Rouges de colère car les classes populaires ne doivent pas payer la crise du capitalisme.



Verts de rage contre le productivisme qui détruit l’Homme et la planète.



Noirs d’espoir pour une société de justice sociale et d’égalité


samedi 18 décembre 2021

 

Inde. Victoire des paysans

 

Depuis novembre 2020, la révolte paysanne contre la libéralisation du secteur agricole, n’a cessé de s’amplifier jusqu’à obtenir, un an plus tard, une victoire historique. Des centaines de milliers de paysans venus principalement des Etats du Pendjab, de l’Haryana et de l’Uttar Pradesh, ont défié le gouvernement d’ultra-droite du 1er ministre Modi ; ils se sont organisés de manière remarquable pour  tenir un siège long d’encerclement de la capitale New Delhi. Les médias occidentaux n’ont pas relayé du tout ce formidable mouvement. Contre quoi lutte-t-il ? Quelle est sa force ? S’il peut crier victoire, pour autant, ne sera-t-il pas vite menacé par les tenants de l’agrobusiness et de l’agro-alimentaire, amis de Modi, cet ultra-libéral, nationaliste, très autoritaire ? Telles sont les questions que nous nous sommes posées. 


 Les raisons de la colère

 Rappelons que l’Inde (1.4 milliard d’habitants) est une puissance agricole majeure. Elle possède la 2ème surface agricole au monde et attire les convoitises. Même si la part de l’agriculture dans le PIB est en baisse, 30% en 1991 et 17% en 2016, ce secteur est le premier employeur du pays : plus de 600 millions d’Indiens en dépendent directement ou indirectement. L’Inde est 1er producteur mondial de lait, 2ème producteur mondial de riz et de blé et 1er exportateur de riz. Néanmoins, la sécurité alimentaire demeure un enjeu essentiel en Inde qui compte quelque 190 millions de personnes sous-alimentées. Par ailleurs, le gouvernement ultralibéral de Modi estime que le taux de productivité est insuffisant et qu’il convient de prendre des mesures pour « l’améliorer ». Il a donc décidé de trois lois de « libéralisation » du marché agricole, contestées par le mouvement des paysans.

 

Les paysans survivent pour la grande majorité sur de très petites exploitations, la moyenne nationale est de 1 hectare. « Nous sommes des paysans pauvres, nos parcelles sont si petites qu’il faut les rentabiliser au maximum avec des engrais, des pesticides et donc prendre des crédits. On vit au jour le jour. Sans les prix garantis, ce sera la fin pour la grande majorité d’entre nous ». L’endettement des ménages d’agriculteurs, en pourcentage de leur revenu annuel, est passé de 50% en 2003 à 61 % en 2013, sans compter leur endettement auprès de prêteurs non institutionnels. Les plus pauvres ne peuvent rembourser leurs dettes, les taux d’intérêt étant très élevés, pour ceux dont l’épargne annuelle par ménage est de 27.20€ (1). Depuis la fin des années 1990, 300 000 paysans se sont suicidés. Entre 1991 et 2011, l’Inde a perdu 15 millions d’agriculteurs (soit 2 000 personnes par jour) qui sont allés grossir les rangs des ouvriers sans terre aux revenus misérables. En 2013, une famille paysanne de 5 personnes vivait, en moyenne, avec 72€ par mois…

 

Avec ses lois de septembre 2020, Modi veut abolir le système existant - issu de la « révolution verte » des années 1960 – à savoir, la garantie des prix pour les paysans achetant et vendant sur les mandis,  marchés régulés par l’Etat, les prix et volumes d’achat étant encadrés par des prix minimum (MSP), notamment sur le riz et le blé. Autre spécificité : les récoltes peuvent être achetées par l’agence alimentaire nationale, pour soutenir les prix et constituer des stocks susceptibles d’être redistribués aux populations les plus pauvres. Ce système est loin d’être parfait car l’Inde ne compte que 6 000 mandis, inégalement répartis sur le territoire et la corruption y est avérée : pour nombre d’agriculteurs, soit le prix minimum pour leurs produits est trop bas soit les mandis sont trop loin ou inexistants dans leur région. Si ces subventions aux prix, couplées à des subventions aux intrants (semences hybrides, engrais chimiques…) ont permis de nourrir l’Inde, c’est au prix d’une hyperspécialisation agricole dévastatrice pour l’environnement (incitant à la monoculture chimique du riz et du blé), laissant des sols sans vie, des nappes phréatiques épuisées, des eaux polluées par les nitrates, pesticides… et des agriculteurs endettés par des intrants et semences industrielles pourtant subventionnés ». (2)

