Ukraine.
L’engrenage meurtrier
Pas
question, dans le cadre de cet article, de pouvoir, ne serait-ce qu’évoquer
l’histoire de l’Ukraine (1) et même les modalités de la confrontation ayant
conduit à l’agression de l’armée russe. Toutefois, il s’agit de se démarquer de
la propagande de guerre, d’éviter de tomber dans le complotisme ou dans l’une
ou l’autre représentation en « compétition » : celle du Bien
contre le Mal, de la démocratie contre l’autocratie ou de la lutte contre un
régime néo-nazi, piloté par l’OTAN en vue de détruire la Russie. Les peuples
n’ont rien à gagner à épouser ces croisades : les intérêts des puissances
en conflit ne sont pas les leurs.
Préambule
Pour
comprendre la réalité de cette guerre et la montée aux extrêmes, un retour sur
les évènements antérieurs s’impose.
Lors
de l’implosion de l’URSS, la promesse de
dissoudre l’OTAN n’a pas été tenue, y compris lors du mémorandum de
Budapest de démilitarisation de l’Ukraine et de la reconnaissance de son
indépendance. De même, les demandes de Poutine, lors de son premier mandat,
d'intégrer l’Union européenne, et même l’OTAN, ont été purement et simplement
dédaignées. Plusieurs raisons à
cette attitude négative : la « volonté » continue des dirigeants
des pays de l’Est européen, en particulier la Pologne, d’ostraciser la Russie.
Par ailleurs, l’opposition au redressement économique de la Russie qui
entreprenait la mise au pas, par Poutine, des oligarques russes. Enfin l’OTAN,
dans les guerres engagées par les USA au Moyen-Orient, jouant le rôle de bras
armé et de caution de l’Occident permettant aux USA d’ignorer l’ONU, et donc,
le droit international.
Les privatisations sauvages entreprises en Ukraine, si elles ont été aussi, voire
plus, dévastatrices qu’en Russie, n’ont connu aucun frein. Dès 1994, ce fut la curée des apparatchiks
locaux, tout comme ceux venus d’Occident, y compris le fils Biden pris la main
dans le sac pour s’accaparer les Biens publics et les riches terres agricoles.
Le premier accord de partenariat avec l’UE fut conclu cette année-là. Les
résultats, peu médiatisés à l’ouest, furent catastrophiques : la
production industrielle diminua de 48 %, le PIB de 60 %, l’émigration prit une
importance considérable (vers la Pologne notamment qui manquait de bras… exilés
en Grande-Bretagne, en France…). On assista, dès lors, à une guerre fratricide
entre oligarques hésitant entre la Russie et l’Occident ou ménageant les deux
camps. L’Ukraine obtint la réputation d’être l’un des pays les plus corrompus
de la planète, cette réalité n’empêchant nullement l’OTAN d’installer un bureau
d’information à Kiev et « d’aider » à la formation de l’armée
ukrainienne, réorganisée, afin qu’elle parvienne rapidement à adopter les
standards occidentaux.
Les
pressions occidentales, la résurgence sur la scène publique des formations
néo-nazies et antisémites, la naissance de partis politiques défendant les
intérêts concurrentiels des oligarques et la cacophonie qui s’en suivit,
finirent par aboutir à une « première »
révolution dite Orange (2004) qui
n’arrangea rien. Toutefois, la Russie poutinienne s’inquiéta de voir
l’OTAN installer des missiles près de sa frontière ; elle multiplia les
ingérences en Ukraine pour s’opposer à
l’Occident. Cette révolution Orange,
manipulée, reposait néanmoins sur un ras-le-bol généralisé de la corruption et de
« l’incompétence » des castes dirigeantes. Ainsi, fut imposé
« un gouvernement pro-réformes occidentales » avec, à sa tête
l’hésitant Iouchtchenko qui, en 2013, refusa de signer l’accord d’association
avec l’UE. Et ce fut la révolte dite euro-Maïdan, la mobilisation
populaire gangrenée par la présence des néo-nazis.
Destitué,
le président se réfugia en Russie ; le Donbass s’était déjà enflammé suite
à l’interdiction de pratiquer la langue russe… La guerre pointait son nez
meurtrier. Mais, malgré la Crimée envahie puis rattachée à la Russie, à deux
reprises le cessez-le-feu fut proclamé sous l’égide de la France et de l’Allemagne,
la Russie et l’Ukraine s’engageant, avec les accords de Minsk, à éviter le
pire. Il n’en fut rien : l’autonomie du Donbass dans un cadre fédéral,
celui de l’Ukraine, ne fut jamais décidée par le gouvernement ukrainien.
