Se
réapproprier le passé récent (1)
Le
paysage électoral est nécrosé par le macronisme. La défiance vis-à-vis des
partis politiques et même des syndicats est telle qu’elle nécessite un effort
particulier pour se réapproprier notre passé, comprendre le moment présent et
les difficultés et obstacles qui risquent de survenir dans les prochains mois.
Mon
propos, ici, se réduit à intervenir sur « le néolibéralisme, une idéologie qui avance masquée ». La
question que l’on doit se poser est celle du processus matériel et idéologique
qui a permis au néolibéralisme de s’affirmer.
Il
s’agit, en effet, d’abord, d’un processus
structurel de modification du capitalisme, résultant de la crise du
fordisme et du keynésianisme. Au sortir de la guerre, après les dégâts provoqués
par la crise de 1929 et la montée du fascisme, l’idée s’est imposé de réguler,
par l’Etat, le capitalisme, Keynes affirmant qu’il fallait « euthanasier
les rentiers du capital ». En outre, la présence de l’Union soviétique,
dont les méfaits internes n’étaient guère connus, a amené les forces politiques
à instituer un Etat redistributeur ; la reconstruction et la croissance
qui s’en sont suivi a très vite buté sur les limites nationales de chaque pays,
suscitant la crise des années 1970. Il s’agissait dès lors, pour le capital, de
faire sauter un certain nombre de verrous, la liberté du capital, les tarifs
douaniers, et de réduire les interventions de l’Etat.
Le
support idéologique de cette
transformation est à rechercher parmi les intellectuels libéraux qui n’avaient
pas renoncé à prôner la liberté du marché. Ainsi, dès la libération du nazisme,
des auteurs comme Friedman et Hayek se sont regroupés dans la Société du Mont-Pellerin
pour propager des thèses de déréglementation et de liberté du marché. C’est là où
se trouve la source du néolibéralisme qui s’est d’abord implanté aux Etats-Unis
avec l’Ecole de Chicago. L’expérimentation grandeur nature de leurs idées fut
le Chili de Pinochet. Les Golden boys à l’œuvre s’attachèrent à détruire tout
ce qu’avait entrepris Allende. Ce fut ensuite le Royaume Uni de Thatcher puis
les Etats-Unis de Reagan et, enfin, Mitterrand en 1983, Schröder en Allemagne…,
qui entreprirent de détruire ce qu’on a appelé un peu vite « l’Etat
social ».
Il
faut souligner que le capitalisme contient trois composantes : la finance,
le secteur industriel et le capital commercial. C’est la domination de la
finance qui a provoqué, sur la base d’une surproduction relative, les crises du
capitalisme. Pour conquérir de nouveaux marchés, le néolibéralisme s’est doté
de politiques qui ont eu des conséquences désastreuses : les Etats se sont
obligés à emprunter auprès des banques privées, des sociétés d’assurances, des
spéculateurs. Les entreprises ont été organisées (et autorisées) pour se délocaliser,
recourir à la sous-traitance, à l’externalisation et à faire baisser le prix de
la force de travail, la production s’est modifiée : flux tendus, zéro
stock, robotisation. Ce processus s’est accéléré après la chute du mur et de
l’URSS ainsi que les théories idéologiques répandues de « la fin de l’histoire » et de
l’affirmation péremptoire qu’« il
n’y a pas d’alternative ». Les idéologues dominants ont fait croire au
caractère prétendument néfaste de l’Etat interventionniste dans l’économie. Ils
ont prôné la liberté du marché autorégulateur et valorisé le recours à la
Bourse et aux actionnaires.
Le
recours aux bas salaires dans les pays du Sud a favorisé l’éclosion des
inégalités, l’accumulation des richesses par une oligarchie transnationale. Les
idéologues néolibéraux, myopes, n’ont pas tiré les leçons de l’histoire
économique, celle des crises inhérentes au capitalisme, comme le dernière en
date, celle de 2007-2008. L’on peut se poser la question de savoir si les
Trente Glorieuses n’ont pas été une parenthèse dans l’histoire du capitalisme
qui s’est imposée après les destructions de la 2ème guerre mondiale,
et qu’elle s’est refermée. Le capitalisme en est revenu à ses fondamentaux.
Le
retour de la lutte des classes par la défense d’abord des acquis sociaux,
issus, pour la France, du Conseil National de la Résistance, puis de
l’émergence de mouvements irrépressibles, comme celui des Gilets Jaunes, incite
de nombreux pays à recourir à la répression et au nationalisme chauvin et xénophobe. C’est
ainsi que l’on voit réapparaître des notions justifiant les inégalités :
il y a « ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien », « il
faut avoir une montre Rolex à 30 ans »… En ce sens, on peut parler de
darwinisme social, fait par ailleurs de mépris de classe qui gangrène toute la
société. Les classes moyennes supérieures méprisant la petite bourgeoisie,
celle-ci méprisant à son tour les ouvriers et les employés, ces derniers
rejetant les « cas sociaux » et tous pointant du doigt les étrangers
et les migrants. Cette concurrence entre groupes sociaux, alimentée par
l’idéologie dominante, fait les choux gras de l’extrême droite.
Tout
cela pour dire qu’il est nécessaire de promouvoir une alternative qui rassemble
les classes ouvrières et populaires et tous ceux qui subissent la dégradation
de leurs conditions de vie du fait même, entre autres, de la privatisation des
services publics. En outre, la dégradation de l’écosystème rend une telle tâche
urgente et un effort tout particulier pour modifier le paysage politique de
plus en plus liberticide.
Il
faut installer la conviction que la confrontation des analyses et des opinions
est particulièrement nécessaire dans le moment présent, ce qu’ont démontré
d’ailleurs les Gilets Jaunes, malgré les insuffisances dont ils étaient
porteurs. La séquence qui s’ouvre risque d’être dominée par les présidentielles
et même si JL Mélenchon l’emportait au 2ème tour, les tâches et les
obstacles impliqueraient un effort de tous pour surmonter les divisions encore
trop nombreuses.
Gérard
Deneux, le 14 mars 2021
(1)
Extraits d’une
lettre envoyée aux camarades des Insoumis
de Haute-Saône
Pour
en savoir plus :
-
Les évangélistes du marché, Deith Dixon, Raison d’agir, 1998
-
Le grand bond en arrière. Comment l’ordre libéral s’est
imposé au monde, Serge Halimi,
Fayard, 2004
-
La nouvelle raison du monde (Essai sur la société néolibérale) de Pierre Dardot
et Christian Laval, le Découverte, 2010
-
La nouvelle droite (sur la « gauche au pouvoir) de Jean-Pierre Garnier et Louis
Janover, Agone, réédition 2013
-
La décennie. Le grand cauchemar des années 80 (effets idéologiques et structurels du
néolibéralisme), François Cusset, la Découverte, 2006