Les bagnes : de la royauté à la
République
« Un homme qui travaille est plus utile qu’un
cadavre et l’exemple d’un supplice permanent inspire la terreur du crime ».
Cette citation de Thomas More, juriste, historien, philosophe anglais
(1478-1535), considéré avec son ami Erasme, comme les chantres de l’humanisme,
va inspirer les responsables français de cette époque. Elle confortera chez eux
l’idée de faire faire par des prisonniers, des tâches que les hommes libres ne
voulaient plus effectuer. Plutôt que de nourrir un prisonnier à ne rien faire
ou de l’exécuter, pourquoi ne pas le faire travailler ? D’autant qu’une
tâche extrêmement dangereuse, pénible et très utile pour le pays peinait à
trouver des travailleurs volontaires : les rameurs sur les galères du Royaume.
De
la « chaîne » à la « chiourme »
La
France, voulait développer sa politique maritime et les hommes libres étant peu
enthousiasmés à l’idée de ramer à fond de cale d’un bateau, sans savoir quand
et s’ils allaient un jour revoir leurs familles. Car, même si, en cas de
naufrage, quelques canots étaient prévus pour les membres de l’équipage, les
rameurs n’avaient rien. C’est ainsi qu’une ordonnance de Louis XIV, rédigée par Colbert,
codifia les peines de prison habituelles
en années de galères. Voleurs, brigands, escrocs, révoltés ou déserteurs vont
ainsi « ramer » pour le roi. Pour assurer la « stabilité »
des équipages, le pragmatique Colbert prévoira même qu’aucune peine ne soit
inférieure à 3 ans. Chaque année, environ 1 000 hommes relieront, à pied,
Paris à Marseille. Dans chaque village traversé, « la chaîne »
était un spectacle immanquable. Le passage des futurs forçats était un
défouloir pour les populations : crachats, injures, coups étaient monnaie
courante. Arrivés à Marseille, ils étaient affectés à une galère et formaient
« la chiourme » : l’équipage du bateau.
Dans
les années 1750-1770, les progrès techniques des bateaux rendirent les galères
totalement inefficaces. Les forçats resteront à quai dans des bagnes portuaires
(Toulon, Brest, Rochefort…), affectés à des travaux pénibles : curage des
ports, creusement de canaux… Cette situation posa des problèmes à
l’administration pénitentiaire car si on ne s’échappait pas d’une galère,
par contre, d’un chantier sur la terre ferme… Elle y répondit d’une manière
« humaine et raisonnable » en enchaînant les forçats deux par deux,
24H sur 24…
Les
idées révolutionnaires n’arrivèrent pas dans les bagnes. En 1810, un bagnard
pouvait être puni après avoir été exposé sur la place publique, livré à la
vindicte populaire ou avoir la main tranchée. On pouvait se retrouver au bagne
pour 62 motifs : crime, meurtre, viol, mais aussi vol, fausse monnaie,
contrefaçons… Souvenons-nous que Jean
Valjean (le héros de Victor Hugo) sera condamné à 5 années de bagne pour
une tentative de vol d’un pain. Et que trois tentatives d’évasion le maintiendront
enfermé 19 années à Toulon. A sa libération, il n’était toujours pas un homme réellement
libre puisque son passeport jaune le
désignait comme ancien bagnard.
Dans
les années 1820-1840, les progrès industriels rendirent beaucoup moins rentable
la présence de nombreux hommes pour les grands travaux. Les forçats devenaient
alors une charge pour la marine.
L’idée de déporter les bagnards dans
les colonies trouva de nombreux partisans, s’inspirant de l’exemple
britannique. L’Angleterre exilait ses condamnés en Australie depuis bien
longtemps.
Entre Guyane
et Nouvelle-Calédonie
Les journées de juin 1848 furent le déclencheur. En même temps que les forçats,
les colonies « accueilleront » les agitateurs politiques. Ces
journées de révolte des ouvriers parisiens, protestant contre la fermeture des
ateliers nationaux, virent la jeune seconde République (février 1848) les
réprimer avec une violence inouïe : 25 000 militaires, 17 000
gardes nationaux, 15 000 gardes mobiles et 2 500 gardes républicains
tueront entre 3 000 et 5 000 ouvriers ; 1 500 autres seront
fusillés sans jugement. 2 500 seront arrêtés, 11 000 condamnés à la prison
ou à la déportation. Les condamnés
politiques de ces émeutes sont envoyés en Algérie
et les condamnés de droit commun en Guyane.
Cette colonie française a de nombreux avantages : elle n’est pas très
éloignée de la métropole (3 semaines en bateau), elle est très vaste, seule
colonie sur le continent américain et… manque cruellement de main d’œuvre pour
les travaux pénibles depuis l’abolition de l’esclavage.
