Vers le bannissement d’une partie de
l’Humanité ?
Si
l’on replace le « problème » des migrations actuelles et à venir dans
la conjoncture, force est de constater que le pire est à venir, à moins que les
drames qui se succèdent ne provoquent un sursaut en capacité d’ébranler, pour
le moins, le pouvoir des oligarchies dominantes. La seule compassion vis-à-vis des torts faits aux exilés, dans la
mesure où elle est instrumentalisée par les gouvernements qui se déchargent de
leurs « devoirs » sur les associations humanitaires, peut obscurcir, reléguer les paroles de
vérité et de lucidité sur les causes essentielles des migrations et les
responsabilités qui y sont attachées. Faire preuve de lucidité, c’est également
cerner les difficultés, les obstacles, les forces qui s’opposent à la mise en
œuvre d’une politique humaine d’accueil et « d’insertion » de
populations meurtries par la guerre, la misère et le choc engendrés par les
bouleversements climatiques qui vont s’amplifier (1).
Une
conjoncture défavorable à l’accueil des exilés
Le
système capitaliste « déréglementé », « néolibéral » qui,
depuis les années 1980, a permis la financiarisation de l’économie et
l’émergence de firmes capitalistes transnationales, déstabilise et assujettit
nombre de nations. La raison initiale de cette « contre-révolution »
contre le « modèle » des Trente Glorieuses keynésiennes, est à
rechercher dans la baisse tendancielle du taux de profit dans les « pays
centraux », soit les Etats-Unis, l’Europe de l’ouest et le Japon. Les
phénomènes de délocalisations au sud à la recherche de main d’oeuvre à bas coût
et de désindustrialisation au nord qui s’en sont suivis, accélérés par le recours
à la robotisation et aux nouvelles technologies ont déstabilisé l’ordre du
monde. Les crises à répétition au sud et celle de 2008 touchant le cœur du
système ont suscité un endettement public voulu par les forces dominantes,
suivies du renflouement des banques. Sans entrer dans le détail de ces
« mécanismes », force est de constater que les politiques d’austérité,
de privatisation et de précarisation du travail engendrent des tensions
sociales et politiques entre différents blocs et à l’intérieur même de ceux-ci.
On a assisté et on assiste de plus en plus à des interventions, invasions
étrangères qui réduisent, annihilent les forces qui s’opposent à la suprématie
des puissances dites occidentales. Les guerres en Irak, en Libye, en Syrie… en
Afrique, l’extension de l’OTAN à l’est, en sont les résultantes. Par ailleurs,
dans les pays centraux, la tendance est à l’affaiblissement, voire à
l’écroulement de la façade de la démocratie parlementariste et de ce qui reste
de « souveraineté nationale ». Par contrecoup, l’heure est à la
montée de l’autoritarisme, au repli nationaliste, entraînant par réaction,
celle de la xénophobie, des racismes et du néo-fascisme. Que l’on pense, à
titre d’exemple, à l’Eurogroupe et à la Commission européenne, étranglant le
peuple grec, à l’intransigeance austéritaire de Merkel et Cie, aux régimes
polonais, hongrois, turcs, à Macron et sa verticale du pouvoir jupitérien, tout
comme à Trump et à ses délires tweetés ; tout cela amène à constater que
les peuples et leurs aspirations sont considérés comme quantités négligeables,
à manipuler. Est-ce à dire qu’en ce début du 21ème siècle, il est
déjà minuit… Les chiffres qui suivent, montrant l’importance des migrations
actuelles, pourraient le laisser penser.
2 – Y
aurait-il trop d’étrangers dans le monde ?
