Nucléaire.
En sortir pour s’en sortir ?
De
nombreux « incidents » émaillent la vie des centrales nucléaires dans
le monde, souvent dénommés « internes », c’est-à-dire sans
conséquences (visibles) à l’extérieur. En fait, on se souvient uniquement des
catastrophes : Three Mile Island (1979), Tchernobyl (1986) et Fukushima
(2011). Elles nous rappellent que les centrales vieillissent, que les risques
sont d’autant plus grands lorsqu’elles sont implantées dans des zones
sismiques. Est-il possible de vivre sereinement dans une zone dite
« décontaminée » ? C’est la question que se posent les habitants
de la zone de Fukushima, 10 ans après. Quelles mesures ont été prises ?
Qui sont les responsables ?
A
l’heure de l’écologie à toutes les sauces vertes, ils sont nombreux à penser
que le nucléaire est une énergie propre. Alors que choisir ? La course en
avant jusqu’au précipice ? Ou la réflexion pour une alternative qui ne
peut pas, raisonnablement, être mise en œuvre dans le cadre du capitalisme,
fusse-t-il vert.
1 – Le mythe
de l’énergie sûre et maîtrisée s’écroule
Les
Japonais n’y croient plus. Le tsunami qui frappe la côte nord-est le 11 mars fait
18 000 victimes, anéantissant les défenses jugées imparables. Les trois
réacteurs en service se mettent à l’arrêt mais, dans la salle de commande, les opérateurs
ne voient pas que l’eau a envahi les installations, noyé les générateurs diesel
de secours et provoqué la panne du système de refroidissement. La température
grimpe dans la cuve des réacteurs 1, 2 et 3. Cinq heures plus tard, le cœur du
réacteur n° 1 entre en fusion et forme un magma porté à 2 000°C qui attaque
l’enceinte de confinement en acier et béton. Dans les trois jours suivants, les
réacteurs 2 et 3 entrent en fusion à leur tour. L’hydrogène dégagé par les installations
explose au contact de l’oxygène de l’air et endommage la structure. Les
scientifiques ont perdu le contrôle de leur créature. Les capteurs de données
sont en panne et les militaires et pompiers travaillent à l’aveugle puisque la
centrale est plongée dans le noir. Une cinquantaine d’employés restés sur place
sous l’autorité du directeur improvisent pour réussir à refroidir l’eau qui
enveloppe les réacteurs. Et quand la pression est trop forte dans la cocote des
réacteurs, pour qu’elle n’explose pas, ils procèdent à des lâchers de vapeur
irradiée dans l’atmosphère. L’eau est rendue à l’océan, fortement contaminée. 80 000
habitants dans un rayon de 20 km sont évacués ; en réalité, ils seront 170 000 « déplacés ».
Au lendemain de la catastrophe, les blindés militaires et plus de 100 000
soldats ont envahi les villages avec les mots d’ordre « Ne sortez pas ! Ne fuyez pas !…pendant
que les employés de Tepco, fuyaient en masse, ayant reçu consigne de s’en aller
à plus de 100 kms ! Il faudra attendre septembre pour avoir une
cartographie précise de la situation.
On
découvrira plus tard, que les travaux de sécurité avaient été négligés, que le
condenseur, seul système de refroidissement disponible, n’a pas fonctionné, que
les opérateurs n’étaient pas formés pour sa manipulation, que les jauges d’eau
ne fonctionnaient pas affichant une situation erronée de la réalité au sein du
réacteur.
Qui
est coupable ? En 2002, déjà, l’exploitant Tepco avait été accusé de
falsification de 29 rapports de sécurité entre 1980 et 1999, dissimulant des
avaries techniques. L’agence de sûreté nucléaire pointait le manque de
contrôles de 33 éléments de la centrale (dont les générateurs de secours), mais
l’agence, dépendant du ministère de l’économie et de l’industrie, entretenait
des relations avec la Fédération des compagnies d’électricité, dirigée par… le
président de Tepco, celui qui avait promis en 2008 un retour des bénéfices et
des dividendes aux 740 000 actionnaires, sacrifiant, au passage, la
sécurité ! Il démissionnera le 28
juin. Aucune condamnation n’a été prononcée à ce jour.
Et
pourtant, dès 2012, 14 000 victimes ont engagé une trentaine de procès contre
le gouvernement pro-nucléaire et l’opérateur Tepco. Procédure classée sans
suite en 2013. Les plaignants ont recouru à une procédure de jurés populaires
aboutissant en 2015 à la mise en examen de 3 anciens dirigeants. Le procès a
débuté en 2017, mais, malgré les preuves démontrant le report volontaire de
travaux destinés à prévenir un éventuel tsunami, le tribunal les a acquittés en
septembre 2019. Appel a été déposé qui
s’ouvre en 2021.
