Les nouveaux outils d’asservissement
(2ème
partie)
Les nouveaux outils du capitalisme
hypermoderne (séries, jeux vidéo, consumérisme, ‘art’) constituent les derniers
avatars de la culture de masse qui laminent les sociétés et domestiquent les
esprits.
Le consumérisme
Nous serions passés d’une société de
producteurs à une société de consommateurs. Bien évidemment, les individus
peuvent toujours, dans leur grande majorité, être considérés comme des producteurs, car le travail est loin
d’avoir disparu, mais ce n’est plus qu’à titre secondaire que la société les
engage en tant que tels. Elle les interpelle désormais, avant tout, en tant que
consommateurs. C’est l’activité de
consommation et non de production qui fournit l’interface entre les individus
et la société. C’est la capacité à consommer qui définit le statut social.
Selon le sociologue Zygmunt Bauman, la place « que l’on gagne ou que l’on obtient sur l’axe de
l’excellence/incompétence en matière de performance consumériste se change en
principal facteur de stratification et principal critère d’exclusion et
d’inclusion. En outre, elle oriente la distribution de l’estime sociale et
des stigmates sociaux, tout en prenant part à l’attention publique ».
A contrario, pendant la précédente phase de
la modernité, la société interpellait les hommes essentiellement en leur
qualité de producteurs et de soldats, et les femmes, avant tout, en tant que
fournisseuses de services. Elle s’occupait de gérer des corps afin de les
conformer à un certain type d’action et à un mode de vie adaptés à l’usine et
aux champs de bataille. Il s’agissait alors pour les individus d’être capables
d’obéir aux ordres, de respecter des règles, d’accepter leur condition, de se
soumettre à la routine et de se résigner à une certaine éthique de travail –
une vie de labeur. Mais progressivement, l’évolution des modes de production,
des rapports politiques et une série de changements sociaux profonds, dans
lesquels les mouvements de contestation des années 1960 et 1970 ont pris une
large part, ont modifié la façon dont la société mobilisait ses membres et les
rôles qu’elle leur faisait jouer. Ce processus « d’émancipation » des
modèles comportementaux a abouti au triomphe du droit de l’individu et de
l’affirmation de soi, à une certaine autonomie individuelle, tout du moins en
théorie.
Le but premier de la consommation, dans la
société des consommateurs, n’est en aucun cas la satisfaction pleine et entière
des besoins, des désirs et des manques. Le consumérisme
n’est pas un moyen d’arriver à ces fins, de posséder ce dont on a besoin – même
si le nombre de besoins s’accroît sans cesse. La consommation est devenue une
activité autotélique, qui constitue
une fin en soi, n’ayant pour objectif que sa perpétuation ; elle est
devenue une véritable culture, une manière d’être au monde. Il faut jouir
immédiatement de la consommation et vivre des « expériences » de
découverte et d’évasion. Le propre du syndrome consumériste est de
raccourcir considérablement, voire d’annuler, l’espérance de vie du désir, soit
le temps entre son émergence et sa satisfaction, et entre la satisfaction et la
mise au rebut de l’objet désiré. Il n’est que « vitesse, excès et
déchet ».
Cette culture consumériste rejette tout
apprentissage, érudition et accumulation, et rend immédiatement accessible,
notamment en ayant recours aux nouvelles technologies, une profusion de biens
et surtout d’informations et de données.
Les principes et l’esprit consuméristes se
sont étendus à tous les aspects et à toutes les phases de notre vie. Le marché,
sous des formes diverses, a pénétré des secteurs de la société et des
dimensions d’où il était exclu. Les rapports humains de toute nature adoptent
désormais son fonctionnement et ses valeurs avec violence et insatiabilité. Les
liens entre les humains se fragilisent considérablement. Dès qu’une relation ne
donne plus satisfaction, on peut la «zapper», mais l’autre peut faire de
même ! Ce qui implique qu’il faille se rendre le plus séduisant et
désirable possible pour augmenter sa valeur marchande. L’existence des réseaux
sociaux formalise et renforce cette marchandisation des rapports humains. Leurs
membres cherchent à attirer l’attention, à obtenir une reconnaissance et à
participer au jeu de la socialisation en ayant le plus d’amis possible – l’obsession
de la célébrité est d’ailleurs un symptôme de la fragilisation du lien social. Se
développe ainsi un véritable marketing de la personne où chacun est poussé à
mettre en place de véritables stratégies, à manager
son identité. L’identité est devenue un projet, une série de tâches « qui restent à entreprendre, à accomplir avec
diligence et à mener à bien jusqu’à un état d’achèvement infiniment éloigné ».
Dans ce contexte, aucune identité n’est donnée, définitive et garantie, dès la
naissance. Elle est auto-définie et auto-construite, puis démantelée, car la
culture consumériste interdit tout enracinement et toute satisfaction ;
elle pousse sans cesse à rejeter la précédente identité pour en expérimenter
une nouvelle, plus en phase avec les dernières offres du marché…
L’art contemporain et virtuel
Depuis le début des années 1960, le pop’art
nord-américain a élaboré un processus de création, fondé sur une logique
d’intégration des produits issus de la culture de masse. Ont été incorporés des
images médiatiques, des affiches hollywoodiennes, des logos, du design
graphique d’emballage ainsi que des icônes disneyennes les plus courantes. Du
fait de cette profonde modification, couplée à de nouvelles techniques de
reproduction, l’art en est venu à se confondre avec la culture de masse,
celle-ci étant apparentée à une culture de divertissement. L’art apportait sa contribution
à sacraliser l’American way of life,
ce mode de vie soutenu par la société capitaliste fordienne, tout d’abord érigé
en modèle social et économique pour une partie de l’Occident, avant de devenir
un modèle planétaire.