Les migrations engendrées par les
guerres (2)
Selon
le Haut-Commissariat aux Réfugiés de l’ONU (HCR), trois pays génèrent le flux
de la moitié des exilés dans le monde : Syrie, 4,9 millions, Afghanistan,
2,7 millions, Somalie, 1,1 million, auxquels il faut ajouter les migrations
résultant des conflits au Soudan, au Yémen, au Burundi, en République
Centrafricaine, en Ukraine… La plupart se réfugient dans les pays limitrophes
qui sont les plus « accablés » par cet afflux de populations, quand
celles-ci ne sont pas parquées dans des camps. Au total, selon toujours le HCR,
65 millions d’exilés ont été dénombrés dans le monde en 2017.
Les migrations suscitées par la misère
et la famine.
La
crise financière de 2008 a amplifié la crise alimentaire dont souffrent de
nombreux pays touchés par le dérèglement climatique et l’accaparement des terres
au profit de la culture intensive et agro-industrielle. En 2013, selon la FAO
(organisation de l’ONU pour l’alimentation et l’agriculture), 842 millions de
personnes souffraient de faim chronique… 25 000 personnes meurent de
famine chaque jour, soit plus de 9 millions en 2009.
Les migrations climatiques
En
2015, les migrants climatiques représentaient 29% du total des migrants dans le
monde et les années à venir pourraient être bien plus dramatiques. Selon le
diagnostic établi en 2016 par le Commissariat des réfugiés de l’ONU, si le
réchauffement climatique se poursuit au même rythme qu’aujourd’hui (3), d’ici
la fin du 21ème siècle, l’on assistera à une montée des eaux irrépressible.
Les zones côtières seraient les plus affectées, 147 à 216 millions de personnes
seraient dans l’obligation de migrer. L’Asie est considérée comme le continent
le plus vulnérable, tout particulièrement les deltas du Bangladesh. Mais, en
Egypte, le delta du Nil s’assècherait tout en se salinisant. « Il va manquer des millions de km2 de terres
fertiles partout dans le monde » provoquant le recul de l’agriculture
et une tragique insécurité alimentaire.
Autrement
dit, le système oligarchique et ploutocratique n’est en rien « adapté »
pour faire face aux bouleversements à venir, à moins de considérer que le
recours à la guerre de tous contre tous serait la solution. La logique
gloutonne et prédatrice de ces rentiers avides de dividendes actionnariaux,
tout comme les replis nationaux égoïstes et xénophobes, sont contraires à celle
d’une solidarité entre les peuples, d’une humanité réconciliée avec elle-même.
Il y a donc lieu d’affirmer avec force que les discriminations, expulsions, l’exploitation
des sans-papiers, le recours à l’esclavagisme, seraient encore plus
catastrophiques. Face aux démagogues qui répandent la peur et la haine, la
seule résolution qui vaille est l’universalité
des droits de l’ensemble et unique entité humaine dans sa diversité. En
d’autres termes, la dignité de l’accueil s’impose y compris l’accès pour les
exilés aux droits au travail, à l’éducation, à la santé, au logement…
D’ailleurs et paradoxalement, face au vieillissement de la population
européenne et à son déficit démographique, « l’accueil à bras
ouvert » est une chance.
Encore
faut-il que les conditions en soient réunies, à savoir l’instauration d’une
société (ou de plusieurs) égalitaire et de justice sociale. La résignation et
l’impuissance, aujourd’hui plus qu’hier, ne sont plus de mise face aux
gouvernements délinquants.
3 – Les
malfaiteurs de l’humanité en déshérence
Sans
qu’il soit besoin, ici, de rappeler les textes fondateurs des Droits de l’Homme
qui sont systématiquement contournés, l’on ne peut que condamner le refoulement
aux frontières. Il n’est pas seulement illégal, il est, de fait, une mise en
danger des migrants, voire une forme de non-assistance
à personnes en danger. En effet, les ¾ de ceux qui parviennent en France ou
dans d’autres pays européens ont des problèmes de santé, de détresse physique
et psychique (4). Pire, contre le peu de droits que détiennent ces populations
en « surplus déclaré », elles vont désormais se heurter au mur
législatif de la loi dite d’asile et d’immigration de Macron/Collomb. Le refus
de mettre fin à la rétention-détention des mineurs, l’augmentation à 90 jours
de l’enfermement-rétention, pour les « victimes » qui n’ont commis
aucun délit, la réduction à 6 mois de l’instruction de leurs demandes d’asile
que contient ce texte, constituent des procédures conduisant au bannissement-expulsion.