10 ans plus tard, malgré la campagne de
propagande, ils ne sont pas revenus.
Dès
2016, les autorités ont levé l’interdiction d’habiter dans le secteur. Des
logements ont été construits pour la réinstallation des survivants. Mais, dans
la petite ville d’Odaka, par exemple, seuls 3 500 des 14 000
habitants sont revenus, en majorité des personnes âgées, malgré les propos
rassurants des autorités sur le taux de radiation à 0.12 micro-sievert par
heure, contre 2.74 en 2011. Ce discours ne passe pas. Sur les 80 000
évacués de la zone des 20 kms, 36 200 vivent toujours ailleurs. Nombreux
sont ceux revenus contre leur gré, du fait de l’arrêt en 2017 de la prise en
charge de leurs loyers. Ils dénoncent une
grave atteinte aux droits humains fondamentaux, celui de vivre sans risque
d’irradiation. Il est en effet impossible d’aller se promener dans les forêts
ou de ramasser des champignons, qui affichent des taux de radioactivité à plus
de 30 000 becquerels/kg, la limite légale étant de 100 Bq/Kg. Malgré tout,
le Comité scientifique des Nations Unies pour l’étude des effets des
rayonnements ionisants (UNSCEAR), affirmait en 2013 qu’aucun décès et effet
néfaste sur la santé des résidents de Fukushima n’étaient attribuables
directement aux radiations. Mais les habitants ne sont guère convaincus par un
organisme dont les membres sont désignés par les Etats qui possèdent des
réacteurs nucléaires.
Rassurer et s’habituer à « vivre
avec »
A
Tchernobyl, le pouvoir avait décidé d’abandonner la zone. A Fukushima, le
gouvernement japonais s’est lancé dans un énorme chantier pour rendre la zone
habitable. 8 000 employés travaillent au démantèlement jusqu’en 2051 pour un
coût estimé à 200 milliards.
La
décontamination a consisté à retirer, dans une zone de 50 kms autour de la
centrale, 5 à 10 cm de terre, à élaguer les arbres, à passer les bâtiments
au nettoyeur haute pression pour ramener
les taux d’exposition à 1 milisievert/an. Mais… il faut trouver un lieu de
stockage de la terre et des matériaux contaminés. Pour l’heure ce sont quelque
20 millions de m3 de déchets (représentant 5 000 piscines olympiques) qui sont
entreposés en plein air, attendant un lieu de stockage définitif !!!
Comble
du cynisme, le gouvernement et les autorités nucléaires ont relevé le seuil de
contamination acceptable de 1 à 20 millisieverts/an (4 fois supérieur à celui
de Tchernobyl) ! Par ailleurs, ils ont stoppé les tests d’irradiation,
trop anxiogènes !
La
vague du tsunami de 15 m ayant submergé les digues, ils reconstruisent un mur
de béton de 15 m de haut, derrière lequel se cache désormais le petit village
de Taro et bien d’autres. Les pécheurs ne voient plus l’océan, ils le sentent :
« Nous sommes dans un port et la mer
nous a été ravie. Citadelle ou prison ? » Le littoral nord-est
est barré de remparts de béton, de talus ou murailles… Illusions ! Des
digues plus hautes, plus larges, plus longues n’arrêteront pas la puissance des
vagues gigantesques.
Pour
l’heure, la centrale doit toujours être refroidie en permanence et l’eau
utilisée irradiée s’accumule sur le site qui va atteindre sa limite de stockage
en 2022. Qu’en faire ? Le déverser dans l’océan, après en avoir extrait
les éléments radioactifs, semble être l’option retenue… Déjà, 300 tonnes/jour
s’écoulent dans le Pacifique.
Parallèlement
à ces mesures, le gouvernement « normalise la catastrophe », prône la
résilience, à savoir « l’art de
s’adapter au pire sans élucider les raisons de ce pire » (1). Ainsi,
la population a dû apprendre à « vivre avec » la radioactivité, dans
un « effroi sans fin »
« sous le diktat des dosimètres ».