La culture de masse – presse, télévision,
radio, et aujourd’hui Internet et les réseaux sociaux – est, par définition,
produite et diffusée massivement ; or avec les nouvelles technologies
numériques, cette puissance de production et de diffusion s’est trouvée
démultipliée, reléguant l’art et la culture au rang d’activités moins
attractives, en décalage avec le mythe d’un « nouveau monde ». Ce
« nouveau monde », placé sous l’étendard de la « révolution
numérique », au nom de la libre entreprise mondialisée et de la libération
des normes culturelles, encourage une conception de l’art intrinsèquement
libérale, et ce sans limites. Se faisant ainsi le relais de l’esprit du temps,
cette mouvance de l’art libéral, ayant fusionné avec la culture de masse,
entretient une subreptice domination sur les peuples. En parallèle, elle est
soutenue par une très riche bourgeoisie transnationale de collectionneurs,
grâce à ses investissements financiers sur le marché de l’art international,
lui aussi très prospère.
Le tour de force de la fusion de l’art avec
la culture de masse est d’avoir concouru à créer un faux sentiment de cohésion
nationale rassemblant en son sein, même ponctuellement, les classes sociales,
les différentes cultures d’origine, les générations sans discrimination de sexe
ou d’âge.
C’est à partir du milieu des années 1990 que
les musées se sont équipés des premières bornes multimédias, ces dispositifs
attractifs et interactifs qui proposent un grand nombre d’informations. Ceci a
constitué un véritable tournant car ces dispositifs constituent le cœur même
d’un processus narratif qui structure fortement l’expérience du visiteur. En
vingt ans, nous sommes passés d’une résistance à un désir insatiable d’écrans
dans les expositions. De façon insidieuse, les technologies numériques ont
introduit de nouveaux acteurs (informatique, réseaux, design, sécurité…) dans
le champ de la conception et modifié ceux de l’énonciation éditoriale avec pour
conséquence le fait que le discours du musée n’est plus le seul fait de
l’institution muséale. L’interactivité est devenue le credo des conservateurs
et des muséographes modernes. La médiation culturelle numérique est devenue
indispensable pour la « bonne » compréhension. L’œuvre d’art ne se
suffirait plus à elle-même pour être compréhensible et appréhendable.
Les institutions muséales font produire des
applications mobiles qui se positionnent comme un dépassement de l’audioguide.
Ces dispositifs servent d’appât pour attirer et fidéliser le plus de visiteurs
possible, car c’est en renforçant l’intérêt ludique pour les œuvres qu’ils
accroissent la fréquentation des expositions, en permettant aux visiteurs de
« jouer » avec celles-ci. En effet, l’aspect spectaculaire et ludique
de la « magie » des fonctions multimédias transforme les œuvres d’art
en banals jeux vidéo. L’utilisation des smartphones et des tablettes tactiles
entraîne un bouleversement radical de l’approche sensorielle des œuvres. En conséquence,
les œuvres numériques sont « manipulées » et « jouées »
tandis que les œuvres authentiques sont finalement moins contemplées. Ce
phénomène va avoir pour conséquence une régression de la perception artistique
car si les œuvres numérisées acquièrent une proximité visuelle inaccoutumée,
elles engendrent également une aliénation de la sensibilité à l’égard des
œuvres originales.
Avec les dispositifs actuels que sont les
assistants personnels de visite, les manipulations RFID, les représentations 3D,
la géolocalisation et les lunettes intelligentes qui reconnaissent les œuvres
et en proposent un commentaire, ainsi que la réalité augmentée (1), dernier
avatar de ces innovations, le visiteur est enseveli sous une tempête de
réalisations technologiques qui, loin de l’aider à engager un
« dialogue » contemplatif avec les œuvres d’art, le divertissent par
leur nature hypnotique.
Adorno, un philosophe allemand, insistait sur
le fait que les consommateurs de la culture de masse sont tous partagés entre
une adhésion fascinée, quasiment hypnotique, à ses productions, et la mise en
doute ironique, à peine déguisée, de leurs bienfaits. Mais pourquoi cette
scission se maintient-elle ? « Sans
se l’avouer, ils pressentent que leur vie devient tout à fait intolérable sitôt
qu’ils cessent de s’accrocher à des satisfactions qui, à proprement parler,
n’en sont pas (2) ». C’est à ces pseudo-satisfaction »
qu’il s’agit de renoncer, et seule une critique exigeante et globale des
industries culturelles peut nous libérer de leur emprise ; c’est aussi le
sentiment de cette existence intolérable qu’il s’agit de rendre plus vif encore
pour en faire une force politique, véritablement révolutionnaire.
Stéphanie Roussillon
Pour en savoir plus :
Divertir
pour dominer
2, dirigée par Cédric Biagini et Patrick Marcolini, L’échappée
L’industrie
culturelle,
Theodor W. Adorno, Communications n°3