A propos de
la « sortie du labyrinthe »
Dans
le numéro précédent de PES, la réflexion proposée pour comprendre le
« moment historique » qui est le nôtre, relevait la gravité de la
conjonction des crises auxquelles nous sommes confrontés (climatique, financière,
guerrière…). Cet article appelait à un échange et ce, dans l’optique qu’il faut
comprendre le monde pour le transformer. Notre ami et poète Pedro nous a fait
part de ses interrogations (voir ci-dessous) et propositions de débat
auxquelles l’article ci-après tente de donner quelques réponses.
Pedro :
« Dans le texte, deux choses me
semblent manquer : une analyse sur les classes sociales aujourd’hui et la
question de l’aliénation et de la puissance de manipulation des médias, le tout
vu en lien avec la précarisation/ubérisation, la destruction des
« collectifs de travail ». Plus généralement, il s’agit de savoir quelles classes pourront « faire la
révolution ». J’ai quelques idées sans doute trop iconoclastes sur le
sujet dont la première est qu’il y a eu une erreur conceptuelle quand on a
considéré que la classe ouvrière (classe
dominée) serait la classe
révolutionnaire du socialisme ; pour moi, la classe ouvrière, comme la
bourgeoisie, ont été des classes révolutionnaires qui ont fait la révolution capitaliste. On aurait confondu classe
dominée et classe révolutionnaire, comme si, durant le féodalisme, on avait
considéré que la classe révolutionnaire était la paysannerie (classe dominée),
alors que les nouvelles classes révolutionnaires (bourgeoisie et prolétariat)
se formaient à l’intérieur du système, et ce dans un long processus qui a duré
quelques siècles. Je pense que pour comprendre ce que nous vivions (passage du
capitalisme au ???) on aurait à apprendre de l’étude de la transition du mode romain au féodalisme,
une transition de type « implosif »
alors que celle du féodalisme au capitalisme aurait été de type
« explosif ».
Gérard. Quelles
classes pourront faire la révolution ?
S’i
l’on peut considérer que l’antagonisme de la classe ouvrière avec la
bourgeoisie a façonné le système capitaliste, tel qu’il s’est développé dans
l’Europe occidentale, il semble difficile de prétendre que ces deux classes ont
« fait la révolution capitaliste ». En 1789, et bien après, la classe
ouvrière n’était rien, à peine peut-on faire référence aux Sans Culottes… Il faut attendre 1830-1848 puis la Commune, et surtout l’apparition des luttes ouvrières sous la 3ème
République, pour parler d’une classe se développant avec l’extension du
capitalisme industriel.
L’antagonisme
entre ces deux classes fondamentales est d’ailleurs à tempérer : avec le
développement de l’impérialisme et de la colonisation, l’on a assisté pour le
moins à un double phénomène : la colonisation de peuplement forcée
(misère, bagne, répression) couplée avec des tentatives de pacification des
rapports sociaux au sein des empires coloniaux (aristocratie ouvrière,
développement de l’appareil d’Etat…) avant qu’ils ne s’affrontent dans des
guerres meurtrières, ces considérations n’épuisant pas les caractéristiques spécifiques des formations sociales
nationales. La petite paysannerie disparaît très tôt de Grande-Bretagne (enclosures, répression des vagabonds…) ce qui n’est
pas le cas en France. L’Allemagne
entre « trop » tardivement dans la course à la colonisation.
Ceci
suggère qu’il est difficile, si l’on est imprégné d’une conception matérialiste
de l’histoire, de s’en tenir à des catégories abstraites. Ainsi, de manière hégélienne,
ou de celle du jeune Marx, l’on peut distinguer en parlant des ouvriers, des
exploités, d’une classe en soi
(notion que l’on pourrait réduire à une appréciation sociologique) à la classe pour soi, consciente de ses intérêts
(seulement économiques, corporatistes) à la classe pour les autres, celle qui serait susceptible de « libérer l’humanité toute entière ».