Ces
malfaisances organisées dans un contexte de restrictions budgétaires ne peuvent
sauver les apparences proclamées d’humanité lorsqu’on les met en rapport avec
les refus illégaux de certains conseils départementaux de délivrer l’aide
sociale à l’enfance aux mineurs étrangers. De même, instaurer un délit de
solidarité à l’encontre des citoyens français qui font preuve de fraternité
vis-à-vis des migrants, se substituant aux défaillances organisées de l’Etat,
est une monstruosité juridique. Elle est la preuve qu’il s’agit, en l’espèce,
de donner des gages à l’extrême droite xénophobe. Il va de soi que ces
refoulements des migrants sans perspectives sont une fabrique de clandestins,
de futurs travailleurs sans-papiers, qui pourront être exploités sans merci
puisque sans droits. Leur rétention-enfermement s’apparente à des entrepôts de
potentielle main d’œuvre vis-à-vis de laquelle toutes les oppressions sont
possibles. Les politiques aveugles des gouvernements de l’Europe qui compte 500
millions d’habitants sont un déni de
réalité : les demandes d’asile ne représentent que 0.5% de la population
de l’UE et il ne serait pas possible de les accueillir alors même que l’on
constate par ailleurs son vieillissement et un déficit démographique
incontestable ! A l’encontre de ceux qui ont franchi les cols enneigés
après avoir traversé le désert et la mer, de ceux qui errent sur les routes,
dans les villes, ceux qui nous gouvernent, en organisant leur traque, leur
enfermement dans des lieux qui étrangement ressemblent à des prisons, sont bien
des malfaiteurs de cette humanité abandonnée.
L’alliance des malfaiteurs avec les
dictateurs (5)
La
sous-traitance, les externalisations sont de mode. Le cours néo-libéral du
capitalisme ne concerne pas seulement les salariés rejetés des entreprises décidées
à se concentrer sur leur coeur de métier. L’Union européenne qui a prévu cette
différenciation entre salariés, tout comme les délocalisations, suit la même
logique en ce qui concerne les étrangers. Dans la langue de bois, l’alliance
répressive avec les dictateurs n’est que politique « d’externalisation des prestations et des frontières » !
En
notre nom, avec les ressources des contribuables que nous sommes, ce sont des
millions d’euros qui sont versés aux dictateurs et par voie de conséquence à l’industrie
de l’armement. Equiper, armer les polices turques, soudanaises, libyennes,
connues pour leurs violations des droits humains n’affecte nullement les états
d’âme des dirigeants de l’UE qui complaisamment, « en même temps »,
peuvent bien s’alarmer verbalement de certaines entraves aux droits de leurs
commanditaires.
Les
6 milliards d’euros à Erdogan permettent de renvoyer des « réfugiés »
vers la Turquie, la livraison de caméras thermiques, de systèmes d’alerte,
de « miradors intelligents » capables de tirer automatiquement sur
ceux qui franchissent les frontières, les tanks, les navires
patrouilleurs ne sont que « prestations
externalisées ». Aux réticents du Niger à l’Ethiopie en passant par le
Mali, le Burkina Faso… le chantage est de mise : réduction de
« l’aide » dérisoire au « développement » ou collaboration
à la traque.
Quand
cette « flexibilité » contrainte se fait trop apparente pour
dissimuler l’externalisation de la répression, l’on invoque la
« marchandisation ». Ainsi, la collaboration avec Omar El Bachir, ce
chef d’Etat soudanais mis en accusation par la Cour pénale internationale pour
crimes contre l’Humanité et génocide, on l’euphémise sous le titre de « processus de Khartoum » (la capitale).
