De la science-fiction dans le réel
En accompagnant
sans fléchir la dynamique possible des sciences et des technologies, en
amplifiant les tendances des pouvoirs, la science-fiction offre une vision
critique des certitudes collectives et se situe ainsi insidieusement dans le champ politique. Contrairement à sa
réputation, la science-fiction n’est pas inoffensivement délirante, et elle
n’est pas irréaliste. Mieux, ses visions sont, pour certaines, devenues
réalité. De la méritocratie pathogène au transhumanisme, des algorithmes qui
transfèrent leur vérité aux récits des gouvernants qui imposent la leur, ses
univers offrent un présent alternatif éclairant, un présent qui parfois s’en
inspire… Bienvenue dans ses cauchemars.
Jadis considérée
comme un genre mineur renvoyé au rayon « jeunesse », la science-fiction
(SF) s’est dissoute dans les « littératures de l’imaginaire ». Cette
bien belle dénomination regroupe le fantastique, la fantasy et la SF et lui
confère ainsi une appartenance pleine de noblesse. Cette sortie de la classification permet d’accompagner le succès
de la fantasy : un million d’exemplaires vendus du huitième Harry Potter.
La fantasy met avant tout en jeu des pouvoirs surnaturels et s’attache à la
lutte du Bien et du Mal. La SF s’intéresse beaucoup plus à développer, dans un
avenir plus ou moins proche, les facteurs d’aliénation qui se mettent en place
aujourd’hui dans la société ; elle produit un travail de sape des valeurs
officielles ; elle offre un présent exagéré. Comme les philosophes, elle
déroule une hypothèse : « Et si ? » Et si la seule pensée
acceptable était celle, autorisée, des médias (Fahrenheit 451 de Ray Bradbury) ? Et si on pouvait savoir qui
va commettre des crimes (Rapport
minoritaire de Philip K. Dick) ? Et si les intelligences artificielles
prenaient le pouvoir (2001 :
l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick) ?
Domestication des masses
En 1957, le
livre du sociologue anglais Michael Young fait entrer
« méritocratie », un terme bricolé à partir du grec et du latin, dans
le langage courant. L’ouvrage de Young dépeint une dystopie : le cauchemar
d’un monde moderne dirigé « non pas tant par le peuple que par les gens les plus intelligents ».
L’action se situe au début de l’année 2034 et le narrateur résume la
transformation de la société britannique en une tyrannie exercée par les
diplômés de l’enseignement supérieur. Au prétexte de « l’égalité des chances », les
hiérarchies s’échelonnent désormais en fonction de l’intelligence ;
l’ordre social se perpétue par l’école, qui transmute les privilèges de classes
en « dons » et « mérites ». La catégorie que l’Insee
intitule « Cadres et professions intellectuelles supérieures » a le
plus crût depuis la parution du livre, passant de 900 000 en 1962 à 5 millions de la population active
française. Ses membres perçoivent chaque mois les dividendes de leur capital
éducatif et culturel.
Mais ce livre, L’Ascension de la méritocratie, vire au cauchemar. Le gouvernement des classes cultivées, qui a
installé les plus brillants enfants du monde à des postes de pouvoir pour
dévitaliser l’opposition, n’est plus désormais composé que d’experts. Nantie de privilèges en
nature, la classe éduquée scolarise ses enfants dans des établissements
distincts et ne se reproduit désormais plus qu’en son sein. « L’élite est en passe de devenir héréditaire ; les principes de
l’hérédité et du mérite se rejoignent », observe le narrateur. Il faut
admettre que ce monde dystopique ressemble furieusement au nôtre. Aux
Etats-Unis, les tamis combinés du savoir et de l’argent assurent un tri social
si performant que la crème des méritocrates se reproduit désormais de génération
en génération. Tous les diplômés ne sont pas riches mais presque tous les
riches sont diplômés. A Harvard, Yale ou Princeton, les seuls droits
d’inscription varient entre 40000 et 70000 dollars par an – le revenu annuel
médian des ménages s’élève à près de 65000 dollars. Pour le professeur de droit
Daniel Markovits, « le mérite est
une escroquerie ». La transmission du capital culturel débute dès la
naissance sous la forme de temps d’attention parental. « A ses 18 ans, un enfant de riche aura reçu
cinq mille heures d’attention de plus qu’un enfant des classes moyennes ».
