Comment les
Grecs résistent à l’austérité imposée
Entretien
avec Yannis Youlountas
Pour
la sortie de son nouveau film « l’amour et la révolution », et
lors de sa venue à Lure le 6 avril, Yannis Youlountas nous a accordé un
entretien pour évoquer son film ainsi que la situation en Grèce. Un grand merci
à lui pour son temps et sa gentillesse.
PES. Bonjour Yannis. Dans ton dernier film « Je lutte donc je suis », un projet éolien en Crète menaçait
des forêts et ses habitants. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Yannis Youlountas. Depuis « Je
lutte donc je suis », les choses ont évolué positivement parce que la
mobilisation a dépassé toutes nos espérances. A la fois par l’action locale,
mais aussi par la médiatisation dans nos réseaux. En l’occurrence, « je lutte donc je suis » a été vu
par beaucoup de Grecs et donc, a contribué à ré-informer sur le sujet. Et
au-delà également, puisque les ouvriers et les syndicalistes d’EDF ont
interpelé à plusieurs reprises les responsables de l’entreprise pour évoquer ce
sujet et protester contre la destruction de l’environnement ainsi que
l’irrespect des procédures démocratiques quant à l’emplacement des éoliennes
industrielles. Aujourd’hui, ces projets ont été fortement ralentis et EDF
utilise des sociétés-écrans pour ne plus engager directement sa responsabilité
et son image.
PES. Dans ton nouveau film, le groupe anarchiste Rouvikonas se démarque par l’action directe. Comment est-il perçu
par la population grecque ?
YY. Rouvikonas est certainement
le groupe anarchiste, utilisant l’action directe, le plus connu en Grèce.
Pourquoi ? Parce que tout simplement, il utilise avec talent les médias du
pouvoir, sans les fréquenter, mais en mettant en ligne des vidéos montrant
massivement ce qui est fait, en matière de destruction de matériels et de
destruction symbolique des lieux de pouvoir. Par conséquent, les médias du pouvoir
ne peuvent pas taire ce qui se passe réellement. De plus, Les journaux
télévisés, manquant d’images, sont obligés d’utiliser ces vidéos qui sont les
seules à montrer les faits. Les journalistes du pouvoir sont non seulement
obligés de diffuser l’information mais, de plus, doivent utiliser nos propres
vidéos.
Quant
à l’action directe, il faut la distinguer de la propagande par le fait, utilisée
par les anarchistes à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème.
Il ne s’agit pas d’actions physiques sur les personnes, contrairement à des
moments « épiques » de l’histoire de l’anarchisme. Il s’agit
uniquement de destructions matérielles et symboliques des lieux de pouvoir, des
lieux de décision, des lieux d’exécution. Par exemple, Rouvikonas a détruit les dossiers des surendettés en Grèce ou
encore les bureaux de privatisation de droits communs. C’est pourquoi,
globalement, ils ont une image très positive dans la population. On peut dire
que Rouvikonas soit on adore soit on
déteste suivant du côté où l’on se situe. Ils sont perçus comme des Robin des bois dans la société
d’aujourd’hui.
PES. Aujourd’hui, quelle est la situation des migrants en Grèce ?
Comment se passe la coexistence avec les Grecs ?
YY. L’arrivée massive des migrants durant l’été 2015, et les mois qui ont
suivi, a été un moment des plus importants des dernières années de lutte en
Grèce. Ces migrants économiques et politiques, fuyant l’Afrique ou le
Moyen-Orient, sont passés sous les fourches caudines des camps de rétention,
voire même de détention, qui ont été créés par l’UE en Grèce, et notamment par
les autorités françaises : Bernard Cazeneuve s’est déplacé lui-même avec
des technocrates français, pour transformer Lesbos en camp. Ces migrants,
arrivés dans les lieux autogérés, se sont politisés, s’ils ne l’étaient déjà,
et ont apporté du sang neuf au sein des mouvements de lutte et c’est quelque
chose d’extrêmement important. Je veux dire par là qu’il s’agit d’un nouvel
internationalisme qui se trouve au carrefour des continents, en Grèce. On a ces
gens qui viennent du sud et de l’est et en même temps, ces convois solidaires
qui viennent du nord et de l’ouest. Ils partent de France, passent par la
Belgique, la Suisse et l’Espagne. Ces convois, pratiqués depuis quelques
années, permettent la rencontre, tous azimuts, entre les gens sur le territoire
grec, devenu ainsi, une ligne de front contre le durcissement du capitalisme en
Europe.
