Criminalisation des lanceurs d’alerte
Sans les lanceuses et les lanceurs
d’alerte et leurs messages potentiellement explosifs, nombre de scandales
financiers, pharmaceutiques, agroalimentaires ou d’atteintes massives à la
santé seraient restés dans l’ombre. La plupart d’entres eux sont des
employé.es, chercheurs et chercheuses, fonctionnaires, « simples »
citoyen.nes qui ont voulu agir selon leur éthique ou leur conception de
l’intérêt général. Tenter d’alerter, c’est aussi s’attirer systématiquement la
foudre, celle de leurs employeurs, d’intérêts privés soudainement menacés,
voire des institutions censées les écouter. Ils et elles sont trop souvent
sanctionné.es, placardisé.es, décrédibilisé.es, voire menacé.es, parfois même
assassiné.es.
Les pieds dans le plat
Dans les années 2000, Pierre Hinard était responsable qualité
chez Castel
viandes. Pendant deux ans, il constate les dérives de la société
d’abattage et de découpe, qui n’hésite pas à faire de la « remballe »
pour écouler la viande périmée, et demande à ses salariés de falsifier les
documents de traçabilité. En 2008, M. Hinard alerte les services vétérinaires
en vain. Cela revient aux oreilles des patrons et le cadre est licencié
sur-le-champ. Une information judiciaire est cependant ouverte. En 2013, une
perquisition révèle que l’industriel a poursuivi ses pratiques malhonnêtes. Au
procès en mai dernier : Castel
viandes et trois de ses dirigeants sont condamnés pour « tromperie sur
la qualité d’une marchandise » et « mise sur le marché de produits
préjudiciables à la santé ». Le procureur a publiquement souligné le rôle
essentiel de Pierre Hinard. Il aura attendu quatorze ans avant d’être
réhabilité après avoir licencié et calomnié…
Ce combat de longue haleine ressemble à
beaucoup d’autres qui ont fait éclater des scandales sanitaires et
environnementaux, dénonçant les pratiques opaques de l’agro-industrie. Les
salariés de ces secteurs figurent régulièrement parmi les premières victimes. « L’alerte est une notion juridique présente
dans le code du travail : il existe un droit d’alerte en cas d’atteinte
aux droits des personnes, en cas de danger grave et imminent, et en cas de
risques graves sur la santé publique et l’environnement. C’est même un devoir
d’alerte ! », rappelle François Lafforge, avocat spécialiste de
ces dossiers épineux. Parmi eux, l’agriculteur Paul François, qui a osé attaquer en justice Monsanto (désormais Bayer-Monsanto) après avoir été
empoisonné par le Lasso, un herbicide désormais interdit. Treize ans de bras de
fer, mais une victoire décisive face à la multinationale de l’agrochimie.
« Le
rapport de force est par nature déséquilibré entre un agriculteur et un groupe
industriel ou entre un salarié et une multinationale. Il faut donc le
rééquilibrer dans le cadre d’un combat judiciaire, par la mobilisation des
victimes, mais aussi par l’intervention active de « sachants », comme
des toxicologues ou des chimistes, sur des questions importantes pour le
contentieux », explique François Lafforge. L’autre bataille, plus
intime, consiste à faire reconnaître les maladies et à obtenir un semblant de
réparation.
Les lobbys empoisonnent
L’association Stop gavage, sur le foie
gras, puis L214 ont dévoilé les conditions d’élevage, de transport et
d’abattage des animaux en diffusant des images prises au sein même des
entreprises. L’association et ses militants se veulent « facilitateurs
d’alerte » : ils travaillent régulièrement avec des salariés qui leur
confient des informations ou des images. Certains prennent le risque de le
faire à visage découvert, comme Philippe
Lapaque, qui était gaveur de canards, ou Mauricio Garcia Pereira, salarié d’un abattoir. Des prises de
risques considérables face à la puissance des lobbys de l’agro-industrie, qui
multiplient les offensives : stratégie du doute, poursuites en justice,
attaques personnelles… « La
FNSEA m’a accusée publiquement d’être responsable de suicides d’agriculteurs,
alors que ces tragédies avaient déjà lieu avant la création de L214, et que
c’est le système de dépendance économique promu par ce syndicat qui en est la
cause principale » raconte Brigitte Gothière, militante de L214.
