Electricité.
Les prix s’emballent, jusqu’où ?
La
France, pour produire de l’électricité, utilise majoritairement l’énergie
nucléaire et peu de gaz, qu’elle importe principalement de Norvège, Russie et
Algérie. La part du gaz et du pétrole dans la production d’électricité est de
l’ordre de 7 % (20 % pour l’UE). La
reprise économique post-crise sanitaire a augmenté fortement la demande en
électricité et les prix des énergies se sont envolés. En France, l’arrêt de 27 des 56 réacteurs nucléaires
(24 y sont encore au 1er septembre) pour travaux de maintenance d’une
part et d’autre part, les sanctions européennes à l’encontre de la Russie
(principal fournisseur du gaz en Europe) ont fait exploser les prix, les pays européens
devant se fournir ailleurs. Ces évènements liés à la conjoncture accentuent les
phénomènes de hausse du prix de l’électricité mais la cause est structurelle. Elle est à relier à la
création du marché européen de gros
de l’électricité. Choisissant la politique du tout marché, les Etats ont abandonné
leur rôle régulateur. Dès lors, les prix sont fixés par l’offre et la demande.
Comment ça marche ? Quels enjeux stratégiques ? Quelles conséquences sur
le développement du mix énergétique face à la crise climatique ?
Comment ça marche ?
Le marché de l’électricité est l’aboutissement du processus d’ouverture à la
concurrence et de privatisation, décidé dans les années 1990 par l’Union
Européenne et les Etats qui la composent. L’entreprise publique EDF, devenue société anonyme, est désormais en concurrence
sur un marché où s’achète et se vend
quotidiennement l’électricité (idem pour le gaz) (1). Ce système a été mis en
place sous le gouvernement Jospin puis Raffarin, etc. Il s’agit, affirment ses
défenseurs, de maîtriser les approvisionnements et de stabiliser les échanges
grâce au marché « régulateur ». On en mesure, aujourd’hui, l’efficacité ( !).
Les pays producteurs font la pluie et le beau temps sur le marché et peuvent ouvrir
ou fermer les vannes à tout moment.
La
reprise économique post crise sanitaire (fin 2021) puis la guerre en Ukraine
(2022) ont fait s’envoler les prix de l’énergie et ont révélé la dépendance des
pays européens aux hydrocarbures russes (gaz notamment), faisant « péter
les plombs » à un système que personne ne contrôle. De 50€/MWh (MegaWattheure) avant la crise
sanitaire, à 100€ en sept. 2021, puis à 200€ en décembre, puis à 300€ en
février 2022, pour atteindre 500€ après les sanctions contre la Russie, pendant
la période de sécheresse alors que nombre de réacteurs nucléaires sont à l’arrêt.
Les prix sur le marché à terme ont explosé se négociant à 800€ pour la période octobre/décembre 2022, montant à 1 500€
pour les heures de pointe. La rareté renchérit les prix sur le marché européen alors
que pointent l’hiver et les pénuries électriques annoncées… Et les Etats furent
bien dépourvus quand la crise fut venue… Ils n’ont pas de solution alternative
immédiate et suffisante pour répondre aux besoins de production, sauf à nous
annoncer la fin de l’abondance et l’ère de la sobriété, en col roulé…
Le
marché européen intégré de l’électricité
cale les prix de gros sur les coûts marginaux, c’est-à-dire que le prix du
marché est égal au coût de production de
la centrale la plus chère de tout le réseau
interconnecté européen même si la part de production de cette centrale
représente une part infime de la production totale. Chaque jour l’électricité est achetée
et vendue sur un marché de gros. Négocié la veille pour livraison le
lendemain, le prix de gros (prix spot) est fixé en fonction du coût de production
de la dernière centrale utilisée pour satisfaire la demande. Pour produire
l’électricité, sont appelées en priorité les sources d’énergie les moins chères
(renouvelables, nucléaire) puis à mesure que la demande augmente, les centrales
à charbon et enfin les centrales à gaz, dont les coûts de production sont les
plus élevés. Si une centrale gaz fournit 1 % de l’électricité du réseau
interconnecté, le coût de production de cette centrale sera appliqué à 100 %
sur le marché de gros. Ainsi, si le prix
du gaz flambe, par effet ricochet, dès qu’une centrale à gaz sera appelée en
production, son coût s’appliquera mécaniquement à l’ensemble de l’électricité produite
sur le réseau interconnecté européen même si cette électricité est produite à partir
de barrages hydrauliques ou de centrales nucléaires dont les coûts sont bien
plus faibles et stables. Avec ce mécanisme, les prix de gros sont incontrôlables
par la puissance publique et extrêmement volatils.
