Corruption tentaculaire
Les scandales autour de la coupe du
monde de football de 2022 au Qatar sont innombrables. Attribution douteuse,
aberration environnementale, maltraitances humaines, se cumulent avec le
dernier scandale de corruption au sein des plus hautes autorités européennes.
Malheureusement, la corruption touche
toutes les sphères politiques mais ce dernier épisode ravive les tensions.
Qatargate et Marocgate
En Décembre 2022, une vaste enquête du Parquet
belge permet l’arrestation de six personnes et seize perquisitions. Le père d’Eva
KaÏli, la vice-présidente du Parlement européen, est arrêté en possession d’un
sac rempli d’argent ; le domicile de sa fille est ensuite perquisitionné,
puis elle est interpellée à son domicile. Elle ne peut pas bénéficier de son
immunité parlementaire, car l’infraction qui lui est reprochée a été constatée
« en flagrant délit » en
raison des « sacs de billets »
retrouvés à son domicile.
Eva
Kaïli,
lors d’une prise de parole au Parlement européen le 22 novembre, avait salué
les réformes du Qatar : « Le
Qatar est un chef de file en matière de droits du travail ». Le 10
décembre, elle est destituée de son titre de vice-présidente du Parlement
européen. A la suite des interrogatoires, trois personnes sont écrouées. Eva
Kaïli, eurodéputée social-démocrate grecque, Francesco Giorgio, son compagnon et assistant parlementaire, Antonio
Panzeri, ex-eurodéputé italien.
Antonio
Panzeri
apparaît comme la personne au centre du scandale ; la police belge a
découvert 600 000 euros en espèces à son domicile. Pour Libération, celui-ci présentait un profil idéal : « ancien leader syndical formé dans les rangs
du Parti communiste italien, eurodéputé de gauche pour trois mandats
consécutifs et militant des droits de l’homme : le Qatar pouvait
difficilement trouver un candidat avec une meilleure couverture pour tenter
d’infiltrer, ou tout du moins d’influencer, les institutions européennes ».
Mi-décembre, l’implication du Qatar et
du Maroc dans le scandale est confirmée. Le Qatar dénonce des mesures qui
auraient des « impacts négatifs sur
la coopération », les exportations qataris de gaz en direction de l’UE,
et menace de lourdes conséquences sur la « sécurité énergétique mondiale ».
Antonio Panzeri aurait reconnu partiellement son implication dans
cette affaire, mais dénonce l’eurodéputé belge Marc Tarabella « comme bénéficiaire de cadeaux venant du
Qatar ». Ce dernier nie d’abord toute influence puis son avocat avance
que son client a « reconnu avoir été
l’un des dirigeants d’une organisation criminelle (…) en lien avec le Qatar et
le Maroc. » Un accord permet à cet ancien élu socialiste, dirigeant de
l’ONG Fight Impunity, d’être condamné à une peine de prison limitée.
Les suspects ont été inculpés pour
« appartenance à une organisation
criminelle », « blanchiment
d’argent » et « corruption ».
Ils sont soupçonnés d’avoir perçu de grosses sommes d’argent liquide -1,5
million d’euros ont été découvert jusqu’ici - pour influencer, en faveur de
puissances étrangères, les déclarations et prises de décisions politiques, notamment
à propos des droits des travailleurs au Qatar, au sein de la seule institution
élue de l’UE.
L’ère du soupçon
Est-ce l’incarcération d’Eva Kaïli,
Fransceco Giorgi et Antonio Panzeri qui a redonné de la mémoire à de
nombreux parlementaires européens ? Ils sont nombreux à notifier à
l’administration des informations qu’ils avaient « oublié » de fournir à temps. Certains ont signalé un voyage
effectué à l’invitation d’un Etat étranger, d’autres ont déclaré des cadeaux
reçus. Même la présidente de l’institution, Roberta Metsola, a procédé à cette
mise à jour. Leur précipitation à se mettre en règle illustre les lacunes d’une
institution autorégulée (!) où les élus décident des règles qu’ils doivent
appliquer, vérifient si elles le sont effectivement et conviennent
d’éventuelles sanctions. Sans l’enquête belge, « le train-train aurait continué », assure un fonctionnaire
européen.
« La confiance dans le Parlement européen qu’on a mis vingt ans à
construire a été détruite en quelques jours », confiait au Monde Roberta Metsola. Les Européens ont
découvert, stupéfaits, des pratiques qu’ils pensaient d’un autre temps. « Je pense que d’autres affaires vont sortir
car il n’y a pas de raison que la Russie, la Chine ou d’autres puissances
n’aient pas recours aux mêmes pratiques que le Qatar ou le Maroc. Il y a, au
Parlement européen, un problème structurel » juge Raphaël Glucksmann,
d’autant que Bruxelles héberge aujourd’hui 25 000 lobbyistes et 8 000
diplomates.
