Fragmentation
européenne
(éditorial de PES n° 87)
Christine
Lagarde avait affirmé qu’il fallait l’éviter ; elle est en passe de se
réaliser, non pas seulement sous l’effet de l’augmentation des taux d’emprunt
et de l’inflation, mais face aux retombées de la crise énergétique qui secoue
toute l’Union européenne. En fait, cette fragmentation était déjà
potentiellement inscrite dans les fondements mêmes de cette construction
paraétatique. La vision néolibérale, mettant en concurrence sociale et fiscale
les Etats, repose sur l’acceptabilité des populations face à ce qu’on leur
impose pour « rester compétitif » : baisse des prestations
sociales, coupes dans les services publics, précarité…
Brutalement,
le seuil de tolérance fut atteint. Avec les décisions prises suite à l’invasion
de l’Ukraine par la Russie, les sanctions et mesures de rétorsion, l’Allemagne, tout particulièrement, ne
pouvait plus compter sur l’énergie bon marché. Qui plus est, avec le zéro covid
en Chine, les exportations d’automobiles et de machines-outils se sont taries,
les excédents commerciaux ont fondu. Et Scholz, le chancelier allemand, de se
précipiter pour être prochainement reçu par Maître Xi dans l’Empire du milieu.
Mais
les raisons profondes de la « germanophobie » qui gagne toute
l’Europe sont ailleurs. Que l’Allemagne fasse cavalier seul, semblant jeter aux oubliettes les fondements de
l’Europe, c’est inconcevable : annoncer 200 milliards pour atténuer, pour
les seuls Allemands, les effets de la hausse du gaz et de l’électricité, pour
« aider son industrie », sans
concertation, afin de « ne pas
fâcher son industrie chimique (BASF) », c’est de la distorsion de
concurrence. De même, 65 milliards versés sous forme de chèques à 2 millions
d’Allemands, les plus modestes, c’est de l’égoïsme national ! Prévoir un
plan de 100 milliards pour la modernisation de l’armée allemande en achetant du
matériel et des armes étatsuniens et israéliens, ce serait de la trahison !
Le mythe du couple franco-allemand
explose. Macron ne décolère pas face à l’abandon programmé du projet d’avion et
de char du futur.
Les
dirigeants des autres pays européens sont également fâchés : Pologne, Estonie, disent niet au diktat de Berlin et
en appellent à la solidarité européenne du pays le plus riche !
En
fait, dans nombre d’Etats, tout comme en Allemagne, c’est la panique. Alors ?
Finies, les minauderies d’avant
l’invasion russe où le couple-moteur
de l’UE s’entendait pour prétendre conjointement que la production de déchets
nucléaires et la consommation de gaz russe étaient écologiques ?
La brouille semble consommée et l’histoire profonde des deux pays
refait surface. Mais ce sont des moribonds qui surgissent : la France
toujours occupée à défendre son pré-carré
néocolonial en Afrique qui part en lambeaux, l’Allemagne qui rêve de
trouver son espace vital à l’Est,
celui d’une main d’œuvre bon marché, qualifiée, de la sous-traitance
généralisée, inaugurée depuis les années 1990 sous Helmut Kohl…
Peine perdue, cette fuite en avant,
déjà dans les tuyaux avec l’extension de l’OTAN et de l’UE profite dès lors au
grand frère états-unien.
Le
rêve germanique de la Mitteleuropa, de l’Allemagne-pivot, se heurte aux Etats
baltes, scandinaves et d’Europe centrale. Ils n’acceptent plus ni la suprématie
allemande, ni les prétentions françaises. Les égoïsmes nationaux et
l’engouement transatlantique semblent prévaloir. On assiste désormais, après le
Brexit, à la fragmentation et à la dilution de l’Union européenne. La volonté
pour y faire obstacle semble faire défaut.
GD
le 2.11.2022