Les
pourfendeurs du tout marché et de la financiarisation dénoncent ce système qui
ne tient compte ni des besoins des populations, ni des sources et des choix
d’énergie. Il ne profite qu’aux spéculateurs,
considérant que l’électricité est un produit pour faire du profit. Pour les défenseurs
de la planète, c’est un non-sens absolu qui aboutit à vendre de l’électricité
décarbonée au prix de celle produite par une énergie fossile. Cela s’accentue
car les pays dépendants du gaz russe le remplacent par du gaz naturel liquéfié
(GNL) des Etats-Unis, encore plus cher puisque, pour le transporter par
méthanier, il faut le compresser à – 163°C, puis le décompresser à l’arrivée, dans
des usines à construire au plus vite !
Dans
ce système, les perdants sont les consommateurs et les contribuables qui paient
non pas un coût de production et de transport mais un coût de marché ! Les
gagnants sont les gros acheteurs. Engie
a plus que doublé son bénéfice au 2ème trimestre 2022, soit 5
milliards € et les producteurs de GNL étatsuniens sont devenus le 1er
fournisseur de gaz en Europe. La flambée des prix a fait exploser les marges
des producteurs d’énergies fossiles (Total
Energie en tête), tout comme les transporteurs et sociétés de fret (CMA-CGM)
ont engrangé des bénéfices historiques. Quant aux spéculateurs financiers internationaux,
ils se frottent les mains. Tous sont satisfaits d’une Europe néolibérale qui ne
faiblit pas et fonce, malgré les signaux d’alarme, vers les catastrophes annoncées, économiques,
financières, écologiques.
Le gaz. Un
enjeu stratégique
En
2019, 41 % de l’énergie importée en UE provenait de Russie (le ¼ de sa
consommation totale). L’UE a besoin de 63 exajoules/an (63 milliards de
milliards de joules) d’énergie brute. Elle en produit 25 par les énergies
renouvelables, le nucléaire, les combustibles fossiles (gaz, pétrole, charbon).
Elle doit donc en importer 38 soit 60 % de ses besoins.
La
consommation de gaz a augmenté de plus d’1/3 en Union européenne alors que sa
production (Pays Bas) a baissé de 2/3. L’UE a donc accru sa dépendance au
fournisseur russe. Entre 1990 et 2020, les importations de gaz naturel dans
l’UE ont plus que doublé, la Russie étant, jusqu’en 2022, le 1er
fournisseur de l’UE. Certains pays comme l’Italie, l’Allemagne, l’Espagne ou la
Hongrie ont privilégié le gaz pour remplacer le charbon et le pétrole dans leur
production d’électricité pour les raisons suivantes : il est mieux
réparti sur la planète que le pétrole, concentré au Moyen-Orient, sa combustion
est moins polluante que le pétrole ou le charbon et jusqu’à 2021, il était peu
cher. Ils ont augmenté la part du gaz dans leur mix-énergétique (encouragés par
la Commission européenne l’ayant scandaleusement inclus dans les énergies
« vertes ») tant pis s’il génère du CO2 et du méthane dont les gaz à
effet de serre sont 28 fois plus puissants que le CO2 et s’il n’est pas
renouvelable.
Pour
l’Allemagne, 1er client de la Russie, même si elle a développé sa production
d’énergies renouvelables (éolienne notamment), le gaz reste un enjeu stratégique.
C’est pourquoi elle a sécurisé ses approvisionnements et s’est engagée avec la
Russie dans la construction des gazoducs
Nord Stream.