Les
premiers bagnards y arrivent en 1852.
Ils sont soumis au doublage : pour une peine inférieure à 8 ans, le détenu
doit rester le même temps sur place ; pour une peine supérieure à 8 ans,
il doit y rester jusqu’à sa mort. L’idée est de développer la Guyane, et
surtout, d’éloigner définitivement
les indésirables. On ne parle ni de
rééducation ni de réinsertion…. Le bagne de Guyane est en fait composé de
nombreux lieux de détention sur les îles du Salut, Saint Joseph, la Montagne
d’argent, Saint Georges, mais également à Kourou… Mais les conditions
climatiques et sanitaires sont tellement dures que toutes ces implantations
seront des échecs. Elles ne produisent rien. Sur les 18 000 bagnards qui
arriveront, 10 années plus tard, il y aura 7 000 morts. C’est un échec
total.
En 1864, Napoléon III décide d’envoyer les détenus métropolitains en Nouvelle Calédonie. Ce territoire
manque de colons et le climat y est moins dur qu’en Guyane. Cette dernière
accueillera uniquement des détenus venant des colonies.
Différents
camps s’implanteront en Nouvelle Calédonie. Les Kanaks autochtones seront
chassés sans ménagement. Les forçats travaillent dans les mines de cuivre et de
nickel. 3 000 Communards seront exilés en Nouvelle Calédonie,
« bénéficiant » d’un régime de semi-liberté. 400 y perdront tout de
même la vie. C’est dans le cadre de ce régime que Louise Michel pourra, au cours des 7 années de déportation, étudier
la langue kanak, instruire, défendre et soutenir le peuple kanak.
Après
la répression de la Commune, le nouveau régime
républicain vit dans la peur : la loi, l’ordre, la morale publique et
la protection de la propriété privée sont des thèmes récurrents. La loi du 5
juin 1875 crée les prisons départementales. Mais surtout
en 1885, une nouvelle loi pénale est adoptée. Pour rassurer les propriétaires
et montrer que les gouvernants se préoccupent de la sécurité, cette loi est
extrêmement dure et prévoit qu’en cas de récidive, même (on peut dire :
surtout) pour des délits mineurs : vol, vagabondage, mendicité, l’accusé peut être condamné aux travaux
forcés à perpétuité. On les appelle les
relégués.
Sous
l’effet de cette loi républicaine,
le nombre de départs explose et la Nouvelle Calédonie ne peut absorber ces
nouveaux forçats. La République va donc ré-ouvrir
les bagnes de Guyane. Environ 700
condamnés vont embarquer chaque
année vers cette destination, dont des mendiants, des SDF… Ils côtoient, au
bagne, les transportés qui sont des
criminels condamnés aux travaux forcés. Ces petits délinquants paient le tribut
le plus lourd dans l’enfer du bagne ; ils sont méprisés par les
transportés et les gardiens. Dans la hiérarchie pénitentiaire mieux vaut être
un criminel de sang qu’un voleur de poule. Comme en 1848, c’est un régime
républicain qui est grand pourvoyeur des « clients » pour le bagne.
Des femmes y seront également envoyées. Elles sont séquestrées dans des
établissements religieux, en attendant d’être mariées à des détenus qui ont
terminé leur peine mais qui doivent demeurer sur place. Ainsi va la colonisation de peuplement.
A
partir de cette époque, la Guyane est parsemée de nombreux camps de détention
adaptés aux différents types de bagnards : l’île Royale pour les plus
dangereux, l’île du diable pour les prisonniers politiques, les
déportés (Alain Dreyfus y sera enfermé de 1895 à 1899), l’île Saint Joseph
pour ceux qui ont tué des gardiens ou des codétenus. Sur cette île, les
bagnards sont détenus dans des cachots sans fenêtres, surveillés depuis des
passerelles au-dessus des cellules. Le silence est obligatoire et la peine peut
durer jusqu’à 5 ans. Pour les cas les plus graves, la peine de mort peut être
prononcée et l’exécution a lieu en public pour servir d’exemple aux autres
détenus. Les détenus moins dangereux sont répartis dans de nombreux camps
disséminés sur tout le territoire de la Guyane. Le bagne de Cayenne n'est pas
un établissement pénitentiaire mais un lieu d’enfermement, de travail forcé
(comme une trentaine d’autres) afin de mettre en valeur le territoire. L’idée
de réinsertion sociale n’existe pas. On est plus proche d’un nouveau type d’esclavage, une volonté
d’un régime pourtant « républicain » d’éloigner la population considérée
comme marginale de la métropole et de fournir une main d’œuvre gratuite aux
colons guyanais.