PES. Où en est le parti nazi Aube
dorée ? Est-il redevenu un groupuscule ou est-il toujours une menace
grandissante ?
YY. En fait, Aube dorée nous
pose un énorme problème par rapport à ses actions violentes de terrain contre
les migrants, les homosexuels, les antifascistes, les syndicalistes. Par
contre, je pense qu’il faut relativiser son importance électorale. Aube dorée a été démasqué comme étant
clairement un parti néonazi, surtout à l’époque des perquisitions après
l’assassinat du rappeur antifasciste Pavlos Fyssas en 2013. Depuis, le parti
stagne sur le plan électoral, ne dépassant pas les 10%, ce qui ne lui permet
pas du tout d’espérer une quelconque victoire future. Pour autant, cela
nécessite, plus encore qu’ailleurs en Europe, une lutte antifasciste très âpre
car ils sont très actifs sur le terrain des violences racistes et xénophobes.
Pour
résumer, ils sont peu nombreux en nombre d’électeurs pour un parti d’extrême
droite, si on le compare au FN en France. En revanche, il existe de très
nombreux groupes d’ultra-droite (à l’image du GUD ou des Identitaires en
France) qui nécessitent une mobilisation très forte de la gauche radicale, des
anarchistes, des révolutionnaires et des syndicalistes pour mener, ensemble,
des convergences de lutte afin de riposter face à ce véritable fléau.
PES. Tes films montrent toujours beaucoup d’optimisme. Penses-tu qu’il est
le reflet de la Grèce d’aujourd’hui ?
YY. Ce n’est pas ce que « je pense » mais ce dont « je
témoigne ». Moi, je suis un pied en Grèce, un pied en France. Je suis fils
d’un ouvrier grec et ma mère est professeur de philosophie française. J’ai vécu
entre les deux pays. Je connais bien mon terrain. Je suis membre des quatre
assemblées qui apparaissent dans mes films et c’est donc à ce titre que je peux
me permettre d’affirmer que ce que je montre dans mes films est vraiment la
situation du mouvement social. Je précise bien « du mouvement social »,
ce n’est pas toute la population grecque que je montre dans mes films. « Ceux qui vivent, comme dit Victor Hugo, pour réagir à ce qui nous arrive ».
Inventer, innover, en particulier sur le terrain de la solidarité, me semble
extrêmement important, non seulement pour faire face à l’urgence mais aussi
pour construire la société que l’on désire. « La seule façon de te sauver toi-même, c’est de sauver tous les autres »,
c’est l’une des devises principales de notre mouvement social aujourd’hui. Au
fil des années, nos titres de films ont porté les slogans du moment « Ne vivons plus comme des esclaves »
c’était l’époque des émeutes nombreuses et du début du développement de
l’autogestion dans le mouvement social. Plus tard « Je lutte donc je suis » a plutôt évoqué l’un des principes qui
nous fait échapper à la résignation, même quand les temps sont difficiles,
c’est-à-dire cette idée de résister, de vivre debout et de choisir ses actes en
fonction de ses convictions éthiques et politiques, et non pas en fonction
d’une quelconque espérance qui n’est pas ce que nous poursuivons. Et enfin « l’amour et la révolution »
correspond à la dernière période, celle que je montre à travers des images de
2017 après l’échec de Tsipras au pouvoir, dont l’objectif est plus que jamais
révolutionnaire, celle de l’amplification de la solidarité et de la fraternité
parmi ceux qui luttent et ceux que nous accueillons.
PES. Si je résume, il n’y a qu’au combat qu’on est libre ?
