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vendredi 2 décembre 2016

ISLANDE
La révolution citoyenne n’a pas eu lieu
(publié dans PES n° 28)

Revenir sur ce qui s’est passé dans ce petit pays de 330 000 habitants, c’est, pour le moins, déconstruire à l’aide du déroulement des faits, le mythe de la révolution citoyenne qui est né suite à la mobilisation massive de la population lors de la crise de 2008. De même, c’est s’interroger sur la réalité de la démocratie électronique qui a permis la rédaction « populaire » de la Constitution, pour l’heure, enterrée. En outre, à l’échelle de ce petit pays, tout semblait a priori possible en matière de démocratie et d’autogestion. Qu’est-ce donc qui n’a pas marché ? Un processus s’est indéniablement enclenché pour aboutir à deux alternances et à une nouvelle contestation… toujours limitée dans ses objectifs. Cet article tend à souligner, en s’appuyant sur la brève histoire de 2008 à 2016, les pesanteurs et les impasses qui ont caractérisé ce mouvement citoyen d’une ampleur, à mon sens, inégalée, proportionnellement au nombre d’habitants.

La crise de 2008 et ses conséquences

Précisons d’abord que ce petit pays s’était converti, sous l’effet de la mondialisation financière, en casino de la spéculation ; le recours au crédit et au boursicotage était massif ; les banques accumulaient du capital fictif représentant 10 fois le PIB de l’Islande. Depuis 1944, ce pays était gouverné par une droite conservatrice hégémonique. Le parti (dit) de l’indépendance, en alliance parfois avec le parti agrarien(1) et libéral dit de progrès, occupait tous les postes du pouvoir économique et politique. Ce « bloc de corruption », selon l’appellation qui émergea en 2008, renvoie à la vingtaine de familles qui s’est accaparé toutes les ressources du pays et a sa clientèle. A la veille de l’explosion de la bulle bancaire, plus d’un tiers des parlementaires étaient des affairistes.

Lorsque les trois principales banques privées firent faillite, elles entraînèrent la dilapidation de la presque totalité de l’épargne des familles, et pour beaucoup d’entre elles, la perte de leur logement, sans compter l’inflation qui s’envola (18%). Colère, exaspération, soif de justice, volonté de changement et manifestations massives dans tout le pays, la révolution des casseroles obligea le gouvernement à démissionner. En fait, il fut chassé sous les quolibets… Des élections étaient censées tout régler et ce, dans une incontestable ambiance de démocratie qui s’emparait de tout un chacun.

L’alternance pas vraiment citoyenne

Les élections de 2009 portent au pouvoir une coalition « classique » de sociaux-démocrates et d’écologistes soumis à la pression de la population qui réclame un changement de Constitution par sa réécriture démocratique. Pour faire face à l’effondrement de l’économie, quelles furent les mesures prises ? L’on peut les différencier : les unes sont réformistes au sens classique d’amélioration du système, les autres renvoient à la pression du FMI et à ses conditionnalités pour fournir des prêts et assurer la suprématie restaurée du capital financier.

Les premières n’ont rien de révolutionnaire en soi : nationalisation des banques pour éviter la faillite des principales entreprises, dévaluation de la monnaie nationale (l’Islande n’étant pas dans l’Union Européenne et dans la zone euro pouvait se le permettre). Quant aux garanties des dépôts des insulaires, elles visaient à susciter la restauration de la confiance dans les banques. Les impôts sur les 10% les plus riches furent augmentés, le taux d’imposition décidé à leur encontre passant de 24 à 32% pour la tranche des plus hauts revenus. A noter toutefois que le gouvernement refusa de mettre en œuvre les « recommandations » de privatisations du FMI.

Il n’empêche, des coupes drastiques dans les budgets sociaux furent opérées ainsi que d’autres mesures d’austérité et ce, dans un contexte de récession et d’appauvrissement généralisé. Enfin, de la séparation entre les banques de dépôts et les activités spéculatives, il n’en fut pas question.

Reste qu’il fallait compter avec la pression populaire. Quelques dizaines de banquiers furent emprisonnés, leurs malversations connues étant bien trop visibles. C’est dire que la plupart d’entre eux échappèrent aux condamnations. Si le refus du gouvernement d’assumer la responsabilité des pertes de la bancocratie est à son honneur, il allait (voir plus loin) se heurter au « mur de l’argent » que défendaient les institutions européennes et il n’empêcherait pas les grands usuriers de revenir par la suite sur le devant de la scène.

