Sortir du productivisme
Tous
les ans, l’ONG Global Footprint Network
calcule « le Jour du Dépassement »
sur la base de 3 millions de données
statistiques de 200 pays. C’est la date à partir de laquelle l’empreinte
écologique dépasse la bio-capacité de la planète. Autrement dit, le jour
à partir duquel nous avons pêché plus de poissons, abattu plus d’arbres,
construit et cultivé sur plus de terres que ce que la nature peut nous procurer
au cours d'une année. Cela marque également le moment où nos émissions
de gaz à effet de serre par la combustion d’énergies fossiles auront été plus
importantes que ce que nos océans et nos forêts peuvent absorber. D’année en
année, ce jour intervient plus tôt. En 2021 il est intervenu fin juillet, ce
qui signifie que les 5 derniers mois de l’année, nous avons vécu « à
crédit » sur les ressources planétaires. Sans vergogne, nos activités
pillent les ressources, polluent le sol, l’eau et l’air, modifient le climat,
laissent des déchets radioactifs hautement toxiques pour les prochains
millénaires, en espérant que nos successeurs trouveront des solutions.
STOP.
Notre mode de « consommer la Terre » est tout bonnement
irresponsable. Nous avons le devoir de laisser à nos descendants une planète
sur laquelle ils pourront vivre. Il faut de toute urgence changer de
paradigme socio-économique.
Jusqu’au
18ème siècle, la société était schématiquement structurée en
laborieux pauvres et possédants opulents. La révolution industrielle durcissant
encore ce clivage a fait émerger le mouvement ouvrier. Ce dernier a arraché les
conquêtes sociales qui ont sensiblement amélioré le sort matériel des
travailleurs de sorte qu’une classe moyenne s’est progressivement intercalée
entre pauvres et riches. Dans la seconde moitié du 20ème siècle, le
credo économique du monde capitaliste mais aussi communiste a été celui du
productivisme : produire, produire
toujours plus. Le dogme de la croissance est devenu la religion, toujours au
cœur du modèle économique actuel. Grâce au « ruissellement », la
croissance productiviste profite peu ou prou à tout le monde, tout en
accroissant de façon exponentielle le patrimoine des possédants. Jamais,
depuis la Révolution, les riches n’ont été aussi riches et les inégalités de
revenus aussi flagrantes, ce dont la société s’accommode pourtant assez bien,
du moment qu’il retombe suffisamment de miettes aux classes populaires.
Les
revendications ouvrières portent sur une répartition des richesses plus
équitable, mais sans remettre en cause la société de consommation, accompagnées
en cela par les partis de gauche, hormis ceux se réclamant de l’écologie.
Depuis Dumont, dans les années 70, le mouvement écologiste clame pourtant que
nous vivons dans un monde fini aux ressources limitées, ce que feignent
d’ignorer les tenants du productivisme, dans leur perpétuelle fuite en avant.
Comme
les déboires annoncés se réalisent hélas progressivement, la société commence à
prendre conscience de la nécessité d’une transition écologique dont se
revendiquent désormais tous les partis politiques, transition officiellement
promise par l’équipe gouvernementale issue de la présidentielle. Il faudra
vérifier si les réalisations sont à la hauteur des intentions affichées, ce
dont on peut douter, du fait de l’absence de remise en cause du modèle
économique.
Dans
l’après-guerre celui-ci s’est développé dans le monde entier sur le mode
productiviste, consistant à produire des biens, que le consommateur en ait
besoin ou non, et pour les écouler, de lui créer artificiellement les besoins
qu’il n’avait pas encore, d’organiser l’obsolescence des produits existant pour
pousser à en acheter de nouveaux. Le bonheur s’est réduit au pouvoir de
consommer, le pouvoir d’achat devenant le Graal absolu. Gare à ceux « qui
ne sont rien », aux laissés pour compte du pouvoir d’achat. Non seulement
ils subissent les affres des fins de mois difficiles mais, en outre, ils ont
droit au mépris de ceux qui ne devraient manquer de rien mais n’en ont pourtant
jamais assez, passent leur vie à courir après ce qu’ils n’ont pas encore,
oubliant par là même de jouir de ce qu’ils ont. Consommer toujours plus rend-il
heureux ?
Je
laisse à d’autres le soin de moraliser. Mon
propos est de dire haut et fort qu’il faut remplacer le paradigme productiviste
par le modèle de la sobriété durable.
Il
s’agit de revenir au bon sens consistant à produire ce dont nous avons
besoin de façon respectueuse pour l’environnement et les travailleurs. Ce
modèle vertueux, plus coûteux que celui du dumping environnemental et social,
du moins à court terme, conduira à limiter notre consommation. En serons-nous
pour autant perdants ?