Vraisemblablement,
les Etats-Unis, tenus à l’écart de ces négociations de paix, ne souhaitaient
que l’affaiblissement de la Russie et surtout la fin de la coopération
économique entre elle et l’Allemagne… La guerre devint, dès lors, inévitable.
C’est
ainsi, qu’exaspéré, Poutine en vint à
considérer que la guerre-éclair, « l’opération spéciale »
antinazie, pouvait, à partir de la Biélorussie, chasser du pouvoir le
« comique » Zelensky et faire ainsi repasser l’Ukraine dans le giron
de la Russie. Les Etats-Unis « effrayés » par une telle audace,
persuadés que Zelensky, l’armée ukrainienne, allaient s’effondrer, invitèrent
le dirigeant ukrainien à choisir l’exil chez eux. « Je veux des armes pas un taxi » répondit celui qui habitait son
nouveau rôle. En fait, la Russie poutinienne avait réussi à faire resurgir les
réflexes nationalistes d’un peuple qui, malgré ses contradictions, refusait
d’être dominé par une puissance étrangère agressive. L’invasion militaire fut donc
un échec cuisant qui allait, de fait, provoquer la redéfinition des buts de
guerre des belligérants, les risques de guerre mondiale et toutes les horreurs
qui, inéluctablement, l’accompagnent.
1 – Buts de
guerre des camps opposés
Du
point de vue de la Russie, il s’agit de tenter de conserver l’Ukraine comme
Etat-tampon, neutraliste, en évitant, pour le moins, qu’il soit intégré à
l’OTAN. Désormais, cette perspective semble difficile à atteindre. Toutefois,
l’inclusion des régions du Sud et de l’Est ainsi que la Crimée sont des
objectifs dont Poutine pourrait se satisfaire. Priver l’Ukraine d’un accès à la
mer Noire est une éventualité contraignant, si elle se réalise, le régime Zelensky
à une négociation défavorable. Dans l’optique d’une offensive russe massive jusqu’à
Odessa et la Transnistrie, cette hypothèse est plausible.
La
stratégie états-unienne poursuivie depuis plusieurs années, consistant à
détacher l’Allemagne de la Russie, est désormais atteinte. Opposés à la construction
des oléoducs Nord-Stream et à la politique économique suivie par le
gouvernement allemand depuis Schröder, les USA ont réussi, à l’occasion de
l’agression russe, à consolider l’OTAN, à assujettir à leur volonté l’UE. Les
Allemands ont découvert que « notre
protecteur est notre ennemi ». Les Européens doivent désormais
accepter le nouveau protectorat US. L’aigle états-unien peut-il, pour autant,
saigner davantage la Russie ? Cette guerre est aussi un affrontement entre
deux systèmes industriels.
2 - Pourquoi
la guerre va-t-elle durer, se prolonger ?
Le
régime russe, sous Poutine, c’est celui du redressement économique, de la mise
au pas des oligarques. La production de blé est passée de 40 à 90 millions de
tonnes, dépassant celle des USA ; c’est l’économie qui est la première
exportatrice de centrales nucléaires, qui a développé ses capacités industrielles et son économie de guerre. Même
si sa production d’armes est moins sophistiquée, elle est massivement
redoutable. D’ailleurs, malgré les sanctions, pour l‘heure improductives, le
rouble s’est valorisé (+ 23 %) par rapport au dollar, 30 % vis-à-vis de l’euro).
La démocratie trafiquée russe, les valeurs
conservatrices diffusées, y compris l’homophobie, le poids de l’Eglise
orthodoxe, sont autant d’éléments qui maintiennent l’opinion favorable au
régime, surtout dans les campagnes. Certes, si le nombre de morts parmi les
soldats russes prenait des proportions beaucoup plus importantes, cela pourrait
évoluer : 150 000 morts du côté ukrainien, 200 000 du côté russe
(sans pouvoir vérifier ces chiffres). Qui craquera le premier ? Le camp
occidental a certainement sous-estimé les capacités du secteur industriel de
l’économie russe, de celles de l’armée russe à mobiliser 1 millions d’hommes,
de la résilience de l’opinion russe, formatée à l’acception de cette guerre
« juste », « patriotique » !