Son ouvrage
s’achève sur une note optimiste. En mai 2033 éclate un puissant mouvement
« populiste » déclenché par
les femmes et une minorité dissidente de l’élite s’y allie. Son récit
s’interrompt subitement. Sur le manuscrit, une note de l’éditeur indique qu’il
n’a pas survécu à l’insurrection.
La post-démocratie
Berlusconi,
Trump et Macron sont arrivés à la tête d’un grand Etat et un point les
rassemble : ils importent le management dans le champ politique. Ce sont
des chefs de « l’Etat-entreprise ». L’efficacité, comme l’utilité,
est une pensée issue de l’ingénierie, mère du management, qui vise à
neutraliser le politique. La politique se réduit au charisme du
président-manageur porteur de la promesse d’une action efficace. L’Etat, vu
comme un appareil, se met en concurrence et en convergence avec l’entreprise.
L’avènement des chefs de l’Etat-entreprise
marque un moment critique dans le long processus historique de la
gouvernementalité libérale. La phobie de l’Etat et le triomphe de la très
grande entreprise aboutissent d’un côté à l’évidement, à l’autolimitation ou à
la dépolitisation de l’Etat, réduit à l’administration et à la gestion de l’autre,
à la politisation de l’entreprise.
Désormais,
l’humanité serait « organisée
scientifiquement », comme l’avait annoncé en 1848 le jeune Ernest
Renan. Gouverner les sociétés comme des machines, c’est affirmer que les hommes
deviennent enfin programmables. En 1948, le père dominicain Dominique Dubarle
écrit à propos de la cybernétique : « Nous pouvons rêver à un temps où une machine à gouverner viendrait
suppléer (…) l’insuffisance aujourd’hui patente des têtes et des appareils
coutumiers de la politique. » Ce que le père Dubarle imagine tend à
s’accomplir sous la forme des GAFAM.
Le projet
politique de la Silicon Valley, comme le résume le journaliste Philippe
Vion-Dury « c’est une société en
pilotage automatique, s’autorégulant grâce à des dispositifs algorithmiques. ».
Un des gourous de la Silicon Valley, Tim O’Reilly, annonce que le temps de la « régulation algorithmique »
est arrivé et que le gouvernement doit « entrer dans l’âge du big data ». Au carrefour de la
cybernétique, du management et du libéralisme, l’Etat-entreprise se développe
en combinant trois dimensions : technologique, au profit de la
gouvernementalité algorithmique ; néo-managériale, au nom de l’agir
efficace ; et néolibérale, en propageant la phobie de l’Etat, dans la
continuité de l’école de Chicago.
SF au Pentagone
Les écrivains de
science-fiction rêvent souvent les premiers, puis certains de leurs rêves
commencent à s’inscrire dans la réalité. Aux Etats-Unis, de nombreux auteurs
ont ainsi proposé des visions de voyages dans l’espace, de colonies humaines
s’implantant sur des planètes lointaines. Dans les années 60, tout semblait
favorable à ses concrétisations. Michel Butor proposa que la communauté
mondiale des écrivains de science-fiction se réunisse pour décider d’une vision
commune de l’avenir du monde et contribue à ce qu’elle se réalise. Cette
communauté s’est longtemps attribué le mérite d’être la force visionnaire
derrière le programme spatial américain, commencé en 1959 qui a atteint son
apogée avec le projet Apollo quand des Américains marchèrent sur la lune. Dès
1980, il devint évident que le projet Apollo ne serait pas le début des voyages
spatiaux mais son pic.