 

C’est la raison pour laquelle la fronde est d’abord partie des agriculteurs des régions céréalières, bénéficiant de ce système et revendiquant un réinvestissement massif dans les mandis pour permettre aux paysans de sortir de la misère grâce à des prix régulés, et pour développer la pratique d’une autre agriculture, agro-écologique.

 

Les lois « modites »

 

En septembre 2020, Modi a fait voter au Parlement, trois lois qui ne visent aucunement des objectifs de protection des paysans indiens, bien au contraire, elles ouvrent largement les portes du marché agricole aux géants de l’agroalimentaire, notamment. Les paysans en révolte l’ont bien compris et l’ont exprimé sans détour, aux portes de New Delhi où les affiches « Mort à Modi », « Pendez Modi » côtoient les effigies, brûlées en place publique, des deux milliardaires, Ambani et Adani, les deux plus gros patrons de l’agroalimentaire, cristallisant le « capitalisme de copinage ». cf encart

 

La 1ère loi dite de « promotion et de facilitation du commerce et de l’échange des produits agricoles » autorise les agriculteurs à vendre en dehors des mandis, promouvant ainsi des « marchés alternatifs » plus concurrentiels. Les agriculteurs du Bihar, qui l’ont expérimenté depuis 2006, sont à la merci des commerçants qui fixent sans scrupule des prix encore plus faibles que sur les mandis. La 2ème loi  « d’accord sur les prix » encourage les contrats entre paysans et acheteurs, le paysan serait ainsi « libre » de choisir où il veut vendre ! Que pèse-t-il face aux géants de l’industrie agroalimentaire et de la grande distribution ? La 3ème loi « d’amendement sur les produits essentiels » retire de la liste des denrées soumises à régulation publique (huile, oignons ou pommes de terre), afin « d’attirer les investissements privés dans la modernisation des infrastructures de stockage ». Ces trois lois comptent également des dispositions réduisant les possibilités de recours des citoyens auprès de l’administration en cas de contentieux avec un acteur privé. Elles ne s’attaquent pas aux coûts sociaux et environnementaux, ne se soucient pas des travailleurs agricoles sans terre qui, selon les régions, représentent jusqu’à un quart de la population active rurale (3). 

 

        

Les paysans défient Modi

 

Après deux mois de mobilisation dans leurs Etats, constatant le refus du gouvernement de retirer les lois modites, les négociations sont dans l’impasse. Début décembre 2020, les paysans vont s’organiser pour une longue lutte. Ils décident d’une grande marche vers la capitale et investissent (non pas les ronds-points) mais les accès routiers de New Delhi. Soutenus par le réseau des temples hindous et des lieux de culte sikhs, ils approvisionnent les campements de vivres pour tenir longtemps, ravitaillés par des camions depuis les Etats concernés. Le 8 décembre ils déclarent une grève générale, bloquant les routes et chemins de fer. Ils sont soutenus par une dizaine de syndicats de salariés, d’étudiants par de nombreuses unions agricoles, par l’AICCTU (All India Central Council of Trade Unions – fédération syndicale en Inde, proche du parti communiste de libération de l’Inde), par des mouvements de femmes et même de commerçants et par l’opposition au Congrès (15 partis).  « Je n’ai jamais vu un tel mouvement social » dit le secrétaire général de l’AICCTU. Par exemple, le camp installé entre l’Etat de l’Haryana et la capitale s’étend sur une dizaine de kilomètres, sur l’autoroute. D’autres points d’accès sont obstrués, encombrés de camions, de tracteurs et autres citernes d’eau. La vie s’organise, les remorques se transforment en dortoirs, les cuisines collectives, laveries, réserves d’eau, dispensaires… s’installent. Des tribunes avec écrans géants et retransmission des prises de parole en direct sur les réseaux sociaux sont mises en place… Face à une répression brutale du gouvernement du BJP (parti indien du peuple), la solidarité s’amplifie, une grève de la faim est menée, une campagne de boycott est lancée à l’encontre des produits et services d’Ambani et Adani (les « amis » de Modi).

