Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


samedi 3 septembre 2022

 

Le caractère historique du texte qui suit sur Haïti se prolongera dans le prochain numéro. Sans être d’une actualité brûlante par rapport aux évènements qui traversent la conjoncture actuelle, il a l’avantage de montrer que le pire peut toujours advenir. Il n’y a pas de progrès historique qui enchanterait le monde. Malgré les sauts émancipateurs, les régressions, la barbarie, le despotisme peuvent faire retour. Autre éclairage : l’histoire dite universelle qui nous est enseignée doit toujours être re-questionnée, telle la découverte de l’Amérique aboutissant aux massacres de masse et à l’esclavage, pour ne prendre que cet exemple. La 1ère partie du texte débute précisément avec la découverte de l’Amérique jusqu’à la libération de l’esclavage auquel succède un nouveau despotisme après l’écrasement de l’armée napoléonienne : cette « opération spéciale » destinée à réinstaurer l’esclavage. La suite à paraître montre que la domination du peuple haïtien est un long calvaire inauguré par l’instauration par la France de Charles X d’une dette odieuse, poursuivie par la République française jusqu’en 1952. Puis, le cauchemar va se poursuivre. Une autre dimension de l’histoire que fait apparaître le texte, en filigrane, est que le capitalisme n’a pu se développer qu’à partir de l’esclavage, du colonialisme et de la prolétarisation des paysans (les enclosures au Royaume Uni), ce que Marx a appelé « l’ère de l’accumulation primitive du capital ». GD

 

Haïti. Un cauchemar sans fin

 

 

« Ils nous ont apporté de l’eau, de la nourriture, des perroquets, des pelotes de coton, des lances et bien d’autres choses qu’ils échangeaient contre des perles de verre et des grelots. Ils échangeaient volontiers tout ce qu’ils possédaient (…). Ils étaient bien charpentés, le corps solide et les traits agréables (…). Ils ne portent pas d’armes et ne semblent pas les connaître car, comme je leur montrais une épée, ils la saisirent par la lame et se coupèrent ». Telle est la description que fit Christophe Colomb des Indiens d’une île qui l’accueillirent en 1492. Cette île lui rappelant l’Espagne, il la nomma Hispaniola, l’espagnole. Il ajoute : « Hispaniola est un pur miracle. Montagnes et collines, plaines et pâturages y sont aussi magnifiques que fertiles ». Concernant les Arawaks, Colomb ajoutait : « Il sont si naïfs et si peu attachés à leurs biens que quiconque ne l’a pas vu de ses yeux ne peut le croire. Lorsque vous leur demandez quelque chose qu’ils possèdent, ils ne disent jamais non. Bien au contraire, ils se proposent de la partager avec tout le monde. Ils vivent dans des communautés villageoises et pratiquent un mode de culture assez raffinée du maïs, de l’igname et du manioc. Ils savent tisser et ne connaissent pas le cheval ». Las Casas, jeune prêtre qui accompagnait Colomb ajoute : « les lois du mariage sont inexistantes : les hommes aussi bien que les femmes choisissent et quittent leurs compagnons ou compagnes sans rancœur, sans jalousie et sans colère. Ils se reproduisent en abondance (…). Ils apprécient les plumes colorées des oiseaux, les perles taillées dans des arêtes de poisson et les pierres vertes ou blanches dont ils ornent leurs oreilles et leurs lèvres. En revanche, ils n’accordent aucune valeur particulière à l’or ou à toute autre chose précieuse (…). Ils comptent exclusivement sur leur environnement naturel pour subvenir à leurs besoins ».

 

Découverte de l’Amérique et génocide

 

Pour ces hommes et ces femmes qui semblaient vivre dans une relative harmonie, dans une société pacifique, c’était le début du cauchemar. Colomb ajoutait assez rapidement « Ils feraient d’excellents domestiques (…) avec seulement 50 hommes nous pourrions les soumettre tous et leur faire faire tout ce que nous voulons ». C’est ce qu’il ne se priva pas de faire puisque quelques lignes plus loin il précise « je me saisis par la force de quelques indigènes afin qu’ils me renseignent et me donnent des précisions sur tout ce que l’on trouvait aux alentours ».