YY. Etre libre, ce n’est pas une étape, ce n’est pas une position, ce
n’est même pas un statut. Etre libre, c’est un mouvement d’émancipation
individuelle et sociale qui nécessite l’émancipation d’autrui. C’est pour ça
que Bakounine a beaucoup insisté sur la nécessité de se battre pour la liberté
d’autrui.
PES. Que penses-tu de l’expérience des YPG en Syrie et du confédéralisme
démocratique inspiré du libertaire Murray Bookchin ?
YY.
Je suis très intéressé par Murray Bookchin, bien qu’il n’ait pas toujours été
très tendre avec l’idéologie anarchiste. Ceci étant dit, il et très précieux.
Il propose un nouveau rapport entre la démocratie directe et l’écologie politique.
En l’occurrence, la lutte contre le capitalisme me semble indissociable de la
lutte contre le productivisme. Nous entrons actuellement dans les pires dystopies
écrites par Orwell ou Huxley, il y a quelques décennies. Du fait de l’impasse
écologique qui nous mène vers la destruction de l’humanité, mais aussi avec les
nouvelles technologies dont dispose le pouvoir et qui lui permettent, de plus
en plus, de surveiller l’opinion, de tracer nos vies avec des moyens dont
aurait rêvé la Stasi ou les nazis, ainsi que des moyens de répression qui sont
extrêmement précis et puissants. Je ne parle pas seulement des drones mais de
la violence avec laquelle nous sommes réprimés. Ce qu’on a vu en France, lors
des manifestations de mars à juin 2016, quand les rideaux de fer se sont élevés
sur les avenues. Les filtrages se sont accentués, interdisant même des pancartes
et réduisant le parcours des manifestations au point que l’une d’entre elles,
en juin 2016, avait obligé les derniers arrivants à attendre que les premiers
soient sortis « du tournez manège » pour pouvoir y prendre part. C’est
pour ça, à mon avis, que nous sommes face à un durcissement du capitalisme et à
une reculade immense de nos conquêtes sociales mais aussi à un durcissement de
la société autoritaire qui progresse aujourd’hui vers la société totalitaire.
PES. Actuellement, les AES mènent une lutte environnementale (contre un
projet de carrière à Ternuay) et malgré nos efforts, la peur de s’engager
demeure. Que faut-il faire contre cette peur d’une manière générale ?
YY. La peur, c’est le moyen dont a disposé le pouvoir pour contrôler,
dresser, domestiquer chacun d’entre nous depuis les animaux jusqu’aux humains.
La peur est le moyen de rendre immobile. Dans les pays du sud, les peuples ont
peur de leurs dirigeants. Dans les pays du nord, les peuples ont peur de ce que
leurs dirigeants montrent du doigt. Voilà la différence, mais en réalité, tout
n’est qu’une affaire de stratégie, de vouloir faire peur frontalement au sud et
indirectement au nord.
En
conclusion, par rapport à ce que nous avons dit et au sujet de « cette
peur », je pense qu’il n’est pas seulement temps de renverser le pouvoir,
mais aussi de le détruire et de nous organiser autrement. Pour cela, lutter
contre la peur est une de nos priorités. Prendre confiance en nous. Non pas en
s’illusionnant, mais simplement en se rappelant que le pouvoir n’est fondé que
sur du vent, sur du symbole, sur une représentation construite à travers des
rites, des coutumes, des traditions républicaines ou monarchiques, qui permettent
au pouvoir d’acquérir un respect qu’il ne mérite pas. Plus que jamais, la
parole de La Boétie est d’actualité : « Quand nous aurons décidé de ne plus servir, nous serons libres ».
Alex
Terrieur
Les
films de Yannis Youlountas sont visibles et diffusables (sans droits) sur
youtube.
Le
dernier « l’amour et la révolution »
sera mis en ligne dans quelques semaines.
Vous
pouvez aussi les commander en DVD- voir blogyy.net
Toutes
les recettes de ses films sont versées à la solidarité et aux actions
autogestionnaires en Grèce (comme Exarcheia)