Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


lundi 28 juin 2021

 

Colombie. Resistencia popular

 

Cela fait presque 2 mois que la Colombie est secouée par une vague de protestation, de colère sociale de la population la plus précarisée. Ce pays compte 21 millions de pauvres (dont 7.5 millions de très pauvres), soit 45 % de la population. Les jeunes sont particulièrement touchés par le chômage : entre 2019 et 2020, les 18/28 ans sans emploi et sans diplôme (les NiNi) sont passés de 19 à 33 %.

Depuis le 28 avril 2021, le pays est au bord de l’explosion : les manifestations, marches et autres protestations n’ont cessé (elles ont rassemblé 5 millions de personnes), contestant les décisions du gouvernement ultralibéral qui, en retour, réprime, tue, blesse, comme il sait « si bien » le faire… Mais les révoltés affirment « ils nous ont tellement pris qu’ils nous ont même enlevé notre peur ». Les raisons de la révolte sont profondes. Comment les Colombiens peuvent-ils s’en sortir sans une force politique interne, permettant d’éliminer les nuisibles et leurs accointances et soutiens intéressés de la communauté dite internationale ?    

 

Que s’est-il passé le 28 avril ?

 

Des flots de manifestants sont descendus dans la rue des principales villes de Colombie, à l’appel du Comité national de grève, suite à la loi de « solidarité durable » ( !), en fait, une contre-réforme fiscale de l’ultra-libéral Duque qui consiste à piocher dans les poches des classes moyennes et  populaires, 6.3 milliards de dollars pour renflouer les caisses de l’Etat. L’élément déclencheur de la révolte est l’augmentation de  la TVA sur les produits de première nécessité,  passant de 5 % à 19 % et celle des taxes sur l’eau, le gaz et l’électricité. Ces mesures s’ajoutent à la contre-réforme de la santé et autres politiques publiques qui précarisent encore plus la vie des Colombiens des classes moyennes et pauvres.  

 

Face à ce soulèvement populaire, le 2 mai, Duque retirait la réforme fiscale contestée et le ministre géniteur du projet démissionnait. Mais la contestation s’est amplifiée. Au-delà des centrales syndicales et de divers mouvements sociaux, ce sont des travailleurs, des salariés, des étudiants, des organisations paysannes, la Minga indigène et surtout les jeunes précarisés des quartiers populaires qui organisent des marches, des manifestations, des fêtes malgré la répression du gouvernement… Du 28 avril au 6 mai, on a dénombré 13 tués, 47 victimes de blessures aux yeux, 234 victimes de violence physique, 22 victimes de violence sexuelle, 98  cas de coups de feu et 1 445 détentions arbitraireset 87 « disparus », de quoi inquiéter les familles, dans ce pays où l’on estime à au moins 80 582 les disparitions forcées durant les 40 dernières années de conflit entre les guérillas révolutionnaires, et notamment les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) et les gouvernements successifs..

 

Dans les rues l’Etat envoie la police, les Escadrons mobiles Antiémeutes (ESMAD), les forces militaires et des civils armés. En Colombie ce n’est pas nouveau, d’ailleurs l’ex-président Uribe (le mentor de Duque, dénommé « le sous-président ») a affirmé que les soldats et policiers ont le « droit d’utiliser des armes pour défendre leur intégrité contre l’action criminelle du terrorisme vandale ». (On croirait entendre du Luc Ferry !).

 

Les jeunes se sont placés en première ligne du mouvement. Cali, 3ème ville du pays, est devenue l’épicentre de la rébellion. Située à proximité des départements affectés par le conflit armé, Cali a accueilli des réfugiés internes, paysans misérables déplacés par la violence, des aventuriers. Elle compte près de 3 millions d’habitants et la plus grande population noire du pays. Cali est toute proche du port sur le Pacifique par lequel  entrent 60 % des marchandises ; les blocages ont donc conduit à l’envoi rapide des militaires, par l’Etat et les agro-industriels. Le maire écolo, dès le 2ème jour des manifestations, a demandé au gouvernement une assistance militaire. Défiant le pouvoir et les 3 500 militaires envoyés en renfort, ouvriers, travailleurs informels, femmes et étudiants défilent à n’en plus finir et organisent 21 « points de résistance ». Affrontements avec les forces de l’ordre : 36 morts à Cali (dans la cinquantaine sur l’ensemble du pays). Duque ne lésine pas sur les moyens : fusils de guerre, grenades et gaz lacrymo, mitraillage depuis des hélicoptères, unités militaires aéroportées pour encercler les quartiers…

 

Une « garde indigène », une sorte de police communautaire non armée, faite de 3 000 hommes et femmes de la Minga sont arrivés en renfort une semaine durant, pour protéger les jeunes souvent attaqués la nuit, dans les espaces autonomes et autogérés qu’ils ont constitués. Pour la première fois, une jeunesse noire et métisse issue des quartiers pauvres a manifesté.