 

Ce que cherchait Colomb c’était d’une part apporter la civilisation espagnole à ces pauvres « bougres » (l’Espagne où 2 % de la population possédait 95 % des terres) et surtout l’or qu’il avait promis aux souverains espagnols. Et pour cela, tous les moyens étaient bons. « Dans la province de Cicao, les Espagnols obligèrent tous les individus de 14 ans et plus à collecter chaque trimestre une certaine quantité d’or. Les Indiens qui remplissaient le contrat recevaient un jeton de cuivre qu’ils devaient suspendre à leur cou. Tout Indien surpris sans ce talisman avait le mains tranchées et était saigné à blanc »(1). Mais il y avait peu d’or sur l’île d’Hispaniola. Faute de ce précieux métal, Colomb eut alors l’idée de ramener des esclaves en Espagne. Il envoya une expédition à l’intérieur de l’île et rassembla 1 500 Arawaks qu’il fit parquer dans des enclos sous la surveillance d’hommes et de chiens. Il sélectionna les 500 meilleurs spécimens qu’il embarqua pour l’Espagne. Les 300 qui y arrivèrent vivants furent mis en vente comme esclaves. Quand il devint évident que l’île ne recélait pas autant d’or qu’espéré, les Indiens furent mis en esclavage sur de gigantesques propriétés. Exploités à l’extrême, ils mouraient par milliers. Las Casas écrira « D’innombrables témoignages prouvent le tempérament pacifique et doux des indigènes. Pourtant notre activité n’a consisté qu’à les exaspérer, les piller, les tuer, les mutiler, les détruire. Colomb était si anxieux de satisfaire le roi qu’il commet des crimes irréparables contre les Indiens ». En 1492, Hispaniola comptait environ 400 000 habitants indiens. En 1508 environ 60 000 et en 1514, 25 000. Ce fut un véritable génocide et pourtant le Colombus day (12 octobre) est toujours un jour férié, un jour de fête aux USA et dans beaucoup de pays sud-américains et la fête nationale espagnole.

 

L’extermination est si rapide que dès 1503 les premiers esclaves africains arrivent à Hispaniola pour remplacer les Indiens dans les plantations de tabac, canne à sucre… et ce surtout sur la partie est de l’île, l’ouest moins fertile est délaissé par les Espagnols. Dans ce territoire vont alors s’installer les corsaires, pirates et autres boucaniers (français). C’est dans cette partie que se trouve la célèbre « île de la tortue ». Tous ces « braves » gens vont plutôt bien se débrouiller. Les pirates attaquent les navires pour dérober les cargaisons, faire des prisonniers qu’ils échangent. Et les boucaniers les nourrissent grâce à la chasse et au fumage de la viande. Les quelques colons espagnols qui s’installèrent sur cette partie de l’île abandonnèrent leur bétail quand ils la quittèrent. Celui-ci prospéra et fournit de la nourriture en abondance aux boucaniers. Les chiens dressés par les colons pour chasser les Indiens, eux aussi prospérèrent et s’organisèrent en meutes. La partie ouest de l’île devint un territoire français, dirigé par des pirates.

 

De l’esclavage à la première insurrection

 