Les
USA, comme l’UE, ont été surpris par la résistance ukrainienne et la volonté de
Zelensky d’impliquer de plus en plus ceux qui se sont présentés comme ses alliés
indéfectibles. Un arc belliciste s’est constitué de Washington à Varsovie, en
passant par Londres. Objectif : faire saigner la Russie en accroissant,
malgré les réticences, la fourniture d’armes à l’Ukraine. Cette guerre comparable
à celle de 14-18, où l’artillerie constitue le « hachoir à viande »
susceptible de s’opposer à toute percée d’un camp par rapport à l’autre, n’a en
apparence qu’une issue, faire craquer l’un des protagonistes. C’est sans compter,
qui plus est, sur une offensive d’ampleur meurtrière au printemps. D’ici-là, le
recours aux armes est agité, des corps d’armées occidentales sont
pré-positionnés en Pologne, dans les pays baltes, en Roumanie ; des
promesses de livraisons d’armes à l’Ukraine sont réitérées… Pour l’heure, les
conséquences de cette montée aux extrêmes a conduit au retour des forces de
l’OTAN en Europe, à la fragilisation et la dépendance accrue de celle-ci (et
l’Allemagne est la plus touchée) et du point de vue des intérêts des Russes, à
la perte quasi définitive de son influence à venir sur l’Ukraine. Il semblerait
que le régime poutinien en soit conscient, se contentant des gains territoriaux
à l’Est et au Sud. Les pseudo-référendums initiés à cet effet sont le signe de
la volonté de ne rien lâcher à cet égard.
3 – Alors,
vers la 3ème guerre mondiale ?
L’effroi
du secrétaire général de l’ONU est significatif : il a comparé les
belligérants à des somnambules qui, les yeux ouverts, nous conduisent à
l’abîme. Quand on connaît la manière dont, sous des prétextes « futiles »
(assassinat à Sarajevo de l’archiduc d’Autriche), la 1ère guerre
mondiale s’est enclenchée, on peut évidemment craindre le pire. On peut
craindre également, comme le souligne l’essayiste Pierre Conesa, le complexe
militaro-intellectuel, ces pousses-au-crime, comme tous les BHL qui ne
manqueront pas de brandir la « guerre juste » contre la barbarie. On
en a vu les résultats au Moyen-Orient et, tout particulièrement, en Lybie.
L’escalade en cours, la multiplication des sanctions et contre-sanctions, les
fournitures d’armes, la mobilisation militaire générale en Russie et la
transformation de son système en économie de guerre, ne conduisent pas à la
table des négociations. Qu’une bombe atterrisse en Pologne et les Occidentaux
pourraient invoquer l’article 5 de l’OTAN pour déclarer la guerre à la Russie
et frapper le Kremlin. Et si Moscou ou une autre ville était frappée, le
Kremlin pourrait répliquer à l’aide d’armes
nucléaires… tactiques.
Qu’est-ce
qui peut empêcher cette éventualité effroyable ? Les pays du Sud, aux
Nations Unies, ont déjà fait savoir que cette guerre européenne n’est pas la
leur, refusant de choisir un camp contre l’autre. Puis il y a la voix de la
Chine qui appelle à des négociations, au cessez-le-feu. Elle refuse cette
montée aux extrêmes qui entrave son déploiement économique, notamment en Europe,
mais qui, contradictoirement, retarde la confrontation avec les USA. A priori,
elle craint que la Russie s’écroule, son tour suivrait… Peut-elle être entendue
alors même que le péril jaune ne cesse d’être évoqué ?
4 – La
montée aux extrêmes, l’horreur et la propagande
L’intensification
de la guerre reste à l’ordre du jour. L’armée russe utilise 20 000 obus
par jour sur le front, l’armée ukrainienne 6 à 7 000. Les usines russes
tournent à plein régime ; les USA ont déjà fourni 1 million d’obus mais
c’est insuffisant. Ils pourraient poursuivre. Biden répète « Tenez bon les petits gars » on va
vous fournir munitions, chars et peut-être des avions. La Russie n’aurait
jusqu’à présent utilisé que 10 % de ses missiles S300 et 30 % des missiles
antinavires. La Grande-Bretagne prévoit de construire une usine d’armement en
Ukraine…
Tous
ces faits, plus ou moins vérifiés, retardent la crise des oligarchies et le
déclin US. S’il faut considérer que s’affrontent des systèmes industriels
opposés, force est de constater que les Etats-Unis sont sur le déclin. De fait,
la mondialisation financière de l’économie mondiale sous leur égide, s’est
retournée contre eux. Certes, ils restent la 1ère puissance
économique et surtout militaire, avec leurs plus de 800 bases militaires
réparties sur toute la planète. Toutefois, la part états-unienne dans la
production mondiale n’a fait que décliner : 51 % en 1965, 26 % en 2000, 18 % en 2020. Elle manque d’ingénieurs,
les élites étudiantes faisant le « libre choix » de la finance bien
plus lucrative. Elle en arrive même à recruter ses meilleurs cerveaux et ses
chercheurs en… Inde.
