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lundi 27 février 2023

 

Ukraine. L’engrenage meurtrier

 

Pas question, dans le cadre de cet article, de pouvoir, ne serait-ce qu’évoquer l’histoire de l’Ukraine (1) et même les modalités de la confrontation ayant conduit à l’agression de l’armée russe. Toutefois, il s’agit de se démarquer de la propagande de guerre, d’éviter de tomber dans le complotisme ou dans l’une ou l’autre représentation en « compétition » : celle du Bien contre le Mal, de la démocratie contre l’autocratie ou de la lutte contre un régime néo-nazi, piloté par l’OTAN en vue de détruire la Russie. Les peuples n’ont rien à gagner à épouser ces croisades : les intérêts des puissances en conflit ne sont pas les leurs.

 

Préambule

 

Pour comprendre la réalité de cette guerre et la montée aux extrêmes, un retour sur les évènements antérieurs s’impose.

 

Lors de l’implosion de l’URSS, la promesse de dissoudre l’OTAN n’a pas été tenue, y compris lors du mémorandum de Budapest de démilitarisation de l’Ukraine et de la reconnaissance de son indépendance. De même, les demandes de Poutine, lors de son premier mandat, d'intégrer l’Union européenne, et même l’OTAN, ont été purement et simplement dédaignées. Plusieurs raisons à cette attitude négative : la « volonté » continue des dirigeants des pays de l’Est européen, en particulier la Pologne, d’ostraciser la Russie. Par ailleurs, l’opposition au redressement économique de la Russie qui entreprenait la mise au pas, par Poutine, des oligarques russes. Enfin l’OTAN, dans les guerres engagées par les USA au Moyen-Orient, jouant le rôle de bras armé et de caution de l’Occident permettant aux USA d’ignorer l’ONU, et donc, le droit international.

 

Les privatisations sauvages entreprises en Ukraine, si elles ont été aussi, voire plus, dévastatrices qu’en Russie, n’ont connu aucun frein. Dès 1994, ce fut la curée des apparatchiks locaux, tout comme ceux venus d’Occident, y compris le fils Biden pris la main dans le sac pour s’accaparer les Biens publics et les riches terres agricoles. Le premier accord de partenariat avec l’UE fut conclu cette année-là. Les résultats, peu médiatisés à l’ouest, furent catastrophiques : la production industrielle diminua de 48 %, le PIB de 60 %, l’émigration prit une importance considérable (vers la Pologne notamment qui manquait de bras… exilés en Grande-Bretagne, en France…). On assista, dès lors, à une guerre fratricide entre oligarques hésitant entre la Russie et l’Occident ou ménageant les deux camps. L’Ukraine obtint la réputation d’être l’un des pays les plus corrompus de la planète, cette réalité n’empêchant nullement l’OTAN d’installer un bureau d’information à Kiev et « d’aider » à la formation de l’armée ukrainienne, réorganisée, afin qu’elle parvienne rapidement à adopter les standards occidentaux.  

 

Les pressions occidentales, la résurgence sur la scène publique des formations néo-nazies et antisémites, la naissance de partis politiques défendant les intérêts concurrentiels des oligarques et la cacophonie qui s’en suivit, finirent par aboutir à une « première » révolution dite Orange (2004) qui n’arrangea rien. Toutefois, la Russie poutinienne s’inquiéta de voir l’OTAN installer des missiles près de sa frontière ; elle multiplia les ingérences en Ukraine pour s’opposer à  l’Occident. Cette révolution Orange, manipulée, reposait néanmoins sur un ras-le-bol généralisé de la corruption et de « l’incompétence » des castes dirigeantes. Ainsi, fut imposé « un gouvernement pro-réformes occidentales » avec, à sa tête l’hésitant Iouchtchenko qui, en 2013, refusa de signer l’accord d’association avec l’UE. Et ce fut la révolte dite euro-Maïdan, la mobilisation populaire gangrenée par la présence des néo-nazis.

Destitué, le président se réfugia en Russie ; le Donbass s’était déjà enflammé suite à l’interdiction de pratiquer la langue russe… La guerre pointait son nez meurtrier. Mais, malgré la Crimée envahie puis rattachée à la Russie, à deux reprises le cessez-le-feu fut proclamé sous l’égide de la France et de l’Allemagne, la Russie et l’Ukraine s’engageant, avec les accords de Minsk, à éviter le pire. Il n’en fut rien : l’autonomie du Donbass dans un cadre fédéral, celui de l’Ukraine, ne fut jamais décidée par le gouvernement ukrainien.