 

Cette incroyable mobilisation est ignorée des médias indiens, sauf le Punjabi Tribune quotidien qui passe de mains en mains sur les campements. « 90 % des médias sont inféodés à Modi et nous présentent comme des gens incultes qui ne comprennent rien » déclare un paysan. Idem pour les  télévisions qui ne sont pas les bienvenues et c’est annoncé clairement : « médias corrompus, propagateurs de fausses nouvelles » ne sont pas autorisés. Quant aux médias occidentaux dominants, à part quelques articles, ils ignorent largement ce formidable mouvement qui dure encore en ce 6 décembre 2021.  

 

Une victoire contre Modi. Un combat à poursuivre

 

Après plus de 15 mois de mobilisations des paysans, le 19 novembre, le 1er ministre Modi a dû s’incliner et accepter sa défaite en annonçant l’abrogation des trois lois agricoles. Pour autant, les mobilisations et campements subsistent, la promesse ne suffit pas aux paysans, ils attendent les actes et se méfient de ce recul opportuniste du fait d’élections à venir dans certains Etats, dont le Pendjab, l’Uttar Pradesh ; Modi a d’ailleurs annoncé son recul le jour du Gurpurab, fête renvoyant à la naissance du premier Guru des Sikhs (majoritaires au Pendjab) (cf encart). De même, il tient à faire oublier ce que les paysans de l’Uttar Pradesh et du Pendjab, eux, ne sont pas prêts d’effacer, la mort de 5 d’entre eux, écrasés par un gros véhicule SUV, qui aurait été conduit par le fils d’un ministre. Les paysans ne veulent pas que la mort tragique de 650 agriculteurs, tués au cours des manifestations, soit vaine. L’émergence du mouvement des paysans a fait naître l’espoir d’un renouveau de la politique de gauche qui, jusqu’ici n’a pas réussi à sortir de ses cocons idéologiques obsolètes (4).

 

C’est pourquoi les agriculteurs ne sont pas pressés de lever le siège aux portes de New Delhi. Non seulement ils veulent que soient mises en acte les promesses de Modi, mais encore que leur autre demande cruciale, la garantie légale d’un prix de soutien minimum (MSP) pour leurs produits, soit satisfaite. Ils demandent également que le gouvernement retire toutes les affaires pénales engagées contre les manifestants. Les paysans ne lâcheront pas car ils savent que ce qui est en jeu, c’est leur terre. Les lois modites font partie intégrante d’une politique plus ample d’accaparement des terres, celle pratiquée par les firmes agroalimentaires et les investisseurs financiers internationaux vis-à-vis des Etats du Tiers Monde. Modi se situe dans cette politique de restructuration néolibérale de l’agriculture indienne, pratiquée depuis 3 décennies, celle-là même qui conduit les paysans au suicide et les fait disparaître. Les paysans refusent de se séparer de leurs terres car ils savent qu’aucun autre moyen de subsistance ne la remplacera.

 