Avec le scandale sur lequel la justice
belge enquête, aidée par Panzeri qui a accepté le statut de repenti, « les langues se délient », constate
Raphaël Gluksmann. Dominique Riquet, ex-maire de Valenciennes, redoute, lui,
« l’ère du soupçon, car le soupçon,
c’est un élément totalitaire, pas démocratique ».
Bien qu’en aout 2016, en quittant Bercy
pour briguer l’Elysée, Emmanuel Macron formulait l’ambition de porter « un projet qui serve uniquement l’intérêt
général » et promettait des « dirigeants
responsables, exemplaires, et qui rendent des comptes » ; cette
image trébuche sur des affaires dans lesquelles semblent se confondre
responsabilités publiques et intérêts privés. Plusieurs épisodes judiciaires –
Cayeux, Kolher, Dupont-Moretti, etc -
ont lesté son camp.
La Haute Autorité pour la Transparence
de la Vie Publique (HATVP) a saisi la justice de la désormais ex-ministre
déléguée aux collectivités territoriales, Caroline
Cayeux, suspectant de possibles « évaluations
mensongères de son patrimoine » et une « fraude fiscale ». Selon
l’institution, Caroline Cayeux aurait minoré de près de 4 millions d’euros la
valeur de son appartement parisien et de sa maison en Bretagne – ce qu’elle
conteste. En 2021, la HATVP l’avait déjà alertée d’une « forte sous-évaluation » d’une propriété de l’ex-maire de
Beauvais et « des risques qu’elle
encourait en cas de réitération ». Et d’ajouter : « Elle a par ailleurs cédé elle-même des
biens à la même adresse pour un prix au mètre carré très nettement supérieur à
celui déclaré. De fait, elle ne pouvait pas ignorer la juste valeur. »
Elle est la treizième ministre à avoir démissionné depuis 2017 pour
des problèmes déontologiques ou judiciaires, selon un décompte de l’Agence
France-Presse.
Fait totalement inédit pour un ministre
en exercice, Eric Dupont-Moretti, a
été renvoyé devant la Cour de Justice de la République (CJR). Il s’est vu signifier
début Octobre, par les magistrats de la commission d’instruction, son renvoi
devant cette juridiction pénale pour être jugé pour « prises illégales d’intérêts ». Ce délit est passible de
cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de
500 000 euros. Cette décision de renvoi clôt une instruction
ouverte en janvier 2021 devant cette juridiction pénale, la seule habilitée à
juger les membres du gouvernement pour des crimes ou délits commis dans
l’exercice de leur mandat. Eric Dupont-Moretti est accusé d’avoir profité de sa
fonction, une fois à la tête du ministère de la justice, pour régler ses
comptes avec des magistrats avec lesquels il avait eu maille à partir lorsqu’il
était avocat, ce qu’il conteste. Compte-tenu du pourvoi en cassation, le procès
ne devrait pas se tenir avant la fin de 2023.
Le déni de l’impact de mise en examen de
responsables politiques de premier rang est ainsi devenu une spécificité
française, au regard de toutes les pratiques suivies en la matière par les
grands pays européens.
Transparence Internationale
L’ombre de la corruption plane donc bien
au-delà des institutions européenne et elle grandit. L’Agence française Anticorruption
et le service statistique ministériel de la sécurité intérieure ont publié une
étude portant sur les atteintes à la probité. En 2021, 800 infractions
d’atteinte à la probité ont été enregistrées par la police et la gendarmerie.
Entre 2016 et 2021, elles ont augmenté de 28%. Ces atteintes regroupent les
infractions de corruption, de trafic d’influence, de prise illégale d’intérêts,
de détournement de fonds publics, de favoritisme et de concussion.
Transparency International UE publie 10
demandes clés (1) suite au scandale au Parlement européen : poursuite judiciaire rigoureuse, réforme des
règles, mise en conformité pour la protection des lanceurs d’alerte,
dissolution du Comité consultatif, registre de transparence, etc. Il est urgent
de mettre en place un contrôle indépendant de l’éthique pour mettre fin à
l’autorégulation. Il serait erroné de limiter la réponse à ces scandales à de
simples mesures d’éthique et de transparence. Ceux-ci appellent à s’interroger
sur l’architecture de la politique publique de lutte contre la corruption et
les manquements à la probité, de la prévention à la répression.