En
comparant deux caddies alimentaires équivalents, l’un en bio, l’autre en
conventionnel, le premier revient sensiblement plus cher et n’est clairement
pas accessible à tous. La qualité serait donc réservée à ceux « qui ont
les moyens », sauf à revoir nos habitudes : en substituant
partiellement des protéines végétales à la viande, en diminuant ou supprimant
les aliments industriels (plats cuisinés, biscuiterie, boissons, …), en
consommant des produits de saison et de proximité, la bio est à la portée de tout
un chacun, pour le plus grand bien de l’environnement, de notre santé et de nos
papilles.
L’inéluctable
changement de paradigme nécessite que les opérateurs politico-économiques et
les citoyens l’intègrent dans leurs schémas de pensée. A-t-on besoin de changer
régulièrement de smartphone, de renouveler sa garde-robe, son électroménager,
voire son mobilier, quand ils sont encore fonctionnels ou réparables ? Il est temps de troquer le pouvoir d’achat
contre le pouvoir de vivre.
Les
producteurs se doivent de satisfaire nos besoins réels, dans le cadre d’une
bonne gestion des ressources, du respect de l’environnement et des salariés.
Clairement, cela va à l’encontre des préoccupations des investisseurs qui ne
jurent que par le profit. Il ne faudra pas attendre de changement à ce niveau
sans pression politique forte ; or, le pouvoir politique ne bougera
véritablement que s’il sent une volonté des citoyens. Sommes-nous prêts à
vouloir sortir de la société de consommation ?
A
notre niveau de consommateurs, interrogeons-nous avant l’achat si la chose
convoitée répond à un besoin, une envie, ou s’il s’agit simplement d’une compulsion
par conditionnement sociétal, puis évaluons le rapport prix / qualité en y
incluant la dimension environnementale et sociale. L’objectif n’est pas de se
frustrer au nom d’une quelconque ascèse, mais d’avoir une attitude de
consom’acteur responsable. Il est souvent objecté que la sobriété volontaire
préconisée contracte l’activité économique, crée chômage et paupérisation.
C’est effectivement le cas dans le schéma productiviste, celui auquel nous
sommes formatés et dont il faut se libérer. Prendre le temps de la réflexion
avant d’acheter et consommer durable, conduit à consommer moins, donc
inéluctablement à produire moins, ce qui est d’ailleurs l’objectif de ce
nécessaire renversement de paradigme. Produire moins, implique à priori un
moindre besoin de main d’œuvre, sauf à remettre de l’humain à la place des
machines, à réparer les produits industriels, à prendre la peine de recycler
les objets en fin de vie, à développer parallèlement les services actuellement
manquants… Ainsi pourra-t-on largement compenser les emplois détruits par la
diminution de la production. Le coût des produits en sera plus élevé, ce qui
impactera les ménages les plus défavorisés. C’est pourquoi cette révolution du
système productif ne pourra pas se faire sans une remise en cause du partage
des richesses. Par la négociation ou la contrainte, il faudra prélever sur les
profits et resserrer les grilles salariales afin que chacun puisse disposer de
ce dont il a besoin.
Le
futur n’est pas « écrit ». Il découle des liens de causes à effets et
dépend de notre volonté d’agir sur les causes aux effets néfastes. L’avenir,
c’est nous qui l’écrivons. Faisons le choix d’un futur durable.
François
Vetter
Où est la sortie ?
François
commence par un constat irréfutable. Le désastre écologique est déjà là, la
planète ne nous supporte plus. Qui joue du violon sur le Titanic ?
L’iceberg heurté par le paquebot Humanité
s’appelle-t-il productivisme ? « Sommes-nous
victimes d’un paradigme socio-économique », c’est-à-dire d’un modèle
de type grammatical engendrant par lui-même ses structures productivistes nées
de la révolution industrielle ? Comment en sortir et faire advenir le paradigme
de la « sobriété durable » ? Est-ce possible dans le cadre du
système ?
Après
avoir laissé entendre que le paradigme serait un modèle évolutif par lui-même,
un processus sans sujets, sans moteurs, sans acteurs, François affirme que les
consomm-acteurs pourraient être les promoteurs du changement. Certes, l’on ne
peut contester, avec l’écologiste Fressoz, que « l’on » est passé
successivement d’une économie reposant sur les énergies hydrauliques, puis sur
celles du charbon, du pétrole, de l’’uranium, aujourd’hui des renouvelables, et
ce, sans transition. A chaque fois, lors du passage d’une économie dominante à
une autre, il y a eu accumulation, recours à toutes les énergies précédentes de
manière cumulative. Mais qui est ce « on », sinon les classes
dominantes féodales puis capitalistes ?
Par
ailleurs, peut-on mettre sur le même plan de responsabilité tous les
consommateurs ? Les 10 % les plus riches de la planète qui sont
responsables de la moitié des émissions de CO2 ? Les 1 % des plus riches qui
génèrent 175 fois plus de CO2 que les 10 % des plus pauvres ? Ou encore
les 90 plus grandes entreprises responsables à elles seules de 63 % des
émissions de gaz à effet de serre depuis 1850 ?