Jerry Pournelle,
écrivain SF, avait collaboré au programme spatial et mis alors sur pied un
Comité consultatif des citoyens sur la politique spatiale de la nation. Ce
comité s’apparentait à un lobby avec pour objectif d’influencer la nouvelle
administration républicaine en vue de créer un programme de vols habités.
Pournelle savait que la NASA n’obtiendrait jamais les fonds, le gros du
financement devait donc venir du Pentagone, au budget 30 fois plus important. La
stratégie avouée du comité consistait à faire accepter par l’administration
Reagan qu’il était possible d’ériger un bouclier technologique contre les
missiles nucléaires soviétiques. C’était relativement
facile. Reagan avait du mal à
distinguer entre cinéma et réalité, entre La Guerre des étoiles de Georges Lucas et l’Initiative de défense
stratégique (IDS) à laquelle on donna le même nom. La stratégie cachée du
Comité était d’utiliser le programme de la « guerre des étoiles »
pour berner le Pentagone et l’amener à financer un vaste programme de vols
habités. Mais cette vision relevait effectivement de la science-fiction.
L’industrie aérospatiale a décroché des milliards de dollars pour des missiles
et des lasers antimissiles qui ne fonctionnaient pas. L’IDS a ponctionné 40
milliards qui auraient pu financer une mission sur Mars et une base sur la lune
et les a précipités dans le vide intersidéral.
L’humain augmenté
La
science-fiction l’a prédit, Elon Musk l’a fait – ou du moins, il s’y
emploie : un jour nous serons tous des cyborgs, si nous en avons les moyens, moitié humain, moitié intelligence artificielle (IA), grâce à une
connexion directe entre notre cerveau et un ordinateur. Au cœur de la Silicon
Valley, l’université de la Singularité s’est donné pour vocation d’enseigner
aux entrepreneurs la maîtrise des technologies « exponentielles » -intelligence artificielle, neurosciences,
nanotechnologies, etc. La « singularité »
désigne le moment, hypothétique, où
l’intelligence humaine sera irrémédiablement dépassée par l’IA. Ce concept est
la clé de voûte du transhumanisme.
Le principal fondateur de cette université pense que l’immortalité serait possible à l’horizon 2030, où nous pourrions transférer notre esprit dans des machines.
Elon Musk œuvre à ce futur, il a fondé Neuralink qui a pour mission d’élaborer
une connexion directe entre le cerveau humain et les ordinateurs, en implantant
des électrodes dans le cortex cérébral.
Le concept de
singularité a été inventé par l’écrivain américain Vernor Vinge. La technologie
développée par Neuralink a été nommée neural
lace (« lacet neuronal »),
un terme que E. Musk emprunte à l’auteur britannique Ian M. Banks. Les livres
de Banks se déroulent dans une société future où la singularité est
advenue : les IA sont désormais des consciences
quasi divines. La littérature de science-fiction est également un puissant
vecteur critique des conceptions transhumanistes. Avec Zero K, le grand écrivain
Don DeLillo sonne l’alerte sur la quête d’immortalité du transhumanisme, qu’il
dépeint comme une secte convaincue
que la fortune permettrait d’acheter le statut d’homme-dieu. Mais l’humain
« transhumanisé » n’est plus qu’un objet mécanique désincarné dont on
peut changer les pièces et la batterie, comme un téléphone. Une humanité
« augmentée » n’a alors tout simplement plus rien d‘humain.
La
Science-fiction rend légèrement paranoïaque. Ce n’est pas toujours confortable,
mais c’est tonifiant. Il fait se lever un autre cadre de pensée, il rappelle
que ce monde où se sont concrétisées bien des dystopies n’est pas le seul
possible. Qu’on peut bifurquer.
Diverger. Le genre lui-même, par nature, peut être un inoubliable déclencheur
du refus de la résignation.
Stéphanie
Roussillon
sources
Le Monde Diplomatique - Manière de voir n° 184 (août-septembre 2022) Science-fiction. Vivement demain ?
Blast, émission mensuelle Planète B (youtube) Tout
est politique surtout la science-fiction