Les milices génocidaires (les Janjawids) du Darfour sont reconverties en
« force de soutien rapide »
ce qui a permis à l’UE de verser au dictateur des milliers d’euros, des
matériels informatiques, des armes, des véhicules, des caméras… Pire, cette
collaboration va jusqu’à livrer des opposants politiques. Ces renvois se sont
traduits par des tortures infligées par les sbires du régime. Les témoignages
recueillis par des ONG démontrent que dans l’abjection, l’on rejoint le puits
sans fond de Guantanamo. C’est ce qu’en langage diplomatique l’on nomme « la coopération de qualité avec l’Etat
français » ( !)
En
Libye, la chasse aux migrants est devenue le sport favori des miliciens et des
maffias. Non seulement les navires patrouilleurs livrés pour quelques milliards
d’euros font obstacle aux navires des ONG mais ces patrouilleurs n’hésitent pas
à accomplir leurs missions de refoulement en tirant sur les embarcations des
migrants…
Bien
évidemment, ces « aides » pour prestations de services externalisées
profitent à l’industrie européenne d’armement et aux « sociétés de
conseil »… en cynisme. Cette traque de l’humanité indésirable va
s’intensifier. Pour preuve, la proposition de la commission européenne de
tripler le budget européen pour « protéger » nos frontières.
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Reste
que ceux qui parviennent en Europe, en France, ces enfants, ces femmes, ces
hommes qui ont marché successivement dans la chaleur et le froid, qui ont
traversé des terres hostiles, bravé l’angoisse de la traversée de la
Méditerranée, celles et ceux-là, s’ils n’ont pas péri, s’ils ne sont pas noyés,
voient désormais ici leurs rêves d’un avenir meilleur engloutis dans la galère
de l’errance et l’attente, vécues comme interminables.
Avec
les printemps arabes on a assisté à un premier tremblement de terre avant que
les brèches ne soient refermées par les régimes dictatoriaux. Les plaques
tectoniques à venir fractureront encore le système de domination de
l’oligarchie mondiale et de ses servants. Pour le pire ou le meilleur !
L’histoire reste à écrire dans les soubresauts des crises économiques, sociales
et climatiques qui se profilent. A l’évidence, les illusions sur les capacités
des élites dominantes à se réformer, à faire preuve d’humanité, tout comme la
résignation et l’impuissance inculquées dans nos cerveaux bloquent le nécessaire
sursaut populaire, ici comme ailleurs. N’empêche, toutes les initiatives qui se
multiplient pour aider les exilés comme celles qui appellent à une marée humaine laissent entrevoir un autre monde
possible. Il faut s’atteler sans tarder à le faire advenir. L’engagement est
impératif.
Gérard
Deneux, le 22 mai 2018
(1) Il faudrait compléter la revue des migrations
mondiales, qui sont évoquées dans la suite du texte, par la description de
celles qui concernent les pays de l’Amérique latine et de l’Asie
(2) Ce qui suit, et qui a fait l’objet d’une intervention
à Fréquence Amitié (Vesoul), est largement inspiré par les analyses de
Catherine Wihtol de Wenden, politologue au CNRS, ex-consultante au Haut-
Commissariat de l’ONU pour les réfugiés, portant sur les causes de
l’accroissement des réfugiés dans le monde. Elle est l’auteur d’un Atlas des migrations. Un équilibre mondial à
inventer.
(3) Sur le réchauffement et le dérèglement climatique,
lire l’article dans ce numéro De
COP en COP, la température monte
(4) Pour plus de détails, voir l’article d’Eva Lacoste Visa sans frontières (Golias hebdo n° 527 du 10 au 16 mai 2018)
qui fait également le point sur le processus des Etats Généraux des Migrations
et contient nombre de témoignages.
(5) sur bastamag.net, article d’Anne-Sophie Simpere, 17
mai 2018 « Comment l’Europe finance
et légitime des régimes autoritaires pour barrer la route aux migrants »