La résilience, concept issu de la science des matériaux pour désigner
l’aptitude d’un objet à absorber les chocs, est devenue une « technologie du consentement » qui
fait partie de la « langue pétrifiée
de la société industrielle » dans laquelle les victimes sont sommées
de s’adapter en puisant en elles-mêmes des ressources pour dépasser les
épreuves insurmontables, en évitant de s’interroger sur les causes. Au Japon,
il y a même un ministère de la résilience ! C’est aussi une manière de
couvrir les scandales sur le détournement (par les gangs de yakuzas et de la
maffia nippone) des fonds alloués à la reconstruction, 50 % des 144 milliards
attribués.
2 - Réaliser
une « société verte », une ambition du pouvoir nippon ?
Après
Fukushima, va-t-on assister à un arrêt ou pas du nucléaire ? Pour le
Japon, l’arrêt est contraint. De 3ème
producteur mondial d’électricité nucléaire avec 54 réacteurs (après les USA et
la France), il en comptait, mi-2020, 33 dont 24 sont toujours en arrêt longue
durée et, sur les 9 ré-autorisés, 5 étaient à nouveau à l’arrêt fin 2020.
L’arrêt
des centrales de 2011 à 2015 a augmenté le recours au charbon, au gaz et au pétrole,
et les émissions de gaz à effet de serre. Alors, le Japon affiche sa vitrine « verte » :
des champs recouverts de panneaux photovoltaïques, des villes, en bord de mer, éclairées
à 92% au solaire, à l’éolien et à la géothermie, l’ouverture, en 2020, de la
plus grande centrale au monde de production d’hydrogène, au photovoltaïque. Et l’interdiction
annoncée par le gouvernement, d’ici à 2035, des ventes de véhicules neufs à
essence ou diesel. Mais, derrière cette vitrine, la réalité est la dépendance
du Japon au pétrole et au charbon, ce dernier représentait 32 % de la
production totale d’électricité en 2019. Comment faire, alors que la
consommation d’électricité devrait croitre de 30 à 50 % d’ici à 2050 ? Alors
que le Green Deal européen de décembre 2019 évoque des taxes carbone sur les
importations de pays jugés trop peu engagés dans la lutte contre le
réchauffement climatique ? Le groupe US Apple, par exemple, a annoncé ne
plus vouloir travailler en 2030 avec des fournisseurs qui n’utilisent pas
d’électricité 100 % renouvelable. Les groupes nippons, comme Sony, sont très
inquiets. Le 1er ministre Suga, fin 2020, annonçait vouloir réduire à néant les
émissions de Gaz à effet de serre d’ici 2050, tout en confirmant que
l’industrie nucléaire sera essentielle pour atteindre cet objectif avec la
construction de 22 nouvelles centrales.
Energies
fossiles ou nucléaire ? Réduire la dépendance au charbon est un immense défi
sans le nucléaire. Mais le nucléaire est devenu très impopulaire, d’autant que
le 13 février un nouveau séisme faisait trembler la terre nippone. Tepco, la
compagnie d’électricité, eut beau tenter de rassurer, elle dut avouer des
fuites d’eau contaminée et le dysfonctionnement des sismomètres installés dans
le bâtiment du réacteur 3 de la centrale endommagée en 2011 !
A
son apogée, en 2002, le parc nucléaire mondial comptait 438 réacteurs, 412 en
2020. La part du nucléaire dans la production mondiale d’électricité
représentait 17.5 % en 1996 et 10.3 % en 2019. Ce mouvement va-t-il se
poursuivre ? Il semble que non. Pékin a construit 37 des 63 nouveaux
réacteurs achevés dans 9 pays au cours des 10 ans écoulés. Corée du sud, Inde
ou Russie ont poursuivi la construction de réacteurs Les Etats Unis ne peuvent
laisser le champ libre au duopole russo-chinois.
En
Europe, le parc est vieux : 90 sur 107 réacteurs en service, le sont
depuis plus de 30 ans. Belgique, Espagne, Suède ont annoncé leur sortie
respectivement pour 2025, 2028 et 2045. La Suisse irait jusqu’au bout de l’âge
de ses réacteurs. L’Allemagne arrêterait ses 3 derniers réacteurs fin 2022. Après
Fukushima, seuls 3 sont entrés en service (République tchèque, Roumanie). Reste
la France avec son prototype EPR, toujours en construction à Flamanville, avec
11 ans de retard et un coût six fois plus que prévu (19 milliards), avec une
cuve et des soudures défectueuses. Et pourtant EDF souhaite en construire 6
nouveaux !
