Aquarius, un
symbole
Dans
notre n° 44 de mai 2018, nous évoquions la non-assistance à personnes en danger
au regard de la politique de refoulement aux frontières européennes des errants
de la guerre et de la misère. Alors qu’en Europe, les résultats électoraux
mettent au pouvoir l’extrême droite, les humanistes et internationalistes font
actes de solidarité envers les migrants qui se noient dans le bleu de la mer ou
dans le blanc de la montagne. Les maltraitants, eux, mettent tout en œuvre pour
contenir les migrants hors d’Europe et, en même temps, criminalisent de plus en plus ouvertement les
bienfaiteurs. La politique européenne « commune » en matière de
migrations qui fait consensus est celle qui fait tout pour que les exilés ne
mettent pas un pied sur le sol européen.
En
Méditerranée, la barbarie s’installe
L’Aquarius,
navire-symbole de sauvetage – en 2,5 ans d’existence, il a secouru 30 000
naufragés - affrété par SOS Méditerranée
et Médecins sans frontières, vient de
vivre ces derniers mois des évènements illustrant la politique des
gouvernements de l’UE que l’on peut qualifier de criminelle.
Débarquer dans un port : mission
impossible
Début
juin, 630 migrants sont débarqués à Valence en Espagne, suite au refus de
l’Italie d’autoriser l’Aquarius à aborder dans ses ports ainsi que celui de
Malte. Au cours des 9 jours d’attente insupportable de la décision des autorités, la chaleur de
l’accueil et la détermination de l’équipage ont permis que cette opération ne
tourne pas au drame. C’est que, en Italie, Salvini (extrême droite) est devenu
co-président du Conseil et ministre de l’intérieur. Le symbole de résistance
humanitaire de l’équipage de l’Aquarius doit être cassé. Cynique, il
affirme : « Les passagers (de
l’Aquarius) ne peuvent pas décider de quand commence et quand finit la croisière ( !)…. ». Côté
Conseil Européen, ça patauge ! Le 29 juin, les chefs d’Etat et de
gouvernement se sont entendus pour créer des « centres contrôlés » en
Europe, pour faire le tri et détecter les « irréguliers », puis
répartir les « bons » dans les pays « volontaires »... sauf
que les volontaires ne sont pas légion : 5 pays sur les 28, ceux de l’Est
mais aussi d’autres comme la Suède ou la Belgique refusent. Macron, donnant
l’apparence du chef de file conciliateur, euphémise « les coalitions internes sont compliquées ». Quand il s’agit de
sauver la vie de plus de 600 êtres humains, tous se réfugient derrière le droit
international maritime considérant que les migrants secourus doivent être
débarqués dans le port sûr le plus proche sauf que ceux-là, italien et maltais, refusent. Les parties de
ping-pong diplomatique se sont répétées en août et septembre. Le 14 août, après
plusieurs jours de crise, une solution a été trouvée pour l’Aquarius qui avait
à bord 141 migrants sauvés au large de la Libye, à 75% de Somaliens et des
Erythréens ; ils sont répartis entre l’Allemagne, l’Espagne, la France, le
Luxembourg et le Portugal. 141 ! Une goutte d’eau dans la mer ! Le 25
septembre, 58 « indésirables » attendent devant le port de La Valette.
Hors de question pour Malte - ce paradis fiscal de l’UE, lieu de tourisme pour
riches – de les accepter ; après plusieurs jours, ces Libyens,
Pakistanais, Syriens, sont transbordés sur un navire maltais suite à un accord
au forceps, 4 Etats européens finissant par se les répartir : 18 en
France, 15 en Allemagne, 15 en Espagne, 10 au Portugal ! « Bienvenue
en Europe ! »
Mission européenne : refouler et
non sauver
Lors
du sauvetage de la cinquantaine d’enfants, femmes et hommes, qui le 25 septembre,
tentent de gagner l’Europe dans une embarcation qui commence à prendre l’eau,
l’équipage de l’Aquarius se retrouve face à face avec les garde-côtes libyens
furieux de voir que les humanitaires ont entrepris le transfert des personnes
en danger. Le capitaine de l’Aquarius maintient sa position de ne pas les
livrer à la Libye et fait face aux hurlements « Vous ne respectez pas nos instructions ! Nous vous avons dit de ne
pas intervenir. Vous allez avoir de gros problèmes…Vous encouragez les migrants
à aller en Europe… Vous nous désobéissez » !