La
Russie qui dispose des plus grandes réserves mondiales de gaz (20 %), alimente
par gazoduc les ex-pays du bloc de l’Est et l’Europe occidentale avec le
gazoduc Yamal-Europe via la Biélorussie et le Brotherhood via l’Ukraine. Chaque
pays traversé reçoit une rémunération (4 milliards€ pour la Pologne et la
Slovaquie, 3 milliards pour l’Ukraine).
Afin
de sécuriser les livraisons, la Russie
n’a pas rechigné à payer 70 % des 32
milliards € pour construire 2 gazoducs acheminant directement le gaz russe
en Allemagne via la mer baltique. Les compagnies gazières russe (Gazprom) et
allemandes (BASF et EON) ont lancé, en 2005, le 1er gazoduc Nord
Stream, 2 tubes parallèles sur 1 220 km déposés au fond de la mer entre 70
et 200 mètres de profondeur (coût 15
milliards €). Il a été mis en service en 2012. Un 2ème, Nord
Stream 2, a été construit, doublant la capacité de transport (coût : 17 milliards€). Ces tracés n’ont pas été du goût de tous. Les bénéficiaires de la
rente des droits de passage s’y sont opposés, craignant de perdre leur
« rémunération ». D’autres pays de l’UE s’y opposèrent ainsi que les USA : Obama, par la voix de Biden
son vice-président, voyait là, un « accord
fondamentalement mauvais pour l’Europe ! ». Même si le ministre
allemand des affaires étrangères et le chancelier autrichien en 2017
rétorquèrent que « l’approvisionnement
énergétique de l’Europe est l’affaire de l’Europe, pas des Etats-Unis
d’Amérique ! Nous décidons qui nous fournit de l’énergie et comment selon
les règles de l’ouverture et de la libre concurrence », nombreuses
furent les attaques, menées par la Commission européenne, contre ce projet.
Néanmoins, commencés en 2018, les travaux sont achevés fin 2021. En octobre, le
nouveau chancelier Scholz, influencé par les rodomontades de la Commission
européenne prétextant que le gazoduc ne respectait pas les directives
européennes, suspend la certification de Nord Stream 2, ne permettant pas son
démarrage. Et quand, le 22.02.2022, la Russie reconnaît l’indépendance du
Donbass et envahit l’Ukraine, Scholz suspend définitivement la certification. Nord Stream 2 ne démarra jamais.
Et
comme s’il fallait en finir, voici que les deux gazoducs ont fait l’objet d’une
attaque à l’explosif (500 à 700 kg) dans les profondeurs de la mer baltique, le
26 septembre 2022. L’arrivée de gaz ayant été coupée, l’eau de mer a pris la
place, endommageant les parois intérieures des tubes en acier nu très sensible
à l’oxydation et à la corrosion. Sans un travail colossal d’assèchement, pratiqué avec un matériel hautement
spécialisé et d’énormes moyens financiers, il est très probable que 3 lignes
sur 4 des gazoducs soient définitivement perdues. Certains pensent que seul un
Etat pouvait déclencher une telle catastrophe… Une enquête nous le dira
peut-être un jour ?
Vers une
dépendance énergétique états-unienne ?
Cet
évènement majeur se situe en pleine crise d’approvisionnement en gaz entre la
Russie et l’UE : le gazoduc Yamal ne transporte plus de gaz depuis mai
2022, la Pologne ayant mis Gazprom sous sanction ; le gazoduc Brotherhood a réduit ses
livraisons, l’Ukraine ayant bloqué le transit sur une de ses branches. Nord
Stream 1 ne fonctionne plus depuis début septembre 2022, les Russes prétextant
une fuite d’huile nécessitant une intervention technique importante. Les Etats importateurs
se tournent alors vers la Norvège (qui refuse de vendre à prix modéré), vers l’Algérie
qui n’a que de faibles ressources, ou encore vers le Qatar, le Royaume Uni ou
les Etats-Unis. Ces derniers se sont réjouis de l’attentat : « C’est une formidable opportunité de
supprimer une fois pour toutes la dépendance vis-à-vis de l’énergie russe… »
selon Blinken, Secrétaire d’Etat. Les exportations de GNL sont à la hausse
depuis 2015 mais les ressources sont loin d’être infinies et une forte
compétition s’exerce pour acheter du gaz dont le prix reste élevé d’autant que
le GNL états-unien n’est pas vendu à des prix contractuels mais au prix du
marché au jour le jour. Les Etats-Unis
vendent le GNL à l’UE 4 fois plus cher qu’à leurs propres industriels. « Cet
« attentat énergétique » signe la fin de l’ère du gaz bon marché en
Europe ».
