et, comme si ça ne suffisait pas, ethniques, inégalités
qui se sont creusées au fil de trois décennies de politiques néolibérales et de
recul corrélatif de l’Etat social. Au lieu de la fraternité, le harcèlement et
l’humiliation au quotidien par des forces de police à qui le pouvoir, dans sa
lâcheté, demande de maintenir un couvercle pénal sur un chaudron social.
Et,
au sommet de l’Etat, le mépris ouvert du président Emmanuel Macron pour la
sous-France, lui qui est tout entier consumé par son attention admirative aux
« premiers de cordée ». Choose France, susurre-t-il aux patrons
des grandes multinationales, mais il en oublie ceux qui, en bas, ont déjà fait
ce choix envers et contre tout, et qui se retrouvent pourtant interdits d’accès
à la pleine citoyenneté par la combinaison de services publics défaillants, de
la précarité salariale et des discriminations au faciès et au patronyme.
L’émotion
qui propulse la jacquerie, c’est la rage. Mais une autre émotion a clairement
joué un rôle moteur dans le déroulement des nuits de violence comme des
pillages de jour, au début de juillet : la jubilation. C’est le sentiment
qui accompagne le carnaval dans toutes les sociétés qui l’organisent. Sous
l’Ancien Régime, celui-ci durait de quelques jours à trois semaines pendant
lesquels les participants déambulaient en procession dans les bourgs, masqués
et travestis, pour exprimer leur joie collective, mais aussi
« renversaient » symboliquement les hiérarchies établies, de genre,
d’état et de sujétion. Le carnaval, c’est ce moment rituel, donc séparé du
temps ordinaire, lors duquel la transgression questionne les divisions
sociales, le dominé moque le dominant, le petit se « paie la tête »
du grand, le faible du fort, l’exclu de l’établi. C’est une institution momentanément
subversive en ceci qu’elle révèle l’arbitraire au fondement de l’ordre.
Trois
spécificités des dernières émeutes vont dans ce sens. D’abord, l’usage de
mortiers d’artifice a créé la chorégraphie visuelle d’une fête populaire, à la
manière d’un 14-juillet démocratisé qui viendrait avant l’heure. Ensuite, le
plaisir irrésistible de filmer les affrontements, de se filmer en action et de
diffuser en temps réel les images des
heurts, incendies et autres saccages a donné des ailes à nombre de participants.
Outre le frisson de les tourner, ces vidéos leur permettaient de prolonger un
moment d’effervescence collective et de construire un soi glorieux,
autoportrait de rebelle d’un soir dans la guerre de tranchées sans cesse
recommencée avec les « keufs ». Troisième point, à la manière du
carnaval, les émeutes ont effectué un renversement momentané des conventions
pour, finalement, reconduire et renforcer les hiérarchies existantes. On le
voit avec le retour de bâton sécuritaire qu’elles ont d’ores et déjà suscité.
Soulèvements
populaires, matériel pour l’un et symbolique pour l’autre, jacquerie et
carnaval marquent la défiance des dominés pour l’ordre établi, leur refus
confus des excès d’un pouvoir devenu illégitime à force de faillir à ses
promesses. Il en va de même avec les émeutes de 2023, qui s’inscrivent dans la
tradition multiséculaire bien française des protestations d’en bas. Refuser de
saisir leur signification politique, c’est s’interdire de prévenir celles qui
leur feront inéluctablement suite.
Loïc
Wacquant
Sociologue,
professeur à l’université de Californie à Berkeley et chercheur associé au
Centre européen de sociologie et de science politique à Paris. Auteur récemment
de Misère de l’ethnographie de la misère
(Raison d’agir, Paris) mais aussi de Les
prisons de la misère (1999), Parias
urbains. Ghetto, Banlieues, Etat (2006), Punir les pauvres. Le nouveau gouvernement de l’insécurité sociale
(2004)