C’est
que, depuis juin, l’Organisation maritime internationale (sous pression de
l’UE) a reconnu les garde-côtes libyens compétents
exclusifs en matière de coordination des secours dans les eaux
internationales au large de la Libye. Ils sont chargés de refouler les migrants
vers la Libye. Le Haut-Commissariat pour les réfugiés des Nations Unies a fait
remarquer que ce pays n’est pas un lieu sûr pour débarquer des personnes
secourues en raison des graves maltraitances, tortures, extorsions d’argent,
travail contraint quasi esclavagiste… Tout le monde le sait mais la Libye reçoit
des fonds européens pour bloquer les départs… peu importe les méthodes !
Et
cet Aquarius qui persiste à assister les personnes en danger ! Stop !
En l’espace de deux mois il aura perdu son port d’attache italien et à deux
reprises, son pavillon (une première fois de Gibraltar et cette fois de
Panama). Il est cloué à quai à Marseille, dans l’attente de retrouver une
bannière sous laquelle naviguer. Depuis le début de l’été, plusieurs autres
navires humanitaires sont bloqués à Malte, empêchés de repartir en mer. Sur une
dizaine de bateaux humanitaires de sauvetage l’an dernier, il n’en reste pas
pour patrouiller en Méditerranée centrale.
Les
responsables des Etats européens organisent de facto la pénurie de secours en
mer, foulant au pied le droit maritime. Ils ferment les yeux sur les tortures,
les viols… en Libye et se bouchent les oreilles pour ne pas entendre les cris
de ceux qui se noient !
Méditerranée : cimetière marin d’une humanité en détresse. Un
membre de MSF, né en Tunisie, installé en Italie, ne trempe plus un pied dans
la Méditerranée « Elle a avalé trop
de gens » dit-il. De 2014 à 2017 : 15 000 morts estimés et
depuis janvier, 1 728 noyés ou disparus. Ces chiffres sont des estimations
car, comment compter des hommes et des femmes que l’on ne compte plus car ils
ne comptent pas ? Politique criminelle ? Oui, on peut l’affirmer.
Qui
a provoqué le chaos ? En Syrie, en Libye ? Qui intervient au Sahel, au
Mali, en Centre Afrique ? Qui a engagé les interventions militaires et
ingérences dites humanitaires pervertissant un processus de révolution
démocratique ? Pourquoi déplorer, dès lors, l’augmentation des arrivées de
migrants en Europe ? 215 000 en 2017, 105 000 à mi-2018 ?
Ils fuient la guerre et la misère et nous les traitons comme des pestiférés.
Nous les laissons se noyer, en silence, ou nous les enfermons dans des camps
comme des déchets humains ! C’est nous qui finançons ces camps en Turquie,
en Libye, qui laissons l’Algérie renvoyer tous ces indésirables dans le désert…
à la mort.
Serait-ce
la nouvelle barbarie du 21ème siècle ? Ouverture de camps, aux
portes de l’Europe, dans lesquels survivent ceux dont l’existence est en
attente… repartant toujours sur des parcours sans fin… sans pouvoir
reconstruire leur vie quelque part.
Mais, nous
dit-on l’immigration irrégulière est un problème !
La
propagande formate l’esprit des gens. Le discours et les mots utilisés ne sont
pas neutres. En France, l’Etat parle de « réfugié » pour celui qui a
obtenu un statut, celui-là n’est pas un problème (ils sont peu nombreux, le statut est accordé à environ 30
% des demandeurs). Le problème c’est le « clandestin »,
« l’irrégulier ». Ils seraient un million en UE. Quel crédit donner à
ce chiffre ? Sachant que c’est l’agence Frontex, chargée de refouler les
migrants, qui compte… non pas les personnes mais les entrées en UE. De plus, elle
ne compte pas les sorties, alors que la moitié des migrants sortent au bout de
5 ans. Et s’ils étaient 1 million, cela représente 0.2 % de la population de
l’UE ! On est très loin de
l’invasion et du « grand remplacement » !
Le
réfugié serait plus légitime que le migrant ? Cette distinction est, en fait,
fruit de la construction de la politique d’immigration. En 1951, la Convention
de Genève choisit de retenir le concept de réfugié, comme un persécuté. Cela
n’est pas neutre à l’époque où se situe la discussion (période de la guerre
froide) : deux conceptions s’affrontent, les « socialistes » (de
l’époque) pour qui le réfugié est une victime des inégalités économiques, et le
bloc occidental pour qui le réfugié est un persécuté. Tous les dissidents
du bloc communiste seront réfugiés, automatiquement, mais pas les autres. Dans
le droit actuel, cette conception prévaut encore, à la différence que celui qui
prétend au statut de réfugié doit fournir les preuves individuelles de ses
persécutions, ce qui n’était pas le cas jusqu’à la fin des années 80. Après la
chute du « bloc communiste », le concept n’a pas évolué et, pour
l’heure, pas question d’instituer un statut de « réfugié de la faim »
ou réfugié économique, encore moins de réfugié climatique. Le droit évoluera
quand les politiques considèreront que l’immigration n’est pas un problème ou
une variable d’ajustement d’une main d’œuvre exploitable et jetable à souhait,
mais une opportunité et une richesse, dans une Europe vieillissante. Ça ne se
fera pas sans poussées des militants de base et des migrants.