La
réduction de l’empreinte écologique n’est pas une question de choix individuel.
Elle dépend notamment du niveau de
revenu, de l’accès au logement, aux transports… C’est-à-dire d’un système de
production, d’infrastructures, de luttes associatives. Il suffit de penser au
tri, au recyclage, aux réseaux de circuits courts pour s’en convaincre : l’action individuelle est une illusion,
l’individu est en effet inséré dans des systèmes de production et de
consommation dont il ne peut se défaire seul. Il peut toutefois en prendre conscience
pour agir avec d’autres.
Pour chercher la sortie, il serait nécessaire d’éclairer ou de définir un
certain nombre de notions ou de termes dont l’emploi occulte la réalité
historique.
S’agissant
du productivisme, force est de constater que la croissance exponentielle du
capitalisme est inscrite dans ses gènes. Cette dynamique qui lui est propre est
aiguisée notamment par la concurrence, la recherche du profit maximum. Même si
elle y est liée, cette notion ne doit pas être confondue avec la productivité
du travail qui résulte de l’amélioration des connaissances, des techniques, de
l’utilisation de machines et de technologies substituant la machine à l’homme,
le travail vivant au travail mort, de l’organisation et de la division du
travail aliénant les travailleurs (taylorisme, new management).
Cette
définition renvoie à d’autres questions plus historiques. Comment un tel
système capitaliste - pas seulement industriel mais aussi extractiviste et
d’exploitation humaine - a-t-il pu engendrer, avec l’industrie textile, entre
autres, le recours massif à l’esclavage puis le colonialisme, les deux guerres mondiales,
le fascisme, puis, lors de la période des Trente
Glorieuses, le néo-colonialisme, la mondialisation financière, le surgissement
de blocs de puissances concurrentes agitant le recours à la guerre
généralisée ?
S’agissant
de l’après-guerre, ou sur ce qu’il est convenu d’appeler les Trente
Glorieuses, il convient de ne
pas se méprendre sur sa signification. Ce ne fut qu’une parenthèse dans l’histoire du capitalisme et elle s’est refermée.
Cette période de reconstruction fut marquée à la fois par l’apparente volonté
d’éviter le retour des crises financières comme celle de 1929-30. Elle se
conjugua avec l’impératif de contenir, de s’opposer à l’extension du
« communisme » tel qu’il s’installait à l’Est de l’Europe. En outre,
la reconstruction industrielle s’est traduite par la reconversion de
l’industrie de guerre, en particulier de la chimie, afin de galvaniser les
rendements agricoles, la concentration des terres et, en définitive, l’agro-business.
La croissance qui en a résulté était inscrite dans la logique du capital et ce,
jusqu’à un certain point, celui de la saturation des marchés intérieurs. Dès la
fin des années 1970, les enveloppes nationales déjà pénétrées par les
multinationales US craquent. La recherche du profit maximum incite aux
délocalisations et à la désindustrialisation… L’heure est au néolibéralisme et
au retour de la domination sans frein du capital financier. Tout ceci pour souligner
que saisir la réalité dans sa complexité, la situer dans la conjoncture historique,
nécessite une analyse approfondie. Ainsi, les 10 millions de pauvres, en
France, et tous les migrants qui errent sur le territoire, n’ont même pas le
pouvoir d’achat pour vivre décemment ; ils n’ont de fait aucune
responsabilité dans l’imposition du productivisme ; ils en sont les
victimes, y compris dans le recours à la malbouffe. Le bio n’est pas à leur
portée, surtout s’ils résident dans les quartiers dits difficiles.
A
l’échelle de la planète, d’autres questions pourraient être soulevées sur la
contradiction entre le Nord et le Sud, sur la production de richesses et sa
répartition… vers le haut de la pyramide sociale, sur lesdits investisseurs
prédateurs, gavés de subventions, échappant à l’impôt ; comme dit l’un
d’entre eux : oui, la lutte des classes existe, mais c’est ma classe (de
milliardaires) qui la gagne tous les jours.
Alors, où est la sortie ? Certes dans le changement de mode de production et de
consommation peut répondre aux questions démocratiques suivantes : qu’est-ce
que l’on produit pour satisfaire quels besoins ? Dans quelles conditions
cette production s’effectue-t-elle ?
Mais
si la classe dominante des capitalistes, des affairistes, des « bien en cour », a une conscience de classe pour défendre ses
privilèges, « ceux d’en bas »,
les exploités, les dominés, les démunis, les opprimés, sont encore pleins
d’illusions, à la recherche de boucs émissaires, ou, plus largement,
désappointés. Certes, il existe une fraction de plus en plus importante de la
population qui aspire à mieux se mouvoir, se loger, sans sombrer dans le
consumérisme, mais leurs bonnes volontés individuelles ne sauraient suffire
pour trouver la sortie du système, même si elles y contribuent.
GD