Propagande
de masse
A
l’idée que toute décision collective prise sur chacune de ces innombrables
questions difficiles que pose la vie en commun ne s’obtient que dans la
transparence de la participation du plus grand nombre et dans le partage
d’intérêts communs, s’oppose l’idée que la vérité est, ou bien ce que décident,
dans l’opacité de leurs intérêts privés, ceux qui peuvent se payer les coûteux
services des firmes de relations publiques, ou ce que veulent les membres de la
« minorité intelligente ». La
démocratie implique pour eux une nouvelle forme de gouvernement,
invisible : la propagande. Intox des chiens de garde, les arguments
fallacieux constituent les commandements des campagnes massives de propagande.
Le
gouvernement invisible
« La propagande est à la démocratie ce que la
violence est à un Etat totalitaire » Noam Chomsky. La propagande est
née au cœur de la démocratie libérale américaine. Edward Bernays (1891-1995)
fut l’un des pères fondateurs de l’industrie des « relations publiques » et du spin, c’est-à-dire la manipulation
- des nouvelles, des médias, de l’opinion - ainsi que la pratique systématique
et à large échelle de l’interprétation et de la représentation partisane des
faits. Les grands principes de manipulation mentale de masse sont ce que
Bernays appelait la « fabrique du
consentement ».
Edward
Bernays, né à Vienne, émigre aux Etats-Unis avec sa famille. Il est le double
neveu de Sigmund Freud, prestigieuse filiation qu’il utilisera souvent. Après
avoir étudié l’agriculture, il écrit des articles et collabore à la publication
de revues de médecine. Une série d’évènements vont transformer ce journaliste
improvisé en publiciste puis en créateur des relations publiques. Tout commence
quand, au début des années 1913, une des revues dont s’occupe Bernays, publie
des éloges sur une pièce très critiquée. Un acteur célèbre souhaite monter la
pièce, suscitant une levée de boucliers. Bernays s’engage à faire jouer la
pièce et prend en charge les coûts de production. Pour y parvenir, il invente une
technique qui reste une des plus courantes et des plus efficaces des relations
publiques, une stratégie qui permet de transformer ce qui paraît un obstacle en
une opportunité et de faire un objet de controverse un noble cheval de bataille
que le public va, de lui-même, s’empresser d’enfourcher. La technique qui
permet une telle métamorphose consiste à créer un tiers parti, en apparence
désintéressé, qui servira d’intermédiaire et qui en modifiera la perception.
Bernays va ainsi mettre sur pied un comité constitué de personnalités éminentes
mandaté pour faire percevoir la pièce comme une œuvre d’éducation publique. Et
la pièce connaîtra un immense succès populaire.
Avec
cette affaire, Bernays trouve sa voie, il abandonne le journalisme et devient
une sorte de publiciste et d’intermédiaire entre le public et divers clients. Les
premiers qu’il aura proviennent du milieu du spectacle. Il déploie de nouvelles
formes de publicité en associant le produit, une cause ou une personne à
quelque chose d’autre, que le public, croit Bernays, ne peut manquer de
désirer. Par exemple pour les Ballets russes, dont les Américains ont un
préjugé défavorable, Bernays s’efforce de relier cet art à des choses que les
gens aiment et comprennent. L’énorme campagne de publicité transmet des
communiqués de presse et vante les styles des costumes, suggère aux manufacturiers
de s’en inspirer, veille à la publication d’articles sur la grâce, et ainsi de
suite, avec le résultat que la tournée des Ballets russes connaîtra un immense
succès. Mais c’est la Commission Creel qui va transformer le publiciste en
« conseiller en relations publiques »…
Commission
Creel
Lorsque
le gouvernement des Etats-Unis décide d’entrer en guerre, le 6 avril 1917, la
population est largement opposée à cette décision et c’est avec le mandat
explicite de la faire changer d’avis qu’est créée par le président Wilson la
Commision Creel – du nom du journaliste qui l’a dirigée. Cette commission, qui
accueille une foule de journalistes, d’intellectuels et de publicistes, sera un
véritable laboratoire de la propagande moderne. Elle était composée d’une
section étrangère qui possède des bureaux dans plus de trente pays et d’une section
intérieure : elles émettront des milliers de communiqués de presse, feront
paraître des millions de posters (le plus célèbre étant sans doute celui où on
lit : I want you for US Army,
clamé par Uncle Sam) et éditeront un
nombre incalculable de tracts, d’images et de documents sonores. Sitôt la
guerre terminée, le considérable succès obtenu inspirera à certains de ses
membres, dont Edward Bernays, l’idée d’offrir cette nouvelle expertise
d’ingénierie sociale à des entreprises puis aux pouvoirs publics. Le succès le
plus retentissant de Bernays sera d’avoir amené les femmes américaines à fumer.
En 1929, le président d’American Tobacco Co. décide de s’attaquer au tabou qui
interdit à une femme de fumer en public. Un groupe de suffragettes alluma lors
d’une parade et devant des photographes des cigarettes rebaptisées « flambeaux de la liberté ». On
devine qui avait donné le signal de cet allumage collectif et inventé le
slogan… Fumer était devenu socialement acceptable pour les femmes et les ventes
explosèrent.
Après
la parution de Propaganda (1) - le
manuel classique de l’industrie des relations publiques d’après Noam Chomsky -
et une longue et riche carrière, Bernays deviendra une sorte d’icône avant que
ne soient connus les mensonges propagés par la Commission Creel. Dans Propaganda, il écrit : « La manipulation consciente, intelligente,
des opinions et des habitudes organisées des masses joue un rôle important dans
une société démocratique. Ceux qui manipulent ce mécanisme social imperceptible
forment un gouvernement invisible qui dirige véritablement le pays ».