Un
tigre blessé est d’autant plus redoutable quand il perd pied dans l’arène mondiale.
Dès lors, la propagande de guerre bat son plein (y compris à l’Est). En ce qui
nous concerne, on a même tenté de nous faire croire que la « bestialité poutinienne » en
arrivait à bombarder les prisons qu’elle détient, les centrales nucléaires de
Zaporijia qu’elle occupe, qu’elle avait saboté l’oléoduc qu’elle avait construit
avec l’Allemagne…
Dès
lors, cette « ambiance » conduit à la prolongation de la guerre et,
au mieux, à terme, au gel du conflit. Pour finir une guerre, les ennemis doivent
négocier. Dans l’équilibre des forces qui s’instaure, surtout après la probable
offensive russe du printemps, la partition de l’Ukraine est possible. Il apparaît,
en effet, que la production industrielle occidentale d’armement connaît de
sérieuses difficultés et, qu’en tout état de cause, les USA, après avoir misé
sur l’effondrement de la Russie, ne sont pas prêts à s’engager dans le bourbier
ukrainien. Malgré les encouragements guerriers de Jo Biden, il semblerait que Zelensky
soit prêt à écouter la voix de maître Xi…
Plus
fondamentalement, cette guerre détourne les peuples du combat social nécessaire
contre les pouvoirs qui les oppressent. Contradictoirement, les conséquences de
cette guerre peuvent raviver la flamme de l’émancipation des peuples (2).
L’inflation, l’austérité, les restrictions des droits sociaux et des libertés
publiques sont de plus en plus inacceptables.
Gérard
Deneux le 25.02.2023
(1) pour connaître l’histoire de l’Ukraine lire Aux portes de l’Europe Histoire de l’Ukraine
de Serhii Plokhy, ed. Gallimard, et ce, même si les derniers chapitres peuvent
apparaître défendre un point de vue occidental
(2) lire les articles d’Hanna Perekhoda, historienne à
l’université de Lausanne et celui de Denys Gorbach, in Politis du 23.02.2023
illustrant les positions du mouvement Sotsialny Rukh, s’opposant à la politique
néo-libérale de Zelensky ainsi qu’à la destruction des protections sociales et
du code du travail, à l’oeuvre pendant cette guerre
Pour
en savoir plus sur les modalités des privatisations en Russie, le poids des
oligarques, y compris leur refuge financier dans les paradis fiscaux, à Londres
notamment, lire le roman Oligarque d’Elena
B. Morozov, ed. Grasset
A
lire absolument : l’interview de Harald Kujat, ex-général allemand de
l’OTAN. Beaucoup d’informations auxquelles nous n’accédons jamais (envoyée par
Alain Mouetaux, un abonné) sur https://www.pardem.org/ukraine-un-ex-general-de-lotan-prend-la-parole
Encart
Point de vue
d’un abonné
« Je ne pense pas que la Russie ait voulu
envahir et occuper l’Ukraine, l’an dernier, mais seulement montrer ses muscles.
L’Ukraine est plus grande que la France. Il ne faut pas seulement renverser un gouvernement,
mais surtout ensuite contrôler le territoire. Pas une mince affaire en l’occurrence.
De fait, la Russie est déjà encerclée par les USA/OTAN (de la Tchéquie à la
Lituanie en passant par l’agressive Pologne;..). Le destin pro-russe des régions
sud-est (Donbass…) et Crimée me semble solidement accepté par les populations locales.
Hormis les effets de propagande « humanitaire » occidentale,
l’Ukraine est surtout frappée dans ses infrastructures par les Russes (aucune
comparaison avec le Vietnam). L’UE ne peut pas entrer en guerre directement
contre la Russie. Les USA ont abandonné l’Afghanistan pour « s’occuper de
la Chine ». Ceci depuis Obama. Je vois comme issue l’Ukraine transformée
en Autriche « neutre », non membre de l’Otan mais membre de l’UE (ce
que Poutine a déjà accepté dans un discours. Et pour de longues années une nouvelle
« guerre froide ». Donc de propagande. De nombreux déploiements
militaires ont lieu actuellement dans la région Chine/Japon/Corée (les 2) et
bien sûr, Taïwan. C’est là, je pense, que se joue le destin de l’Ukraine ».
Fred
Kosman, le 2 février 2023