Cet enfer guyanais perdure jusqu’en
1938. Plus de 70 000 hommes y ont été envoyés, nombreux y ont perdu la
vie (dont 50 guillotinés). Seules quelques centaines bénéficieront d’un lopin
de terre pour s’installer, leur peine purgée, mais pour eux, impossible de
trouver un emploi : les forçats coûtaient bien moins cher aux employeurs.
Pour survivre, ils retombent dans la délinquance (vol, aide aux tentatives
d’évasion…). La solution la plus « rentable » était d’épouser une
femme détenue dans les établissements religieux et… de la prostituer.
L’espérance de vie des 1 000 femmes envoyées en Guyane fut de… 36 ans.
Dans
les centres de détention, les détenus sont classés selon leur dangerosité. Les
plus dangereux sont affectés aux travaux les plus difficiles, surveillés en
permanence par des hommes en armes, sans contact avec la population ;
d’autres peuvent travailler à l’extérieur, à l’organisation des camps, et être
au contact des habitants. La nuit, tous se retrouvent dans de grands dortoirs
collectifs, sans gardiens. Ceux-ci, à l’extérieur, exigent seulement qu’il n’y
ait pas de bruits, de bagarres à l’intérieur. Et là, c’est l’enfer pour les
plus faibles, forcés par les reclus à toutes sortes de trafic avec l’extérieur.
Soumis à la terreur des durs, les violences physiques, les viols étaient monnaie
courante, tolérés par les gardiens pourvu que tout se passe dans le calme. La Guyane a été le théâtre d’horreurs continues, invisibles et silencieuses, connues
de tous les responsables politiques et pénitentiaires.
Dans
l’inconscient collectif, la Guyane est associée au bagne français, même si elle
ne fut pas le seul territoire à accueillir ces horreurs. Ce fut le cas, on l’a
vu pour la Nouvelle Calédonie mais ce le sera également pour l’Afrique du Nord
et l’Indochine. En métropole, les
colonies pénitentiaires (privées au départ puis gérées par l’Etat à partir de
1873) enfermeront les moins de 16 ans. Une trentaine de ces établissements est
disséminée sur le territoire (Nancy, Citeaux…). La peine y est souvent un travail
agricole. La discipline de fer, la maltraitance, la malnutrition en feront de véritables bagnes pour enfants.
L’Afrique
du Nord, essentiellement l’Algérie,
se couvre également d’une trentaine de sites pénitentiaires. Réservés, à leur
création, aux militaires punis, ils « recevront » de plus en plus de
condamnés civils. En 1889, près de 10 000 punis sont enfermés dans ces différents
établissements, connus sous le terme générique de Biribi. Cet étrange nom de Biribi vient d’un jeu de hasard italien,
histoire de bien montrer aux pensionnaires que l’arbitraire est la règle dans
ces établissements. Ils sont appelés pénitenciers militaires, compagnies de
discipline, ateliers de travaux publics. Leur point commun c’est la violence,
les humiliations, les traitements inhumains. Le service militaire obligatoire
et universel est créé en 1872. De nombreux « appelés » souvent
coupables de « menus larcins » vont se retrouver dans ces centres.
Dès
1862, l’Indochine eut également son
bagne, Poulo Condor, qui enfermait les
révoltés locaux, réputé lui aussi pour la violence qui y régnait.
Jusqu’à
l’interdiction
En 1923, Albert
Londres se rend en Guyane puis en Afrique du Nord pour y visiter les
bagnes. S’en suivent des articles de journaux et un livre « Au bagne », révélant au grand
public les conditions d’enfermement inacceptables. Albert Londres dans ses
articles parus dans le « Petit
parisien » décrit ce qu’il a vu et cela révolte tous ceux qui le lisent.
Et ils seront nombreux, le « petit parisien » est imprimé en
1923 à 1.5 million d’exemplaires chaque jour. Ses articles éveillent l’opinion
publique sur les conditions de survie infernales des bagnards. Un reportage sur
Biribi fait également grand bruit. Une commission interministérielle est
chargée d’étudier les conditions de détention au bagne, sans remettre en cause
la peine aux travaux forcés. S’en suivra une légère amélioration des conditions
de vie au bagne. L’image de la France à l’étranger est sérieusement écornée par
les récits d’Albert Londres. La population et la classe politique s’interrogent,
alors, sur la nécessité de maintenir ce système répressif ou non. De nombreuses
voix en faveur de la suppression du bagne s’élèvent, l’armée du Salut est
autorisée à intervenir au bagne pour faciliter la réinsertion des détenus. Le
grand mouvement en faveur de la suppression du bagne, initié par les articles
d’Albert Londres, est en route et en 1938,
sous le Front Populaire, un décret-loi est signé : la transportation est interdite et les condamnés aux travaux forcés
deviennent de simples « détenus ».