Quant à l’effervescence démocratique, quoiqu’on puisse en dire, elle fut de fait contenue. La Constitution, réécrite via internet et les multiples discussions, fut enfin rédigée et soumise à référendum en 2012, soit à la veille de nouvelles élections. Elle fut entérinée. Restait à la mettre en œuvre avec l’aval du nouveau Parlement. De même, les médias aux mains de la finance devaient être transformés. La liberté totale d’expression, tout comme la protection des lanceurs d’alerte, faisaient l’unanimité de l’opinion… Les parlementaires émirent une résolution… à l’unanimité en ce sens pour… ne rien changer.

2013. L’alternance de droite

Ce n’est pas seulement l’insuffisance de logements sociaux, ni la promesse de la droite de désendetter les ménages, qui peuvent rendre compte du retour de la caste politicienne qui avait été chassée par la rue. C’est à l’attitude de cette gauche verdie et à celle d’une droite de combat, adoptant une posture xénophobe dans l’affaire de la faillite de la banque ICESAVE sur laquelle il faut s’attarder. Elle est emblématique.

Suite à la faillite de celle-ci, le Royaume Uni et les Pays-Bas exigèrent que leurs ressortissants, apprentis spéculateurs, soient intégralement remboursés. Les contribuables islandais devaient payer ! Face aux pressions européennes, la « gauche » qui prônait l’adhésion à l’Union européenne, donna son accord en mars 2010. Mal lui en prit, le président (qui était resté) de droite passa au-dessus du Parlement et fit appel au peuple par référendum, ce que la Constitution inchangée lui permettait. Après quelques modifications, le Parlement, à majorité gauche-vert, donna de nouveau son accord pour rembourser les spéculateurs « étrangers ». Le Président récidiva et le peuple par un nouveau référendum repoussa cette exigence en mars 2011. C’est qu’entre-temps, la droite avait pu détourner, transformer les aspirations anticapitalistes en germe, en colère chauvine et xénophobe. Le parti, dit de l’indépendance, se refaisait à bon compte démagogique une nouvelle virginité sur le terrain de l’inconséquence d’une social-démocratie rejetée. En effet, face aux référendums, la Commission européenne avait porté le litige entre contribuables islandais et spéculateurs étrangers devant la Cour de Justice européenne. Tout à leur impatience de rejoindre l’Union européenne, voire la zone euro, les sociaux-libéraux en herbe, malgré le jugement négatif de la Cour, liquidèrent les actifs de la banque (immeubles, propriété...) pour rembourser « les étrangers ». En effet, les juges européens avaient estimé que « l’Etat islandais n’avait pas failli à ses obligations en ne garantissant pas les dépôts des ressortissants étrangers ». Mais bon, il n’en fut pas tenu compte. C’est que cette « gauche » ancienne et nouvelle qui avait succédé à la droite était, dans presque toutes ses composantes, europhile. Mis à part le Mouvement rouge et vert de la gauche radicalisée, la gauche de gouvernement, comme le parti Pirate né en 2012, Avenir radieux de centre gauche, entendaient reprendre le processus d’adhésion à l’UE… interrompu par la droite. Dans le traitement de cette faillite bancaire, la droite apparut plus démocratique que la « gauche ».

C’est ainsi que la droite honnie put revenir au pouvoir. La confusion idéologique était à son comble, le vote sanction lui fut favorable et ce, alors même que la situation économique semblait s’améliorer.  