En 1660, Richelieu prend conscience du potentiel de ce territoire et décide de le mettre en valeur. Il envoie un gouverneur qui négocie avec les pirates, ainsi que des colons et des « filles à marier », qui ne sont certainement pas pour peu dans le bon accueil que reçurent ces nouveaux Français. Ces colons et les esclaves qu’ils utilisaient développèrent la culture de la canne à sucre, du tabac et de nombreuses autres plantes avec un réel succès. De plus en 1687, les Espagnols abandonnèrent toute volonté de souveraineté sur cette partie de l’île qui devient Saint Domingue. Ce territoire connaît une croissance insolente entre 1713 et 1781 : 30 000 colons arrivent chaque année, et des dizaines de milliers d’esclaves viennent la mettre en valeur. On estime que près de 900 000 esclaves débarqueront à Saint Domingue, plus que dans toutes les autres colonies françaises réunies. Grâce à eux, Saint Domingue est devenue la Perle des Antilles, procurant prospérité et richesse à de nombreuses grandes familles françaises, de nombreuses villes portuaires (Nantes, La Rochelle, Bordeaux). Tout cela sur un territoire équivalent à celui de la Belgique. Vers 1790, Saint Domingue est le 1er producteur mondial de sucre, de café. Elle produit également du tabac et de l’indigo. A elle seule elle représente le 1/3 du commerce extérieur de la France. C’est une grande source de richesse pour la métropole. Mais celle-ci et produite par une société très inégalitaire. A cette époque on compte 3 communautés :

-        les blancs : colons français. Ils sont environ 40 000 ; parmi eux, il y a les grands blancs (les propriétaires) et les petits blancs (les employés). Les premiers ont accumulé des fortunes colossales, les seconds gagnent de quoi vivre, sans plus

-        les mulâtres (généralement de père français) – les affranchis (anciens esclaves rendus libres par leurs maîtres – les marrons : esclaves ayant fui les plantations, réfugiés dans les zones montagneuses ; ce sont eux qui ont conservé la pratique du vaudou venue d’Afrique. Ils étaient environ 40 000

-        les esclaves : près de 500 000. Pour eux, la situation était claire. Ils avaient le même statut juridique que les meubles. Les maîtres pouvaient les vendre, les frapper, les tuer…

Toutes ces inégalités, ces violences, ces injustices au seul profit de quelques-uns, les grands blancs, étaient un baril de poudre qui n’attendait qu’une étincelle pour exploser.

 

A cette même époque, les idées révolutionnaires circulent en France, dont celles de la Société des amis des Noirs et parviennent à St Domingue. Elles créent la panique chez les blancs et donnent de l’espoir aux affranchis, aux mulâtres et aux esclaves. Elle propose la suppression sans délai de la traite des Noirs et l’abolition progressive de l’esclavage. L’exemple de la Révolution française et la déclaration des droits de l’Homme du 26 août 1789 amplifient encore les tensions. Des représentants des grands blancs proposeront de modifier l’art. 1 de la déclaration ainsi : « Tous les hommes blancs naissent libres et égaux en droit ». Les idées révolutionnaires se répandent parmi les affranchis et quelques marrons et étonnement le mouvement de rébellion va partir d’eux.

 

Le 14 août 1791, des marrons réunis pour un culte vaudou décident de « descendre libérer leurs frères ». En quelques jours, toutes les plantations du nord de l’île sont en flammes et un millier de blancs sont massacrés. La situation sur l’île est très confuse. Les grands blancs qui ont échappé aux massacres se sont regroupés surtout à Port-au-Prince et organisent leur défense. Certains petits blancs, épargnés, ont pactisé avec les anciens esclaves. Quand la nouvelle de l’insurrection arrive en métropole, les débats sont animés. La République est plutôt favorable à la libération des esclaves mais elle ne veut pas perdre la très riche St Domingue qui pourrait tomber dans le giron des puissances étrangères et ne peut pas abandonner les colons survivants. Elle désigne trois commissaires pour se rendre sur place pour tenter de régler la situation. Ces commissaires vont œuvrer avec conviction, sérieux et efficacité. Ils prennent officiellement parti pour les esclaves, exilent les blancs extrémistes et Léger-Félicité Sonthonax va, de son propre chef, abolir l’esclavage dans la partie nord de l’île qui est sous son autorité. C’était le 29 août 1793. Les deux autres commissaires feront de même pour le reste de l’île.