Bernays
aurait dû reconnaître que l’outil qu’il proposait pouvait être utilisé à des
fins que lui-même ne pouvait tenir pour acceptables et qu’il était incompatible
avec l’idée de démocratie correctement comprise. Une de ces occasions fut celle
où il apprit avec stupéfaction que Joseph Goebbels utilisait son livre pour
élaborer sa destructive campagne contre les Juifs d’Allemagne. Et, durant les
années 1950 au Guatemala, une vaste campagne de relations publiques conduira à
une opération de la CIA qui mettra au
pouvoir un général à la place d’un président élu démocratiquement. Ce coup
d’Etat fit plus de 100 000 morts.
Propagande
de guerre
La
propagande de guerre qui se développe, depuis Washington jusqu’à l’Europe, via
l’OTAN, tend à mobiliser les Européens pour faire demain les guerres
américaines. Cette mobilisation utilise les bons vieux principes de la
propagande de guerre, toujours efficaces. Anne Morelli, professeure de
l’Université Libre de Bruxelles (2), a défini les principes élémentaires de
propagande de guerre. Cette propagande commence par « nous » (les
Etats-Unis et leurs alliés) présentés comme des hérauts de la Paix. Le mot est
utilisé fréquemment à contre sens dans la propagande. Lorsque l’armée de notre
allié tortionnaire Erdogan occupe avec violence le Rojava kurde, en octobre
2019, son opération militaire est baptisée « Source de Paix ». Lorsque, le 3 janvier 2020, Trump fait
assassiner par un drone le général iranien Qasem Soleimani en territoire
irakien, le président américain déclare ensuite que « les Etats-Unis sont prêts à la paix avec tous ceux qui la cherchent ».
Alors
que nous sommes si innocents et pacifiques, la guerre est donc due à la seule
volonté belliqueuse de l’ennemi. En janvier 2020, Paris-Match titre « L’Iran
peut-il déclencher une nouvelle guerre ? ». Attribuer aux
Iraniens la responsabilité d’une nouvelle guerre est fort malvenu car les
missiles qu’ils lancent contre les bases américaines sont, de leur point de
vue, une riposte à l’assassinat du général Soleimani.
Le
journal Libération titre sur une
offensive russe en Ukraine et des provocations qui entraîneraient qu’une
dommageable « inertie occidentale ».
Il faut donc « répondre » à
ce que le Figaro appelle un « défi russe ». Le G7 de 2021 et le
sommet de l’OTAN dénoncent également « les
actions agressives de la Russie » et le « renforcement militaire de la Chine », sans bien sûr faire
allusion à l’encerclement états-unien de la Chine par des bases militaires, ni
au déploiement – en Europe contre la Russie et en Asie contre la Chine – de
nouvelles bombes nucléaires et missiles à portée intermédiaire.
L’invasion
américaine de l’Irak avait aussi été justifiée auprès de l’opinion publique
comme une « riposte » aux
attentats du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center, attribués à Al
Qaeda. Une vaste étude du Pentagone concluait cependant, sept ans plus tard, à
l’absence de tout lien entre l’Irak de Saddam Hussein et Al Qaeda. Mais les
médias européens n’y ont consacré qu’un entrefilet…
La
couverture de L’Express est un vrai
modèle de ce principe. Poutine y est caricaturé en rouge et noir, avec, dans
les yeux des flammes démoniaques. Les médias occidentaux ont presque tous cédé
à la tentation de présenter ainsi le président russe. Ils avaient déjà précédemment
utilisé cette technique pour démoniser Milosevic, Saddam Hussein ou Kadhafi,
qui s’opposaient aux visées américaines. Il s’agit évidemment de faire croire à
l’opinion publique que nous ne voulons pas faire la guerre à ces peuples mais à
leurs affreux dirigeants.
Quasiment
tous les autres principes de la propagande de guerre sont ainsi mobilisés
actuellement (voir encadré).
A
l’éthique de la discussion et de la persuasion rationnelle, que présuppose la
démocratie, s’opposent une persuasion irrationnelle et une intention arrêtée de
convaincre, fût-ce en manipulant. A l’exigence de pratiquer des vertus épistémiques
comme l’honnêteté intellectuelle, le débat, l’écoute, la modestie,
l’exhaustivité de l’information, s’opposent le mensonge, la partialité et
l’occultation des données pertinentes. Une certaine élite accomplit d’immenses
efforts pour contraindre et limiter le développement d’une conscience sociale.
Mais la connaissance des mécanismes de propagande doit nous aider à porter un
regard critique sur ce que nous voyons et entendons chaque jour, notamment dans
les médias. D’autant que la démocratie doit être vécue au grand jour par des
participants lucides et informés.
Stéphanie
Roussillon
sources :
Propaganda Edward Bernays, ed. Zones
Principes élémentaires de propagande de
guerre Anne Morelli, ed. Aden
Belgique
ENCADRE
Les dix
commandements de propagande de guerre
Nous
ne voulons pas la guerre
Le
camp adverse est le seul responsable de la guerre
L’ennemi
a le visage du diable (ou « l’affreux de service »)
C’est
une cause noble que nous défendons et non des intérêts particuliers
L’ennemi
provoque sciemment des atrocités, et si nous commettons des bavures c’est
involontairement
L’ennemi
utilise des armes non autorisées
Nous
subissons très peu de pertes, les pertes de l’ennemi sont énormes
Les
artistes et intellectuels soutiennent notre cause
Notre
cause a un caractère sacré
Ceux
(et celles) qui mettent en doute notre propagande sont des traîtres