 

Vraisemblablement, les Etats-Unis, tenus à l’écart de ces négociations de paix, ne souhaitaient que l’affaiblissement de la Russie et surtout la fin de la coopération économique entre elle et l’Allemagne… La guerre devint, dès lors, inévitable.  

 

C’est ainsi, qu’exaspéré, Poutine en vint à considérer que la guerre-éclair, « l’opération spéciale » antinazie, pouvait, à partir de la Biélorussie, chasser du pouvoir le « comique » Zelensky et faire ainsi repasser l’Ukraine dans le giron de la Russie. Les Etats-Unis « effrayés » par une telle audace, persuadés que Zelensky, l’armée ukrainienne, allaient s’effondrer, invitèrent le dirigeant ukrainien à choisir l’exil chez eux. « Je veux des armes pas un taxi » répondit celui qui habitait son nouveau rôle. En fait, la Russie poutinienne avait réussi à faire resurgir les réflexes nationalistes d’un peuple qui, malgré ses contradictions, refusait d’être dominé par une puissance étrangère agressive. L’invasion militaire fut donc un échec cuisant qui allait, de fait, provoquer la redéfinition des buts de guerre des belligérants, les risques de guerre mondiale et toutes les horreurs qui, inéluctablement, l’accompagnent.    

 

1 – Buts de guerre des camps opposés

 

Du point de vue de la Russie, il s’agit de tenter de conserver l’Ukraine comme Etat-tampon, neutraliste, en évitant, pour le moins, qu’il soit intégré à l’OTAN. Désormais, cette perspective semble difficile à atteindre. Toutefois, l’inclusion des régions du Sud et de l’Est ainsi que la Crimée sont des objectifs dont Poutine pourrait se satisfaire. Priver l’Ukraine d’un accès à la mer Noire est une éventualité contraignant, si elle se réalise, le régime Zelensky à une négociation défavorable. Dans l’optique d’une offensive russe massive jusqu’à Odessa et la Transnistrie, cette hypothèse est plausible.

 

La stratégie états-unienne poursuivie depuis plusieurs années, consistant à détacher l’Allemagne de la Russie, est désormais atteinte. Opposés à la construction des oléoducs Nord-Stream et à la politique économique suivie par le gouvernement allemand depuis Schröder, les USA ont réussi, à l’occasion de l’agression russe, à consolider l’OTAN, à assujettir à leur volonté l’UE. Les Allemands ont découvert que « notre protecteur est notre ennemi ». Les Européens doivent désormais accepter le nouveau protectorat US. L’aigle états-unien peut-il, pour autant, saigner davantage la Russie ? Cette guerre est aussi un affrontement entre deux systèmes industriels.

 

2 - Pourquoi la guerre va-t-elle durer, se prolonger ?

 

Le régime russe, sous Poutine, c’est celui du redressement économique, de la mise au pas des oligarques. La production de blé est passée de 40 à 90 millions de tonnes, dépassant celle des USA ; c’est l’économie qui est la première exportatrice de centrales nucléaires, qui a développé ses capacités  industrielles et son économie de guerre. Même si sa production d’armes est moins sophistiquée, elle est massivement redoutable. D’ailleurs, malgré les sanctions, pour l‘heure improductives, le rouble s’est valorisé (+ 23 %) par rapport au dollar, 30 % vis-à-vis de l’euro). La démocratie trafiquée russe, les valeurs conservatrices diffusées, y compris l’homophobie, le poids de l’Eglise orthodoxe, sont autant d’éléments qui maintiennent l’opinion favorable au régime, surtout dans les campagnes. Certes, si le nombre de morts parmi les soldats russes prenait des proportions beaucoup plus importantes, cela pourrait évoluer : 150 000 morts du côté ukrainien, 200 000 du côté russe (sans pouvoir vérifier ces chiffres). Qui craquera le premier ? Le camp occidental a certainement sous-estimé les capacités du secteur industriel de l’économie russe, de celles de l’armée russe à mobiliser 1 millions d’hommes, de la résilience de l’opinion russe, formatée à l’acception de cette guerre « juste », « patriotique » !