 

De la libération à l’imposition du despotisme

 

C’est la première fois (et ce sera la dernière) que des esclaves deviennent libres par la lutte. Les terres sont collectivisées, mises en valeur par des travailleurs libres. Pour superviser, diriger, contrôler, accompagner ces changements, la République a besoin d’une autorité plus légitime que des commissaires français sur place. Elle trouve l’homme idéal en Toussaint Louverture. Né esclave sur une plantation à St Domingue, il devient rapidement le cocher du maître du domaine (marque de confiance très forte) puis est affranchi par celui-ci. Il apprend à lire et à écrire et quelques années plus tard, il devient propriétaire d’une petite plantation sur laquelle il emploie… 13 esclaves même s’ils avaient des conditions de travail et de vie bien différentes de ceux travaillant pour des maîtres blancs. Dans un premier temps, il s’oppose à l’insurrection des esclaves et à l’abolition de l’esclavage. C’est d’ailleurs au cours de la lutte contre les abolitionnistes qu’il montre ses qualités de chef de guerre et d’organisateur. Puis, par humanité ou par pragmatisme, il rejoint le camp de la République et des abolitionnistes. Voilà donc l’homme idéal, ancien esclave, éduqué. Il est nommé gouverneur général de l’île. Il est le relais de la République sur place et il remplit plutôt bien son rôle. Le calme revient, l’île reste française (il repousse quelques tentatives militaires anglaises ou espagnoles) mais il finit par se comporter comme un véritable chef d’Etat. Il passe des accords avec les Etats-Unis. Il se nomme gouverneur général à vie, envahit une partie de l’île du côté espagnol où il abolit l’esclavage, sans en référer à la métropole. Et, en 1801, il promulgue une Constitution autonomiste à Haïti. Napoléon Bonaparte qui a pris le pouvoir en métropole n’accepte pas du tout ces initiatives et, avec le doigté et la mesure qui le caractérisent (!), tente de mettre fin aux agissements de Toussaint Louverture. Il envoie un corps expéditionnaire sur place (30 000 hommes) pour le capturer, rétablir son autorité sur l’île et, à la demande des autres nations coloniales, mettre fin à l’expérience haïtienne en rétablissant l’esclavage en Haïti et dans les colonies le 20 mai 1802 La première partie du plan réussit, Toussaint Louverture est capturé, amené en France, emprisonné au château de Joux où il meurt en 1803. Mais le reste fut un échec total. L’armée de Bonaparte est battue le 18 novembre 1803 par une armée d’anciens esclaves. C’est la première défaite de l’armée napoléonienne et je n’ai pas souvenir d’en avoir entendu parler au cours de ma scolarité. J’ai entendu parler d’Austerlitz, d’Iéna, de Wagram, mais Vertières a été oubliée par les livres de l’histoire officielle.

 

Et pourtant, après cette bataille de Vertières, St Domingue promulgue son indépendance le 1er janvier 1804 et prend le nom d’Haïti (ancien nom indien), la première République noire au monde devient ainsi le premier pays au monde issu d’une révolte d’esclaves.

 

Haïti est alors dirigée par le chef de l’armée qui a battu les troupes de Napoléon, Dessalines, ancien esclave qui était au service de Toussaint Louverture, l’un de ses 13 esclaves. Il est nommé gouverneur à vie par ses troupes et gouverne l’île de façon très violente. Il fait exécuter la plupart des blancs qui y vivaient encore et se conduit en despote. A tel point qu’il est assassiné en 1806 par les mulâtres. Jusqu’en 1822, la situation est confuse. Il y a même pendant un certain temps une partie nord dirigée par un roi et une partie sud dirigée par un mulâtre. Haïti n’est bien sûr pas reconnue par la France ni par les autres grandes nations qui ne veulent surtout pas qu’elle devienne un exemple pour leurs colonies. Elle ne peut commercer avec pratiquement personne et économiquement le pays est en situation de survie. En 1822, le pays se réunifie. Jusqu’en 1825, Paris négocie, menace Haïti pour qu’elle retrouve le giron national. En vain. 

 

(à suivre dans le prochain numéro)

 

Jean-Louis Lamboley, le 24.08.2022

 

(1)   Une histoire populaire des Etats-Unis, Howard Zinn