 

Barrages, barricades citadines, entrave aux déplacements, paralysie des transports, des services et de l’activité économique, les difficultés d’approvisionnement provoquent le mécontentement des classes aisées. Des pratiques inquiétantes ont été relevées : appel lancé aux habitants de Cali pour qu’ils envoient l’emplacement des manifestants ; des groupes de policiers en civil pourchassent des manifestants et tirent à balle réelle ; appel à créer un front commun entre membres de la sécurité privée et police/armée ; des habitants d’un quartier chic Ciudad Jardin, tirent à balles réelles sur la foule issue des banlieues pauvres.

 

Tous ces évènements sont le résultat de 40 ans de paramilitarisme, d’un Etat instigateur de la violence, assassin de son peuple et des militants communautaires, politiques et sociaux, provoquant la haine de classe, le racisme. L’acharnement policier contre les manifestants est aussi une fuite en avant, en réaction à la chute de popularité de l’uribisme qui voit son élection de 2022 menacée.

 

La braise couvait sous la cendre.

 

En novembre 2019, dans un mouvement contre le néolibéralisme (au Chili, en Equateur, en Haïti) des protestations massives ont secoué la Colombie, à l’initiative des centrales ouvrières (CUT, CGT, CTC), contestant la politique économique, la privatisation des caisses de retraite, les réformes affectant le monde du travail ainsi que le sabotage des Accords de paix signés en 2016 par l’Etat avec les FARC, et les assassinats de dirigeants sociaux. Les étudiants qui réclamaient davantage de ressources pour l’éducation supérieure, vinrent en renfort. Plus d’un million de personnes s’étaient mobilisées dans les principales villes du pays. Duque fit intervenir les militaires pour rétablir l’ordre, le mouvement fut férocement réprimé : 27 morts, 22 000 arrestations, 3 649 blessés. Au mois d’octobre 2020, la vague d’explosion sociale déferla à nouveau, soutenue par quinze organisations indigènes, paysannes et afro-colombiennes ; 8 000 membres de la Minga indigène voulurent rencontrer Duque pour lui présenter leur demande d’un pays « plus démocratique, pacifique et égalitaire ». Il refusa de les recevoir.

 

Les motivations de mécontentement sont profondes et sont liées, également, à l’attitude cynique du gouvernement quant à la mise en œuvre des Accords de paix avec les FARC. Après 4 ans de négociation, la plus ancienne et importante guérilla du pays, signait, le 26 septembre 2016, un accord de paix, contenant six points principaux : réforme rurale intégrale, participation politique, fin du conflit, solution au problème des drogues illicites, réparations aux victimes : 13 511 guérilleros ont déposé les armes, ôté leurs bottes noires et quitté leur treillis. Depuis, le constat est implacable et la frustration terrible : emmenée par Uribe et son Centre démocratique, l’extrême droite a exercé une énorme pression pour torpiller les accords, travail de sape que Duque a parachevé. A la place de la paix, c’est un massacre quotidien qui s’exerce, au compte-gouttes, passant inaperçu au niveau international : 904 dirigeants sociaux et 276 ex-combattants des FARC revenus à la vie civile ont été assassinés depuis le 1er novembre 2016. Alors que les ex-guérilleros respectent leurs engagements, comparaissent et assument leurs responsabilités, les promesses du gouvernement se transforment en farce tragique.

 

Il en est ainsi pour le projet de réforme rurale promise : 3 millions d’hectares de terre devaient être attribués à près de 14 millions de paysans et 7 millions d’hectares de petites et moyennes propriétés devaient être régularisées. Fin 2020, pas un hectare n’a été remis aux paysans sans terre et seuls 10 554 ha avaient été régularisés sur l’objectif de 7 millions annoncés. Une poignée de propriétaires terriens continuent à posséder plus de 40 millions d’hectares, pratiquant l’élevage extensif du bétail et exploitant le palmier à huile, la canne à sucre et autres cultures industrielles.

 

L’ouverture, par ailleurs, en 1990, du marché national à la production agricole au Brésil, Chili, Chine ou Canada, fait baisser le prix des productions colombiennes. Pour survivre, des dizaines de milliers de familles cultivent la coca de manière illicite. Pourtant, figurait, à l’accord de paix, un programme national intégral de substitution des cultures d’usage illicite : 215 244 familles ont signé des accords collectifs de substitution volontaire de cultures illicites. Mais… seules 99 907 familles ont été intégrées au programme. Les 116 147 autres n’ont eu d’autre choix que de continuer à dépendre de la feuille de coca et de la pasta. Duque choisit alors l’éradication forcée en envoyant ses groupes mobiles accompagnés de militaires ou de policiers. Poussés par la misère, les paysans n’ont d’autre choix, pour survivre, que d’abattre des pans de forêt pour replanter la coca un peu plus loin. De 48 000 hectares en 2013, les cultures de coca sont passées à 212 000 fin 2019.