 

Les USA, comme l’UE, ont été surpris par la résistance ukrainienne et la volonté de Zelensky d’impliquer de plus en plus ceux qui se sont présentés comme ses alliés indéfectibles. Un arc belliciste s’est constitué de Washington à Varsovie, en passant par Londres. Objectif : faire saigner la Russie en accroissant, malgré les réticences, la fourniture d’armes à l’Ukraine. Cette guerre comparable à celle de 14-18, où l’artillerie constitue le « hachoir à viande » susceptible de s’opposer à toute percée d’un camp par rapport à l’autre, n’a en apparence qu’une issue, faire craquer l’un des protagonistes. C’est sans compter, qui plus est, sur une offensive d’ampleur meurtrière au printemps. D’ici-là, le recours aux armes est agité, des corps d’armées occidentales sont pré-positionnés en Pologne, dans les pays baltes, en Roumanie ; des promesses de livraisons d’armes à l’Ukraine sont réitérées… Pour l’heure, les conséquences de cette montée aux extrêmes a conduit au retour des forces de l’OTAN en Europe, à la fragilisation et la dépendance accrue de celle-ci (et l’Allemagne est la plus touchée) et du point de vue des intérêts des Russes, à la perte quasi définitive de son influence à venir sur l’Ukraine. Il semblerait que le régime poutinien en soit conscient, se contentant des gains territoriaux à l’Est et au Sud. Les pseudo-référendums initiés à cet effet sont le signe de la volonté de ne rien lâcher à cet égard.

 

3 – Alors, vers la 3ème guerre mondiale ?

 

L’effroi du secrétaire général de l’ONU est significatif : il a comparé les belligérants à des somnambules qui, les yeux ouverts, nous conduisent à l’abîme. Quand on connaît la manière dont, sous des prétextes « futiles » (assassinat à Sarajevo de l’archiduc d’Autriche), la 1ère guerre mondiale s’est enclenchée, on peut évidemment craindre le pire. On peut craindre également, comme le souligne l’essayiste Pierre Conesa, le complexe militaro-intellectuel, ces pousses-au-crime, comme tous les BHL qui ne manqueront pas de brandir la « guerre juste » contre la barbarie. On en a vu les résultats au Moyen-Orient et, tout particulièrement, en Lybie. L’escalade en cours, la multiplication des sanctions et contre-sanctions, les fournitures d’armes, la mobilisation militaire générale en Russie et la transformation de son système en économie de guerre, ne conduisent pas à la table des négociations. Qu’une bombe atterrisse en Pologne et les Occidentaux pourraient invoquer l’article 5 de l’OTAN pour déclarer la guerre à la Russie et frapper le Kremlin. Et si Moscou ou une autre ville était frappée, le Kremlin pourrait répliquer à l’aide d’armes  nucléaires… tactiques.

 

Qu’est-ce qui peut empêcher cette éventualité effroyable ? Les pays du Sud, aux Nations Unies, ont déjà fait savoir que cette guerre européenne n’est pas la leur, refusant de choisir un camp contre l’autre. Puis il y a la voix de la Chine qui appelle à des négociations, au cessez-le-feu. Elle refuse cette montée aux extrêmes qui entrave son déploiement économique, notamment en Europe, mais qui, contradictoirement, retarde la confrontation avec les USA. A priori, elle craint que la Russie s’écroule, son tour suivrait… Peut-elle être entendue alors même que le péril jaune ne cesse d’être évoqué ?

 

4 – La montée aux extrêmes, l’horreur et la propagande

 

L’intensification de la guerre reste à l’ordre du jour. L’armée russe utilise 20 000 obus par jour sur le front, l’armée ukrainienne 6 à 7 000. Les usines russes tournent à plein régime ; les USA ont déjà fourni 1 million d’obus mais c’est insuffisant. Ils pourraient poursuivre. Biden répète « Tenez bon les petits gars » on va vous fournir munitions, chars et peut-être des avions. La Russie n’aurait jusqu’à présent utilisé que 10 % de ses missiles S300 et 30 % des missiles antinavires. La Grande-Bretagne prévoit de construire une usine d’armement en Ukraine…

 

Tous ces faits, plus ou moins vérifiés, retardent la crise des oligarchies et le déclin US. S’il faut considérer que s’affrontent des systèmes industriels opposés, force est de constater que les Etats-Unis sont sur le déclin. De fait, la mondialisation financière de l’économie mondiale sous leur égide, s’est retournée contre eux. Certes, ils restent la 1ère puissance économique et surtout militaire, avec leurs plus de 800 bases militaires réparties sur toute la planète. Toutefois, la part états-unienne dans la production mondiale n’a fait que décliner : 51 % en 1965, 26 % en  2000, 18 % en 2020. Elle manque d’ingénieurs, les élites étudiantes faisant le « libre choix » de la finance bien plus lucrative. Elle en arrive même à recruter ses meilleurs cerveaux et ses chercheurs en… Inde.