Un
véritable basculement géopolitique
s’opère. L’UE se tourne vers les Etats-Unis, la Russie vers la Chine : le
gazoduc Force de Sibérie la relie à
la Chine depuis 2019 et annonce une 2ème tranche reliant la Sibérie
occidentale à la Chine. En février 2022, Russie et Chine ont signé un contrat
de 120 milliards de dollars sur 25 ans, vendant le gaz (celui que l’UE refuse
suite aux sanctions contre Poutine) à un prix très concurrentiel. Quant à l’UE,
Mme Von der Leyen déclarait le 4 février 2022 : « Notre réflexion stratégique est la
suivante : nous voulons construire le monde de demain en tant que
démocraties avec des partenaires partageant les mêmes idées »… et
poursuivait sans sourciller… « Nous
parlons avec tous, à commencer par la Norvège… mais aussi avec le Qatar,
l’Azerbaïdjan et l’Egypte »…
trois démocraties bien connues !!!
Les
populations subiront les conséquences de ces engagements décidés sans elles (ce
n’est pas le débat public orchestré par Macron, de ce 27 octobre au 27 février,
sur la relance du nucléaire qui va changer quoi que ce soit) : la hausse du prix du gaz et de l’électricité va
s’accentuer et si Macron décide de maintenir le bouclier tarifaire, ce sont les
mêmes, cette fois en tant que contribuables, qui financeront les
multinationales se goinfrant de contrats plus que juteux. Les factures vont encore
s’alourdir pour les usagers quand, au 30 juin 2023, les tarifs réglementés du gaz
seront supprimés (aboutissement de la dérégulation de Bruxelles). Rien ne
justifie les augmentations du prix des énergies sinon la politique néolibérale
mortifère.
En
conclusion, il faut souligner que les enjeux écologiques sont remis aux
calendes grecques. La production de GNL va augmenter dans le monde et, en
corollaire, ses dégâts environnementaux, au fil de sa production, son
exploitation et son transport. On entend déjà, en France, des voix demandant la
levée de l’interdiction de la fracturation hydraulique pour extraire le gaz de
schiste. La multiplication des centrales nucléaires est « la »
solution de Macron, tout comme, en Europe, la remise en marche des centrales à
charbon. Tels sont leurs remèdes pour vaincre la crise énergétique. Les
dirigeants des 27, divisés, ont mis un
an pour se mettre d’accord sur l’idée d’une « feuille de route » afin « d’endiguer
les prix élevés de l’énergie ». Reste à décider quelles mesures ! Inutile
d’attendre d’eux une ouverture à discussion sur un modèle de société
respectueux de l’Homme et de la Nature, encore moins sur la socialisation des
énergies à considérer comme des biens communs. L’aveuglement des gouvernants et
leur soumission à l’ordre néolibéral et financier nous mènent à la catastrophe
économique, sociale et écologique. S’inquiéter ne suffit plus. Penser global et
agir local, mais comment ?
Odile
Mangeot, le 26.10.2022
(1)
cf PES n° 69 EDF.
Combattre Hercule et n° 77 Tarifs énergétiques, ça gaz fort
Source
: www.elucid.media « La
fin du gaz pas cher ? » un dossier et une vidéo sur youtube
encart
Les
absurdités du système
Cette
compétition déraisonnée du GNL s’illustre avec l’exemple du méthanier Hellas
Diana. Parti fin novembre 2021 des Etats-Unis pour vendre son gaz en Asie, ce
méthanier a finalement fait demi-tour le 20 décembre (en perdant un million de
dollars de péages en repassant le canal de Panama en sens inverse) pour aller
vendre son gaz… en Angleterre, où un nouvel acquéreur avait surenchéri, privant
de fait l’Asie de ce gaz.