Il
se passera tout de même une quinzaine d’années entre le décret de 1938 et la
fermeture du bagne ; pire, durant la seconde guerre mondiale, les
conditions de vie des détenus empireront. Après la guerre, un plan de liquidation
du bagne est engagé. Et c’est en 1953 que
les derniers bagnards sont rapatriés en métropole.
Ne
relâchons pas nos efforts et notre attention. N’oublions pas que c’est un
régime républicain qui envoya ces hommes et ces femmes loin de la métropole
pour y survivre dans des conditions inhumaines, sans aucun espoir de
réinsertion, de réhabilitation, les jetant dans une spirale de délinquance. Et
ceci à la connaissance de tous les responsables politiques. Soutenons les
lanceurs d’alerte, qui à l’image d’Albert Londres, permirent à bien des hommes
d’éviter d’aller pourrir en Guyane en révélant cette nouvelle forme d’esclavage
que fut le bagne à la française.
Jean-Louis
Lamboley
source principale
: une vidéo (sur youtube) Questions
d’histoire « Comment les travaux forcés se sont-ils
imposés en France ? »
Paul Roussenq, bagnard de l’île Saint
Joseph.
En
conflit avec son père, il quitte le domicile familial en 1901, à l’âge de 16
ans. Arrêté pour vagabondage, il est
condamné à 5 ans de prison. Au cours du procès, il jette un morceau de pain dur
au visage du juge. En 1907, il est incorporé au 5ème bataillon
d’Afrique de Gabes. Anarchiste dans l’âme, il refuse l’autorité militaire,
insulte ses supérieurs, détruit ses uniformes… tente d’incendier sa cellule. En
1908, il est condamné par le conseil de guerre à 20 ans de travaux forcés en
Guyane. Au bagne, en conflit permanent avec les surveillants et l’administration
pénitentiaire, il passe 3 439 jours
au cachot, au silence total, au rythme de : 20 jours dans le noir total,
10 jours dans une semi-obscurité pour éviter que les détenus ne deviennent
aveugles. Il quitte la Guyane en 1933 et écrit ses mémoires « Vingt-cinq
ans de bagne ». Il est à nouveau emprisonné en 1939 en vertu des lois sur
les indésirables… Au total, sans
avoir de sang sur les mains, il passera 32 ans de sa vie emprisonné pour des
délits mineurs et ses idées libertaires.
Albert Londres
Journaliste
et écrivain français, une référence pour le journalisme d’investigation. Il
écrit Au bagne (reportages sur le
bagne), Les forçats de la route (sur
le tour de France), le chemin de Buenos Aires (sur les femmes françaises
conduites en Argentine pour y être prostituées). Il se rend en Afrique et dénonce
la colonisation française dans Terre
d’ébène. Il soutient Eugène Dieudonné, anarchiste, accusé d’être membre de
la bande à Bonnot, de meurtre, condamné aux travaux forcés, gracié grâce à Albert
Londres.
Belle-Ile
en mer entre les murs
Dans
cet ouvrage, Henry Villadier, ancien
conservateur en chef du patrimoine décrit la vie des 300 à 400 jeunes
emprisonnés sur l‘île : « il
faut soumettre physiquement et psychologiquement les détenus, les isoler et
leur imposer une obéissance totale à l’autorité par le cachot, les coups, les
insultes, la privation de sommeil… ». L’établissement accueille des jeunes jusqu’en 1977. A partir de 1945,
les éducateurs remplacent peu à peu les gardiens, mais ce n’est qu’en 1965 que
les barreaux seront retirés des fenêtres.
Frédéric
Auguste Demetz, magistrat, chargé de la mise en place de ces colonies
pénitentiaires, résume la réalité de ces établissements : « Le but est d’éloigner de la corruption des
villes et de la société industrielle en plein essor, les vagabonds, les petits
voleurs, les redresser moralement, les rapprocher de Dieu en leur faisant
travailler la terre ».
L’histoire se perpétue sous d’autres
formes
Ils
sont nombreux les prisonniers, incarcérés sans jugement et sans condamnation, à
l’image de Georges Ibrahim Abdallah.
Ce combattant révolutionnaire libanais, militant de la cause palestinienne, est
enfermé depuis 38 ans dans les geôles françaises alors même qu’il est libérable
depuis 1999, supposé avoir achevé sa peine depuis 2003 ! Ou encore Julian Assange, journaliste australien
victime de persécution et de privation de liberté, enfermé depuis 12 ans dans
une prison de haute sécurité au Royaume Uni pour avoir publié dans Wikileaks
des documents accablant les Etats-Unis. Et tous les anonymes, les Palestiniens
dans les geôles israéliennes, les « supposés terroristes » à
Guantanamo et ailleurs… et tous les autres, journalistes, opposants, enfermés
dans les nouveaux « bagnes ».