 

Un tigre blessé est d’autant plus redoutable quand il perd pied dans l’arène mondiale. Dès lors, la propagande de guerre bat son plein (y compris à l’Est). En ce qui nous concerne, on a même tenté de nous faire croire que la « bestialité poutinienne » en arrivait à bombarder les prisons qu’elle détient, les centrales nucléaires de Zaporijia qu’elle occupe, qu’elle avait saboté l’oléoduc qu’elle avait construit avec l’Allemagne…

 

Dès lors, cette « ambiance » conduit à la prolongation de la guerre et, au mieux, à terme, au gel du conflit. Pour finir une guerre, les ennemis doivent négocier. Dans l’équilibre des forces qui s’instaure, surtout après la probable offensive russe du printemps, la partition de l’Ukraine est possible. Il apparaît, en effet, que la production industrielle occidentale d’armement connaît de sérieuses difficultés et, qu’en tout état de cause, les USA, après avoir misé sur l’effondrement de la Russie, ne sont pas prêts à s’engager dans le bourbier ukrainien. Malgré les encouragements guerriers de Jo Biden, il semblerait que Zelensky soit prêt à écouter la voix de maître Xi…

 

Plus fondamentalement, cette guerre détourne les peuples du combat social nécessaire contre les pouvoirs qui les oppressent. Contradictoirement, les conséquences de cette guerre peuvent raviver la flamme de l’émancipation des peuples (2). L’inflation, l’austérité, les restrictions des droits sociaux et des libertés publiques sont de plus en plus inacceptables.

 

Gérard Deneux le 25.02.2023

 

(1)   pour connaître l’histoire de l’Ukraine lire Aux portes de l’Europe Histoire de l’Ukraine de Serhii Plokhy, ed. Gallimard, et ce, même si les derniers chapitres peuvent apparaître défendre un point de vue occidental

(2)   lire les articles d’Hanna Perekhoda, historienne à l’université de Lausanne et celui de Denys Gorbach, in Politis du 23.02.2023 illustrant les positions du mouvement Sotsialny Rukh, s’opposant à la politique néo-libérale de Zelensky ainsi qu’à la destruction des protections sociales et du code du travail, à l’oeuvre pendant cette guerre

 

Pour en savoir plus sur les modalités des privatisations en Russie, le poids des oligarques, y compris leur refuge financier dans les paradis fiscaux, à Londres notamment, lire le roman Oligarque d’Elena B. Morozov, ed. Grasset

 

A lire absolument : l’interview de Harald Kujat, ex-général allemand de l’OTAN. Beaucoup d’informations auxquelles nous n’accédons jamais (envoyée par Alain Mouetaux, un abonné) sur https://www.pardem.org/ukraine-un-ex-general-de-lotan-prend-la-parole  

 

Encart

Point de vue d’un abonné

« Je ne pense pas que la Russie ait voulu envahir et occuper l’Ukraine, l’an dernier, mais seulement montrer ses muscles. L’Ukraine est plus grande que la France. Il ne faut pas seulement renverser un gouvernement, mais surtout ensuite contrôler le territoire. Pas une mince affaire en l’occurrence. De fait, la Russie est déjà encerclée par les USA/OTAN (de la Tchéquie à la Lituanie en passant par l’agressive Pologne;..). Le destin pro-russe des régions sud-est (Donbass…) et Crimée me semble solidement accepté par les populations locales. Hormis les effets de propagande « humanitaire » occidentale, l’Ukraine est surtout frappée dans ses infrastructures par les Russes (aucune comparaison avec le Vietnam). L’UE ne peut pas entrer en guerre directement contre la Russie. Les USA ont abandonné l’Afghanistan pour « s’occuper de la Chine ». Ceci depuis Obama. Je vois comme issue l’Ukraine transformée en Autriche « neutre », non membre de l’Otan mais membre de l’UE (ce que Poutine a déjà accepté dans un discours. Et pour de longues années une nouvelle « guerre froide ». Donc de propagande. De nombreux déploiements militaires ont lieu actuellement dans la région Chine/Japon/Corée (les 2) et bien sûr, Taïwan. C’est là, je pense, que se joue le destin de l’Ukraine ».

Fred Kosman, le 2 février 2023