L’embellie fragile et les scandales

Les mesures que le gouvernement de gauche avait prises, furent accompagnées par une politique de relance bien singulière, que favorisait le contexte international. Après l’explosion du volcan dont le nom est imprononçable, qui, pendant toute une période provoqua l’interdiction de la circulation aéronautique, la mise en valeur des paysages magnifiques, des geysers… destinée à promouvoir l’Islande connut un vif succès. Les printemps arabes, leur répression, les attentats au Maghreb, en Egypte détournèrent les touristes de ces destinations bon marché vers ce pays nordique. Il s’en est suivi un véritable boom touristique. Européens, Australiens et Japonais affluèrent. L’habile campagne marketing portait ses fruits. En 2016, 17 millions de touristes furent dénombrés, soit 3 fois plus que 5 ans auparavant. Ce fut la ruée vers l’or vert et les particuliers de s’en remettre à AirBNB pour louer leur propre habitation, les petites entreprises spécialisées de se multiplier ainsi que les hôtels de luxe. Le taux de croissance s’élevait (9%), dans le même temps les prix de l’immobilier flambaient et la capitale se hérissait de grues. A Reykjavik c’était l’euphorie. Jon Gnarr, un comédien du genre Coluche, avait été élu maire sur la vague de rejet des partis. Devenu écolo-bobo, membre de ce nouveau parti de centre gauche Avenir radieux, il transformait le centre urbain. Bars, restaurants, rues piétonnes, les bulldozers entrant en action ont transformé la vieille ville, à coup de consultations citoyennes. Résultat : au centre on déambule à pied, à la périphérie, la densité automobile oblige à rouler au pas… Les jeunes, quant à eux, ne peuvent plus s’y loger, un deux-pièces se loue 1 100€ par mois. Nombreux sont ceux qui s’expatrient. Le fossé entre les générations s’est creusé.

La crise politique toujours présente allait rebondir. Les révélations des Panama Papers visaient entre autres le Premier Ministre et son ministre des finances qui avaient planqué leur fortune bien mal acquise dans les paradis fiscaux, notamment dans les Iles Vierges. Et le peuple redescendait dans la rue. Habilement, le gouvernement de droite différa de 6 mois les élections. Le parti Pirate doté de 40% d’intention de votes se voyait déjà prendre le pouvoir. Ses thèmes, démocratie directe en ligne, référendums, transparence, avaient les faveurs de l’opinion. Toutefois, cette nouvelle formation « ni droite, ni gauche », libertaire et libertarienne (anarcho-capitaliste) ne possédait guère de propositions économiques alternatives, sinon celle de la plus grande liberté des affaires. Elle ne faisait que surfer sur les désillusions des électeurs et les scandales financiers qui les alimentaient. Et quand l’heure des décomptes fut venue, le parti Pirate rata son abordage.

Les 6 mois furent mis à profit par la droite. Les élections du 29 octobre 2016 en furent la confirmation. Le parti de l’indépendance recueillit 30% des suffrages et, en alliance avec le parti du progrès, agrarien(1) et libéral, put se maintenir au pouvoir, même si ce fut sur des bases plus fragiles. Le parti Pirate, avec son score de 14.5%, resta dans l’opposition. Quant aux sociaux-démocrates et aux Verts, ils furent laminés. L’Alliance rouge-vert, seul parti radical possédant un programme économique structuré, leur passait devant. Il était d’ailleurs le seul à émettre (avec la droite !) des réticences à rejoindre l’Union européenne. Bref, comme ailleurs (on pense à l’Espagne, etc..), la confusion idéologique persistait.

Quelques leçons à en tirer

Le « bloc de corruption », tout comme l’appareil d’Etat, n’ont pas été brisés. La nouvelle Constitution bloquée par le Parlement aurait pu y contribuer, c’était sans compter sur l’accointance des forces politiques dominantes à la mettre sous le boisseau. La gauche sociale-réformiste, acquise à l’adhésion à l’UE et à ses thèses néolibérales, n’était porteuse d’aucune rupture : pas de socialisation des secteurs clés de l’économie (l’industrie de la pêche et de l’aluminium), pas de réforme de l’audio-visuel, pas de débats et de récusation des dettes illégitimes et odieuses. L’hégémonie du chacun pour soi et enrichissez-vous pour quelques-uns n’a pas véritablement été ébranlée. L’ambiguïté du parti Pirate et d’Avenir radieux n’a fait que surfer sur l’aspiration à plus de démocratie et sur les scandales. Reste à voir comment ce processus de mobilisation se poursuivra. Le boom touristique fragile peut se retourner à tout moment. Il est lui-même le support d’une nouvelle frénésie spéculative immobilière. Quant au mythe du peuple islandais vertueux et démocrate, il a pris pour le moins quelques rides… en ligne.

Gérard Deneux, le 27.11.2016 


(1)   Le parti du progrès (se dit du centre) est libéral et agrarien, c’est-à-dire qu’il défend les grands propriétaires fonciers et les gros agriculteurs