Il
faut « se préparer à l’inimaginable »,
affirmait, en 2011, le directeur de l’Institut de radioprotection et de sûreté
nucléaire (IRSN). Rassurant non ? En France, après 2011, quelles mesures
ont été prises ? EDF a créé une
force d’action rapide du nucléaire (FARN) (3 000 personnes pouvant se
déployer dans n’importe quelle centrale en moins de 24 heures), a prévu un
générateur diesel d’ultime secours dans les 56 réacteurs du parc ainsi qu’une
source d’eau « ultime » pérenne d’ici fin 2022 pour chaque centrale. Mais,
dix ans après Fukushima et plus de 30 ans après Tchernobyl, les systèmes de
refroidissement des enceintes de confinement ne sont pas installés, les visites
décennales ont débuté en 2019, pour les réacteurs les plus anciens dont la
maintenance laisse à désirer entraînant des incidents croissants.
Qu’importe ! Macron a prolongé leur vie jusqu’à 50, voire 60 ans, et les aménagements
post-Fukushima ne seront pas mis en place avant 2034. Greenpeace note qu’aucun
réacteur n’est actuellement à niveau. Fuite en avant suicidaire et aventureuse
en matière de sécurité, générant de surcroît, d’autres déchets alors même que
le centre d’enfouissement de Bure est très contesté.
Quelles
alternatives ? Au moment où il est plus qu’urgent de limiter les émissions
de gaz à effet de serre, le nucléaire semble avoir la faveur, considéré comme
« propre » d’autant que la demande en électricité augmente
(véhicules, transports…) et que les sources
d’énergie renouvelable sont insuffisantes.
En France, la quête de terrains pour installer champs photovoltaïques, éoliens,
est de plus en plus cruciale. Aujourd’hui, trois régions (Hauts de France,
Grand Est et Occitanie) réunissent environ 65 % des quelque 8 000
éoliennes du pays et du fait des radars nucléaires et civils, des couloirs
aériens et sites protégés, près de la moitié du territoire est interdite aux
projets éoliens. En conséquence, la filière réclame la « libération de
l’espace » : les préfets doivent identifier les zones propices au
développement de l’éolien. Il faudra, ensuite, lever les contraintes ! Pour
l’heure, les développeurs implantent des éoliennes plus performantes, plus
puissantes. Même dilemme pour les centrales photovoltaïques pour lesquelles il
faut trouver des terrains d’accueil, comme le photovoltaïque flottant (sur des
retenues d’eau). Les idées ne manquent pas : deux énergéticiens français
(Neoen et Engie) envisagent d’installer un parc photovoltaïque d’envergure en
Gironde : un milliard d’euros pour la consommation annuelle d’électricité de
600 000 personnes… en procédant à l’abattage de plus de 1 000
hectares de forêt de pins ! Le capitalisme vert est très inventif !
C’est par où
la sortie ?
Quand
sera-t-il question, pour les « décideurs », les
« développeurs », les accros à la rentabilité financière, de stopper
la course au productivisme, de remettre en cause le mythe de la croissance exigeant
toujours plus d’énergie ? Jamais ! Au contraire, Fukushima ouvre une
« nouvelle ère », celle du « capitalisme
apocalyptique » qui cherche à « rentabiliser le malheur », « où le libéralisme effréné tente de préserver l’équilibre
coûts-bénéfices en retournant l’un des pires désastres en occasion de
profit ! » (2) Les catastrophes ne suffisent pas à sonner
l’alerte dans leurs certitudes ! Nous
reste la conviction qu’est possible la connexion entre salariés défendant leurs
emplois, soucieux des risques encourus par l’humanité, avec les défenseurs de
l’écosystème. Un chantier titanesque posant les questions politiques
essentielles pour une société de sobriété énergétique, pour un autre avenir
possible que celui de la course vers la catastrophe annoncée.
Fukushima
a modifié les manifestations antinucléaires qui n’étaient plus des foules
alignées sur des partis, des syndicats, mais un moment de convergence entre les
luttes écologiques et antiautoritaires. Des centaines de personnes ont déserté
la société de consommation, certaines se situant en rupture radicale avec le
capitalisme (2). Même si le mouvement s’est épuisé en 2017, il a profondément
changé l’esprit des luttes au Japon.
Odile
Mangeot, le 17 mars 2021
(1)
Thierry Ribault
Contre la résilience. A Fukushima
et ailleurs, 2021, l’Echappée
(2)
Sabu Kohso Radiation et révolution : capitalisme
apocalyptique et luttes pour la vie au Japon, 2021, Divergences
sources :
Reporterre, bastamag, Politis, le Monde, Observatoire du nucléaire, CRIIRAD