Foodwatch tente de briser cette opacité depuis
vingt ans. Cette ONG, créée en Allemagne, se définit volontiers comme lanceuse
d’alerte et contre-pouvoir citoyen. Elle a ainsi ferraillé durant sept ans pour
faire interdire la commercialisation de produits contaminés par des huiles
minérales, dont les plus dangereuses sont potentiellement cancérogènes et
génotoxiques. Foodwatch a aussi porté
plainte contre les groupes Nestlé et Ferrero, aux côtés de
familles qui ont vu leurs enfants tomber malades – voire décéder- après avoir
mangé des pizzas Buitoni contaminées
à la bactérie E.coli ou des chocolats Kinder
vecteurs de la salmonelle. « Le
système marche sur la tête : des entreprises privatisent leurs profits, en
remplaçant par exemple des éléments nutritifs par plus de sucres ajoutés, ce
qui a des conséquences désastreuses sur les maladies chroniques (diabète,
surpoids…). Or le coût sociétal de ces maladies est public ! »
souligne Karine Jaquemart.
Et, dans les prochaines années, d’autres
sujets de préoccupation pour la santé et l’environnement risquent
d’émerger : effets des nanomatériaux, des nombreux perturbateurs
endocriniens, des métabolites de pesticides. Sans oublier les interrogations
sur les effets des ondes électromagnétiques. De futurs combats de David contre
Goliath en perspective.
Scandales pharmaceutiques
Irène
Frachon
est certainement la plus connue des lanceuses et lanceurs d’alerte dans le
domaine du médicament. C’est grâce à sa ténacité que le scandale du Médiator a éclaté. D’après l’enquête
pénale, entre 500 et 1 500 personnes sont décédées des suites de la prise de
cette substance antidiabétique, prescrite pendant des années comme un coupe-faim.
Des milliers d’autres souffrent d’effets indésirables des années après sa
consommation. La pneumologue du CHU de Brest a lancé l’alerte dès 2007 auprès
de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps). Le
Mediator est retiré de la vente fin
2009, mais un long combat s’engage pour obtenir une indemnisation des victimes
et de leurs familles. En mars 2021, le laboratoire Servier est reconnu
coupable de tromperie aggravée et condamné à payer une amende de 2,7 millions
d’euros.
Dans la foulée du scandale, l’Afssaps
devient l’Agence nationale de sécurité de médicament (ANSM), financée désormais
exclusivement par l’Etat. L’industrie pharmaceutique est exclue de son conseil
d’administration et de ses commissions. Malgré ces réformes, le retard dans la
prise en charge des alertes va se reproduire. Une substance, le valproate de
sodium, antiépileptique, commercialisé par Sanofi sous le nom de Dépakine, est
soupçonné d’avoir provoqué plus de 30 000 troubles du neuro-développement et
plus de 4 000 malformations d’enfants nés entre 1967 et 2016. Si l’agence du
médicament s’est penchée sur cette question, c’est grâce à la mobilisation de Marine Martin. Epileptique, elle a pris
de la Dépakine pendant sa grossesse et, en 2009, elle découvre que c’est la
cause des malformations et des troubles autistiques de ses enfants. Ce
médicament a commencé à être commercialisé en 1967 et ce n’est pourtant qu’à
partir de 2006 que la prescription commence à être déconseillée aux femmes
enceintes. Mais l’information tarde à être prise en compte par les
professionnels de santé. Ce n’est qu’en 2017, sous la pression de Marine Martin
et de l’association qu’elle a fondée qui soutient 7 800 victimes de ce
médicament, qu’un logo « danger – interdit grossesse » est apposé sur
les boîtes. Elle attend toujours de connaître la date du procès pour la plainte
qu’elle a déposée en 2012…
Turpitudes dans la finance
Forissier, Deltour, Gibaud… des employés
de banques d’affaires qui ont révélé au monde les « Leaks », fuites
de données mettant en lumière les pratiques douteuses et illégales de la
finance dont profitent les plus fortunés de la planète. En 2008, Stéphanie Gibaud est responsable
marketing de la filiale parisienne de la banque suisse UBS. Elle est chargée de l’organisation d’événements pour de
potentiels clients fortunés. Un jour d’été, elle reçoit de sa hiérarchie la
demande de supprimer des dossiers qui pourraient s’avérer compromettants pour
la banque. UBS est déjà, à ce moment, dans le viseur du fisc aux Etats-Unis
pour des pratiques favorisant l’évasion fiscale. Stéphanie Gibaud décide de
révéler publiquement ce qu’elle constate.