Ni la vision statistique, ni celle de catégories idéalistes ne
permettent de produire une analyse de classe ou plus exactement du rapport de
forces sociales au sein de la « société », en interaction/confrontation
avec celles qui en « perturbent » le fonctionnement. Pour le dire
autrement, il est difficile d’isoler la configuration des contradictions de classes
(en France par exemple) de l’influence d’autres entités qui les conditionnent (Union
européenne, OTAN, USA…).
Il
y a lieu également de reléguer aux
oubliettes de l’histoire une
appréciation dogmatique et messianique de la classe ouvrière et ce, pour
plusieurs raisons. Elle est d’une part en perpétuel renouvellement :
ascension sociale, précarisation, apport de populations étrangères. D’autre
part, elle est soumise à des influences qui obscurcissent la compréhension de
ses propres intérêts (religion, réformisme, médias dominants…).
Comme
la bourgeoisie a eu en son temps besoin des intellectuels, des philosophes des
Lumières pour exister face à la royauté, le « prolétariat », pour
prendre conscience qu’il n’a rien à perdre que ses chaînes, a besoin
« d’intellectuels organiques » pour construire sa propre vision et son
appréhension du monde dans lequel il est inséré. Ainsi, sous certaines
conditions, il peut espérer construire sa propre hégémonie sur la société. Mais
les conditions sont rarement propices ou peuvent se retourner brutalement.
Ainsi, l’anarcho-syndicalisme et les partis dits ouvriers ont pris fait et cause
pour l’union sacrée en 1914. En 1918, les sociaux-démocrates ont écrasé la
révolution allemande et les Spartakistes, assassinant Rosa Luxembourg et Karl
Liebknecht…
Et
pourtant, malgré tout, face à l’exploitation, à l’oppression raciste, sexiste,
la révolte resurgit. Reste, dans la conjoncture actuelle, à faire partager des
perspectives de transformations sociales et politiques matérialisées dans des
organisations révolutionnaires.
Mais
ce n’est pas tout. La force des mouvements de protestations, de révoltes,
et même les soulèvements, s’ils produisent des effets destituants, effritant la légitimité des pouvoirs en place,
ne les menacent pas vraiment. Il est nécessaire, pour aller au-delà, que face à
l’institué (les formes des régimes en place) qu’ils contestent, ils soient instituants. C’est dire que dans le
mouvement doivent naître des comités,
des conseils, des organes qui se
substituent à ceux qui sont encore en place. Bref, transformer la crise
politique d’effritement des forces adverses en crise révolutionnaire.
Quant à répondre à la question de Pedro consistant à imaginer la transition de sortie du capitalisme
(implosif ou explosif) il est pour l’heure difficile d’y répondre :
effondrement, guerres, révoltes, répression, montée des nationalismes d’extrême
droite, retour de la lutte de classes dans les pays centraux. La question essentielle, semble-t-il, est de
savoir comment, dans le moment
actuel, faire resurgir la réflexion
partagée consistant :
-
à faire renaître l’internationalisme par des mouvements
antiguerre, contre les blocs impérialistes, en soutien aux luttes
d’émancipation
-
à faire converger les luttes
ouvrières, de la jeunesse, des femmes, des « racisés »…
-
à conjuguer lutte pour le climat et
lutte pour la sortie du capitalisme en promouvant la réflexion sur les
fondements d’une société socialiste, de sobriété énergétique, d’aménagement du
territoire et de redensification des services
publics de proximité, de démantèlement des concentrations urbaines invivables.
Toutefois,
demeure un « problème » que l’on ne peut appréhender. Il surgit là où
on ne l’attend guère. C’est celui de l’étincelle qui met le feu à toute la plaine quand elle est sèche, le
sujet historique imprévu, les Gilets Jaunes, les femmes iraniennes, le ticket
de métro au Chili… Reste la question du « que faire ? » dans les conditions de survenue de tels
mouvements pour éviter qu’ils soient dévoyés ou pire, réprimés… et comment s’y
préparer.
GD
le 30.10.2022