En Inde, les droits de location sont l’héritage de luttes acharnées des paysans, basé sur l’idée que ceux qui travaillent réellement la terre ont un droit primordial sur ses fruits et non pas ceux qui extraient des loyers sur la base de titres sur papier. C’est cette revendication sociale que les partisans du néolibéralisme veulent effacer pour permettre aux entreprises d’acquérir les terres. Le processus est déjà en œuvre : ainsi, l’Etat du Karnakata a supprimé la loi agraire qui empêchait l’acquisition directe de terres par des entreprises privées. Le gouvernement indien, par ailleurs, a entrepris l’établissement de « titres de propriété définitifs » en recensant toutes les terres (au moyen de drones) et en les numérisant dans des registres fonciers. Au prétexte d’améliorer la situation sociale des paysans, il ouvre la porte en grand aux firmes agroalimentaires et investisseurs financiers internationaux, dans le droit fil des recommandations de l’OMC, de la Banque Mondiale et du Forum économique mondial (regroupant l’élite des entreprises transnationales). Pour eux, le secteur alimentaire garantit la croissance à long terme. Il est, en ce sens, révélateur de constater que les investisseurs milliardaires des Etats-Unis se sont tournés vers l’achat de terres agricoles : le plus grand propriétaire individuel de terres agricoles aux Etats-Unis est maintenant Bill Gates et Jeff Bezos (Amazon) n’est pas loin sur la liste (1). Quatre géants du commerce des céréales (Archer-Daniels-Midland, Bunge, Cargill et Louis Dreyfus - ABCD) dominent le commerce mondial des céréales alimentaires et des oléagineux, rejointes par des sociétés purement financières. Ils sont entrés dans le Tiers-Monde à la recherche de produits exotiques à exporter et de marchés dans les pays pauvres. Avec la fermeture des mandis et la diminution des achats officiels de céréales alimentaires, les paysans ne pourront plus vendre leurs récoltes au prix de soutien minimum. Que peuvent peser les paysans indiens  face à ces géants dans la négociation des prix ? Le marché des céréales sera ouvert aux importations des pays développés par les grands négociants de l’ABCD. Les petits agriculteurs, quant à eux, sont promis à l’extinction totale.

 

A l’image des paysans indiens et de leur lutte contre le système prédateur d’accaparement des terres, qui mène à la disparition des paysans, à la destruction des terres par la culture intensive au détriment d’un modèle agro-écologique, il s’agit bien d’un système mondial qui doit être combattu et abattu. C’est le sens de l’appel à des actions de solidarité internationale, lancé par 9  organisations (5)

 Salut aux paysans indiens et aux paysannes indiennes !

Mondialisons la lutte, mondialisons l’espoir !

 

Odile Mangeot, le 6.12.2021

 

(1)   alencontre.org « Les Kisans ont raison : leurs terres sont en jeu » février 2021

(2)   Reporterre « En Inde, la révolte paysanne révèle un système agricole dans l’impasse » 15.12.2020

(3)   Le Monde Diplomatique, février 2021 « Révolte sans précédent des paysans indiens »

(4)   déclaration du parti Radical Socialist 

(5)   La Via Campesina, Alliance Mondiale des Peuples Autochtones Mobiles, Conseil international des Traités indiens, Réseau international pour l’Agriculture soutenue par la communauté, Marche Mondiale des Femmes, Coalition Internationale de l’Habitat, FIAN international, les Amis de la Terre international, Fédération internationale des mouvements d’adultes ruraux catholiques sur https://viacampasine.or/

 

 

Encart

Les Sikhs

Le Gurpurab est le festival donné en l’honneur de la naissance ou de la mort d’un des gourous (professeur/maître) fondateurs du sikhisme, religion monothéiste née au 16ème siècle au nord-ouest de l’Inde. Son fondateur est Gurû Nanak.  Les sikhs ne reconnaissent pas le système de castes et y sont opposés. Au 18ème siècle, ils ont été réprimés par l’empire moghol puis pendant la guerre d’indépendance de l’Inde, par les Anglais. Ils sont 21 millions en Inde, dont 80 % installés au Pendjab, majoritairement ruraux. 20 000 vivent au Pakistan et entre 10 000 et 30 000 en France en Seine-Saint-Denis et plus particulièrement à Bobigny où a été construit le plus grand Gurdwara (temple) de France.

 

  

Encart

Les amis de Modi

Mukesh Ambani, l’homme le plus riche d’Inde et son compatriote milliardaire Gautam Adani, la 2ème personne la plus riche d’Inde, sont à la tête de fortunes colossales, respectivement 63 milliards€ et 23 milliards. Ils dirigent des conglomérats familiaux qui se sont diversifiés dans l’agroalimentaire. Ambani est directeur du groupe Reliance Industries (73,8 milliards€ de chiffre d’affaires en 2019), spécialisé dans la pétrochimie, la vente au détail, les télécommunications et le géant de la grande distribution ; il est en train de mettre sur pied une plateforme de commerce électronique, Jio, destinée à mettre en contact les millions d’épiceries du pays avec le consommateur final.