A l’inacceptable,
nul n’est contraint
Externaliser,
le maître-mot de la politique migratoire de l’UE ; pour ne plus avoir à
rejeter les « indésirables », mieux vaut les empêcher d’arriver. Cette
façon de penser, à quelques divergences près, est majoritaire. Le camp des
anti-migrants se renforce : Autriche, Italie, groupe de Visegrad (Hongrie,
République tchèque, Slovaquie, Pologne), Suède, Danemark prônent une Europe
fermée. Depuis 2015, des mesures ont renforcé la protection des frontières
extérieures : élargissement des pouvoirs de Frontex, création de « hot
spots » centres de tri des migrants en Italie et en Grèce, accord avec la Turquie,
accords bilatéraux avec les pays pour le renvoi de leurs ressortissants. Les 28
viennent de décider d’explorer les « plates-formes de débarquement
régionales » hors de l’UE, autrement dit des centres de tri. Le
financement des garde-côtes en Libye où prospèrent des réseaux maffieux gérant
des prisons « sauvages » sur les routes migratoires ou encore le
contrôle par le Niger des candidats à l’exil des pays voisins (pour 230
millions€), tout est fait pour empêcher les migrants de passer. La garde civile
espagnole a expulsé récemment 116 migrants au Maroc. Les Marocains renvoient
les Subsahariens vers le sud. L’Algérie renvoie des migrants dans le désert…
sans que la « communauté internationale » ne s’émeuve de tous ces
méfaits.
Salvini,
lui, poursuit son chemin. Le 1er octobre, il arrête Domenico Lucano,
maire de Riace, en Calabre, qui a fait revivre sa commune de 2000 habitants en
accueillant 600 migrants. Malgré les manifestations de soutien, Domenico est interdit
de séjour dans sa commune, accusé d’avoir autorisé des mariages blancs et
enfreint la réglementation des marchés publics pour favoriser des entreprises
locales recrutant des migrants. L’attitude de Salvini est emblématique du
virage politique de l’Italie, inquiétant tournant vers un régime autoritaire ?
La
France, elle, cache ses pratiques : elle « éloigne » les
migrants, via les préfets chargés de mettre en œuvre les plans de lutte contre
l’immigration irrégulière, se félicitant aussi de pourchasser les « faux »
mineurs grâce aux contrôles des brigades des chemins de fer…. Au pays des
Droits de l’Homme, le soupçon est roi ! Laisserons-nous encore longtemps
se répandre l’idée nauséabonde du bouc émissaire, le « tricheur », le
« parasite » le « menteur » ? L’arrivée de mineurs isolés
ne devrait-elle pas déjà nous interroger sur le vécu et l’avenir de ces enfants
cherchant refuge, livrés à tous les dangers de l’errance ?
L’obsession
pour le refoulement de l’immigration dite clandestine et l’identification de
« faux » réfugiés ont fini par produire un retournement du droit
d’asile, déligitimant quiconque ne correspond pas aux critères définis. Les
politiques anti-migrants qui se multiplient dans les pays de l’UE sont toutes
des impasses. Elles ne règlent rien. Elles déplacent les migrants.
Refuser
la banalisation des actes inacceptables. Soutenir les initiatives de
solidarité, lutter pour les sans-papiers, occuper des logements, signer les
appels, comme le Manifeste « Pour l’accueil des migrants », faire
connaître l’association nationale des villes et territoires accueillants,
revendiquant un accueil inconditionnel, soutenir les militants solidaires
condamnés, refuser le modèle de société qui se profile, celui de l’intolérance,
de l’exploitation, dénoncer les financements européens de l’esclavage et la
torture dans les camps en Libye ou ailleurs. Tous ces actes de résistances sont
salvateurs à condition qu’ils réussissent à bousculer les schémas idéologiques
imprimés dans les têtes à force de contre-vérités racistes, du type « il y
en a trop » ou « ils profitent de nos aides sociales », etc… pour
construire une société multicolore, multiculturelle de justice et d’égalité,
pour qu’existe un droit international de l’hospitalité. La solidarité est là.
La preuve ? Il n’y a plus de navire-sauvetage en Méditerranée que déjà des
« pilotes volontaires » survolent la mer à la recherche
d’embarcations de migrants qu’ils signalent aux bateaux naviguant à proximité…
L’espoir en un monde plus solidaire est permis.
Odile
Mangeot, le 24.10.2018