Dans le même temps, un contrôleur
interne d’UBS France, Nicolas Forissier,
découvre les « carnets du lait » : des documents internes qui
recensent les activités illicites des commerciaux de la banque. Ceux-ci
démarchent des clients pour les aider à dissimuler une partie de leurs avoirs
sur des comptes domiciliés en Suisse. Nicolas Forissier prévient alors le
gendarme des banques, l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution. Il
est licencié par UBS en 2009. Trois
ans plus tard, le conseil des prud’hommes annule ce licenciement. Licenciée elle aussi, Stéphanie Gibaud
a pareillement obtenu gain de cause en 2015. En 2021, UBS est en outre condamné
en appel par la justice française à une amende de 1,8 milliard d’euros pour
blanchiment aggravé de fraude fiscale et démarchage bancaire illégal.
Toujours en 2008, Antoine Deltour, jeune diplômé français, vient d’être embauché au cabinet d’audit PwC, au Luxembourg. Il
découvre rapidement que des multinationales européennes ne paient presque pas
d’impôts grâce aux accords fiscaux spéciaux signés par les autorités
luxembourgeoises. Il pose sa démission et, avant de quitter son poste, il tombe
sur un dossier contenant des centaines de ces accords fiscaux (« tax
rulings ») qui légalisent l’évasion fiscale des grands groupes. Il les
copie puis les révèle au grand public avec un journaliste. Antoine Deltour est inculpé en 2014, condamné puis acquitté
en appel en 2018, il est reconnu comme lanceur d’alerte.
Avant qu’un message potentiellement
explosif, adressé à la société par des lanceurs et des lanceuses d’alerte
arrive à destination, il doit franchir de nombreux obstacles. Le premier, et le
plus pernicieux, est la « fabrique du doute » quant à la véracité de
l’alerte. L’industrie du tabac est pionnière en la matière, avec son Council for Tobacco Research (Conseil
pour la Recherche sur le tabac), responsable de « la plus longue campagne
de désinformation de l’histoire économique des Etats-Unis » selon le Wall Street Journal. Ce « scepticisme »
a aussi été utilisé pour relativiser le rôle des activités économiques – en
particulier les énergies fossiles – sur le climat. Cette stratégie est toujours massivement
déployée par l’industrie chimique et agroalimentaire pour vanter la nécessité,
voire l’innocuité pour la santé, des pesticides.
Les urgences auxquelles nous sommes
confrontés pour le climat ou la santé publique ne peuvent trouver de réponses
dans le seul soutien aux lanceurs d’alerte. L’urgence et la gravité rendent
l’action impérative. C’est pour cette raison que l’on assiste, de plus en plus,
à des actions de blocage par des organisations ou des collectifs. Il convient
d’étendre ce mouvement, que l’on peut qualifier de résistance parce qu’il
instaure, par des actions ponctuelles et marquantes, un rapport de force. Ces
changements de méthodes doivent pouvoir compter à la fois sur des médias
indépendants, sur des milieux de recherches affranchis des normes de la
compétition et sur des formes renouvelées de citoyenneté. La tâche est immense,
mais l’urgence nous l’impose.
Stéphanie Roussillon
Sources : Hors-série n°76 (novembre/décembre
2022) de Politis et basta ! « Lanceuses
et lanceurs d’alerte : pourquoi on ne les entend pas ? »