 

Les narcos (paramilitaires) eux se portent bien. Après la supposée démobilisation en 2006 de 13 000 hommes des Autodéfenses unies de Colombie AGC), responsables, avec d’autres groupes armés, de près 80 % des crimes commis contre les civils depuis le début des années 1980, des Bandes criminelles émergentes et groupes armés s’organisent. Ces structures criminelles sont directement impliquées dans la production et le transport de la cocaïne et agissent dans le champ politique. Les AGC ont été l’une des principales responsables de l’augmentation des assassinats sélectifs de dirigeants communautaires et sociaux, de militants politiques de gauche et de déplacements forcés de population.

 

S’ajoute à ça, la putréfaction à la tête du pouvoir : Uribe assigné à résidence, accusé de fraude procédurale et corruption, démissionne de son poste de sénateur en août 2020, évitant ainsi la Cour suprême de justice. Duque, le président, est embourbé dans le scandale dit de la Nenepolitique : les écoutes téléphoniques d’un narcotrafiquant suspecté d’homicide, mettent au jour l’achat de voix par Uribe et l’organisation d’une fraude électorale pour favoriser l’élection de Duque en 2018.

 

Entre 2002 et 2008, sous la présidence d’Uribe (et avec comme ministre de la défense le futur prix Nobel de la paix, Santos) ce sont 6 402 Colombiens qui ont été assassinés de sang-froid par l’armée, dans 29 des 32 départements du pays.

 

Toute cette histoire pèse dans la mémoire du peuple dont celle des jeunes qui, aujourd’hui se mobilisent malgré les répressions policières.  Cela peut-il mener à un réel changement ?   

 

Réactions de la communauté internationale

 

Seuls l’Argentine, le Venezuela et la Havane ont protesté. L’Union européenne, l’organisation des Etats américains se sont dits « préoccupés ». Le Haut-Commissaire des Nations-Unies aux droits de l’Homme s’est dit « alarmé ».

 

Côté Etats-Unis,  si le porte-paroles adjoint du département d’Etat « invitait les forces de police à faire preuve de retenue », le secrétaire d’Etat Blinken, lors de la 51ème conférence annuelle de Washington, a parlé des atteintes aux droits humains et du déficit démocratique au Venezuela, à Cuba, au Nicaragua, en Haïti … sans prononcer un mot sur la Colombie !! Biden ne souhaite aucune rupture avec la Colombie, pièce maîtresse de la politique étatsunienne en Amérique latine et dans les Caraïbes. Bogota est le premier récipiendaire d’aide militaire et l’un des principaux acheteurs d’équipements de combat américains sur le continent. La NSA (agence nationale de sécurité US) aide la Colombie (seul partenaire de l’OTAN en Amérique latine), pour les écoutes et l’espionnage. Biden affirme placer la démocratie et les droits humains au cœur de ses préoccupations mais ne s’interroge pas sur le sabordage systématique exercé par Duque sur les Accords de paix avec les FARC. Il faut dire que la Colombie a joué un rôle clef dans les différentes tentatives de renverser Maduro et qu’il compte bien convaincre les USA qu’il reste leur soutien indéfectible.

 

Sous les yeux de la « communauté internationale » se déploie une barbarie militariste, l’effondrement du prétendu « Etat de droit » et l’application du terrorisme d’Etat. Serait-ce l’impasse incontournable dans lequel le capitalisme ultralibéral conduit les peuples ? L’acharnement policier commandité par l’Etat colombien, est-il le signe de sa chute prochaine ?  Les dirigeants de droite (Changement radical et Parti libéral, n’avaient pas voté le texte de « réforme fiscale car c’était « la pire chose qui puisse arriver à la classe moyenne ». Les centristes et les Verts l’avaient rejeté. Même Uribe s’était prononcé contre. Ce mouvement populaire d’ampleur exceptionnelle annoncerait-il le crépuscule de l’uribisme et de son entourage mafieux ? Mais il n’entend pas lâcher le pouvoir facilement.

 

Ceux qui ont animé les blocages, les manifestations, sont des jeunes « marginalisés » par le néolibéralisme, privés d’accès à la santé, à l’éducation, au travail. Ils ne croient ni aux institutions, ni aux partis politiques. Ils s‘organisent d’en bas, dans les quartiers. Ce soulèvement a dépassé la représentativité traditionnelle des organisations syndicales. Que peut-il se passer ?  Démission de Duque ? Renforcement de la violence d’Etat ? Naissance d’un mouvement par en bas qui crée une assemblée constituante et populaire ? Pour l’heure, l’inquiétude des dirigeants communautaires est réelle : « on connaît les jeunes, on sait pourquoi ils sont dans la rue. On s’inquiète de savoir s’il y aura une sortie négociée, au moins avec les autorités locales parce qu’avec le gouvernement ça va être difficile. Qu’est-ce qui va leur arriver à ces jeunes ? On connaît l’histoire de notre pays ! ».

 

Même si des lueurs réapparaissent dans le ciel de certains pays d’Amérique latine (Brésil, Chili, Pérou…), l’Etat colombien n’hésite pas à assassiner son peuple.

 

Odile Mangeot, le 23 juin 2021

 

Sources : Mémoire des luttes de Maurice Lemoine, alencontre.org, le Monde Diplomatique juin 2021,  bastamag